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On dit excès ou accès de violence ? – La violence en question (Vîrus)

Le rappeur Vîrus a commis il y a quelques années un petit morceau sur la violence, qui est passé relativement inaperçu. C’est injuste, car c’est un intelligent coup de scalpel dans les relations humaines. En complément de son écoute, on voudrait faire sentir qu’il est sans doute moins pertinent de se demander s’il faut faire ou non usage de la violence, plutôt que comment la retourner contre ceux dont on ne veut plus tellement la subir.

C’est terrible : on nous dit que l’humanité progresse, mais il n’y a pas de progrès de la violence1. La violence, avec son cortège d’assassinats, de meurtres de masse, d’agressions, d’attentats, c’est l’antithèse confortable de toute bonne politique. En fait, on ne peut raisonnablement être que pacifiste. Comme les êtres humains sont avant tout des êtres rationnels, au fond, n’importe quel problème peut être réglé autour d’une table, du moins entre gens honnêtes. Comme on dit, ça se discute. Et si la réalité n’était pas raisonnable ?

A l’ère de la non-violence, du consensus, de la collaboration, du dialogue social, des espaces safe, de la « lutte contre les oppressions », la violence s’acharne à rester sur terre. C’est peut-être que, de façon tout à fait inavouable, la violence n’est pas un débordement, un orage, quelque chose qui fait irruption de temps à autre dans nos comportements. Ce n’est pas un événement, relativement rare et localisé (les injures, les meurtres, les attentats, les guerres). Bien plutôt, la violence, c’est l’étoffe du réel. Notre volonté est toujours déjà violée par de la contrainte, des forces qui s’appliquent sur nous, des choix qui sont faits contre notre gré.

Ici, il ne s’agit pas de questionner la légitimité de la violence, de se demander dans quel cas on serait autorisé à l’employer (« légitime défense ») ou s’il faut se donner pour but de l’abolir complètement. On partira au contraire du fait qu’on n’éradiquera jamais la violence, non seulement comme « atteinte à l’intégrité physique », mais surtout parce que la violence ne peut être définie comme ça, parce que la violence est avant tout moralesymbolique. Une amputation, un coup de fouet, un uppercut, selon les contextes, ne sont pas des violences au même titre qu’un licenciement, une privation alimentaire, ou le sexisme banalisé. La violence est multiforme, à la fois physique et immatérielle, visible et invisible. Une violence au sens fort implique toujours une violation, la transgression de la volonté, de l’élan vital de quelqu’un-e.

Or, on a tendance à n’appeler violence que ce qui est rendu visible comme violence. Les médias jouent un grand rôle là-dedans. C’est l’exercice du fait divers, du war porn, ou du reportage sur les mouvements sociaux, dont le récit est toujours tronqué. Par exemple, selon Le Parisien, les « violences en marge du défilé du 1er mai [à Paris] ont fait trois blessés dont un grave parmi les forces de l’ordre« . Par contre il n’est pas fait mention des 120 blessés parmi les manifestants, dont certains très gravement. De plus, la violence n’est jamais en marge de quoi que ce soit, elle est à la racine et au coeur des luttes.

La violence, ça ne se mesure pas par un taux de meurtres ou par le compte désolant des guerres en cours. C’est une opération véreuse de réduire la violence à ça, qui n’est que la partie émergée de l’iceberg. La violence, bien avant d’être un coup, un tir de kalash ou une bombe, c’est la trame de nos vies. La violence est partout : dans les regards, les gestes, les postures, les façons de parler, de s’habiller, de voter, d’aller en vacances ou de faire ses courses. On y est tous sensibles, sans en être forcément conscients. La violence, tout le monde l’exerce sur tout le monde, même si pas de façon égale. Elle est dans les façades d’immeuble, dans le métro, sur les affiches publicitaires, sur internet, dans la gentrification, même dans les bienveillantes distributions de soupe populaire. Logée au creux de nos actions les plus infimes et de notre environnement. Il n’y a pas d’extérieur à la violence, qui s’exerce constamment sur nous de façon plus ou moins désagréable, plus ou moins intense.

Voilà par exemple ce que murmure l’architecture industrielle des Ardennes aux générations d’ouvriers qui y ont travaillé :

Si vous vous promenez dans les Ardennes aujourd’hui, c’est un décor de mort. Il n’y a que des friches industrielles, qui disent chaque jour aux ouvriers : « Vous êtes hors-jeu, vous n’êtes plus rien. On ne va même pas prendre la peine de démolir vos usines, pour faire des parcs de loisirs pour vos enfants, ou pour planter des arbres, pour que vous ayez une fin de vie heureuse. Vous allez crever. »2

Une sucrerie fermée en 2016
Un Parabellum

La violence n’est donc pas seulement physique, elle est d’abord symbolique, dans nos têtes si l’on veut. Le coup d’éclat est bien souvent une réponse à cette violence par nature invisible, silencieuse. Comme le dit Vîrus, « Le p’tit garçon qui s’trouve moche deviendra Parabellum » (homophonie : « para-bel-homme »). Le seul moyen pour le petit garçon qui souffre de retrouver une estime de soi (de devenir un « bel homme »), c’est de retourner la violence contre ceux qui le font souffrir, en s’armant d’un flingue Parabellum. Un comportement « violent » n’est pas quelque chose d’isolé, ce n’est pas le fait d’un « loup solitaire » subitement sorti de sa caverne pour terroriser la population, c’est toujours le fruit d’une violence antérieure, primordiale, et bien souvent invisible.

Ceci admis, quel sens peut avoir le débat politique entre pacifisme et radicalisme armé ? Les deux positions, pour autant qu’elles sont figées, sont franchement inintéressantes. On ne choisit pas entre violent et non-violent, mais entre plus ou moins violent, entre différentes formes de violence. Cela se détermine à partir de la situation. A ceux qui disent « il y a bien Gandhi, Martin Luther King », nous répondons « il y a une certaine situation qui a permis Gandhi et Martin Luther King ». Or, la situation a ce défaut qu’elle n’est jamais deux fois la même. Dans chaque situation, c’est l’oppresseur qui fixe le niveau de la violence. Comme le dit Nelson Mandela, prix Nobel de la Paix, mais aussi créateur en 1961 d’Umkkonto we Sizwe, la branche militaire (« terroriste ») de l’ANC3 qui a posé des bombes :

La résistance passive non-violente est efficace tant que notre adversaire adhère aux mêmes règles que nous. Mais si la manifestation pacifique ne rencontre que la violence, son efficacité prend fin.

Mais ce que nous essayons de faire sentir, c’est qu’il n’y a pas réellement de « non-violence ». Quand on se retient de l’exercer, on la retourne parfois contre soi-même. Rien que le discours pacifiste est violent, puisqu’il s’impose, puisqu’il stigmatise, puisqu’il contraint ceux et celles qui n’ont parfois d’autres recours qu’une baffe cathartique à « tendre l’autre joue ». Vîrus, spirituel, dit : « Devine c’qu’il me reste quand j’prends une gifle et que je n’en rends qu’une » (homophonie : « rancune »). Rendre deux baffes après en avoir pris une injustifiée, ç’aurait été jouissif, et être privé de cette joie, devoir ravaler en partie son humiliation, c’est aussi se faire violence.

En conséquence, puisque la guerre est partout, larvée, le pacifisme ne peut être qu’une stratégie de guerre parmi d’autres, rendue nécessaire par une certaine situation, tout comme le radicalisme armé. La politique (ou le dialogue « pacifié » sur les décisions qui engagent la communauté) n’est que la continuation de la guerre par d’autres moyens4. Des moyens dont la violence n’est pas directement apparente. Vîrus se moque, dans un de ces jeux de mots élaborés dont il a le secret, du pacifisme qui se mue en lâcheté, en renoncement : « Faire diversion quand la 11 exige qu’on s’affronte« . Pourquoi faire diversion (éviter le conflit) en s’acharnant à discuter (faire « dix versions » du même projet), alors que la situation exige qu’on s’affronte ?

Bien entendu, ce petit commentaire ne vise nullement à légitimer « la violence », puisqu’on a compris que de toute façon, elle est là, et que ce qu’on appelle violence en général n’est que de la « contre-violence » rendue visible mais incompréhensible par les médias, entre autres. De plus, le niveau de lucidité le plus minime impose de reconnaître que l’usage des formes sanglantes de violence est souvent vain : « Le changement s’fera dans le sang pour pas changer » (Vîrus). Et puis, les apologistes de la violence sont largement soupçonnables de virilisme idiot5), sans voir que la recherche de la conflictualité peut nous estropier : « Tous veulent des bras de mec en fauteuil roulant« .

En somme, c’est parce que la vie est spontanément violente, et parce que la violence existe surtout sous des formes invisibles insupportables, qu’il serait illusoire de vouloir renoncer à la violence en politique. La violence se comprend dans son ambivalence avec la question de Vîrus : « On dit excès ou accès de violence ?« . On ne se demande pas « violence ou pas ? », mais si le niveau de violence est trop intense, trop fort, vain, idiot (en excès), ou si au contraire la violence est un « accès » libérateur. On répondra avec Mandela : ça dépend de la situation.

Vîrus, quant à lui, a l’air d’avoir fait son choix contre ce qui cause son mal-être : « Direct, j’me suis promis d’leur mettre recto-rectum« . Le choix de la violence verbale, ou du « coup de feutre ». « C’était ça ou j’vous préparais une bombe avec de simples produits ménagers« .

On vous invite donc à aller prendre une « baffe auditive » en lisant le très alambiqué texte de « 6.35 », sur la violence vécue. On a jamais fini de le comprendre, il faut s’y reprendre à plusieurs fois. Le site Genius propose quelques interprétations éclairantes.

[Intro] Commence en bounçant, finit en bain d’sang
Commence en bounçant, finit en bain d’sang
Commence en bounçant, finit en bain d’sang
Commence en bounçant, finit en bain d’sang
On dit excès ou accès de violence ?
On dit excès ou accès de violence ?…

 

[Couplet 1] Direct, j’me suis promis d’leur mettre recto-rectum
Le p’tit garçon qui s’trouve moche deviendra Parabellum
C’qui explique un tel acharmement
C’est qu’y a cette deadline
Que souvent les plus responsables se dédouanent
Avec des si, on coupe des doigts
Devant une connerie à faire, on a le choix d’être bête ou d’être lâche
Ça devrait être un devoir d’avoir des droits
D’après c’que j’sache
Tu parles mal, retourne-moi, je ferai le même poids
Croiser le diable, tenter d’lui revendre son hameçon
Pour mieux t’amputer, ils te feront voir Neil Armstrong
Faire diversion quand la 11 exige qu’on s’affronte
J’étouffais, nan, t’imagine pas que j’me la raconte
Question d’éducation
J’suis pour les grosses tartes dans la gueule, avec des explications
Mes plus grandes fiertés sont mes inactions
Seulement, le temps ne fait qu’affûter le boomerang
L’avantage d’un hurlement, c’est qu’on le comprend dans toutes les langues
Tous veulent des bras de mec en fauteuil roulant
Violence légitimée par plein de faits marquants
Dans un bouchon, je me suis dit que je lirais Mein Kampf…

 

[Refrain] On dit excès ou accès de violence ?
On dit excès ou accès de violence ?

 

[Couplet 2] La voisine frappe sa fille, elle pourrait au moins fermer la porte
Mon pote avait la foi, il fut touché à l’aorte
Le pardon que t’accordes montre que t’as des torts
Le mieux qu’on puisse faire, c’est se mettre d’accord pour être en désaccord
Une arme lourde permet de prendre du recul
Devine c’qu’il me reste quand j’prends une gifle et que je n’en rends qu’une
Pourtant, avant, j’étais pour les Verts quand jaunes et bleus se renvoyaient la balle
Maintenant, j’m’en fous que ça parte en bagarre générale
J’sépare ma vie en compartiments étanches
Que personne puisse remarquer le moindre comportement étrange
Il aurait vraiment fallu que j’sois une feuille pour qu’je tremble
C’qui nous énerve le plus dans une guerre, c’est qu’on se ressemble
Donc, j’irai me coucher quand j’serai moins vénèr, rien n’y fait, ni la verveine, ni la verve à Verlaine
Eh, c’est bien connu, toujours s’méfier des plus sages
C’est peut-être eux qu’ont vécu en tout premier leur dépucelage…

 

[Refrain] On dit excès ou accès de violence ?
On dit excès ou accès de violence ?

 

[Couplet 3] Monsieur, rien de dangereux sur vous ? Ni taser, ni Sig Sauer ?
En bon coupable, tu n’peux qu’accuser le coup
Il rend beaucoup de monnaie ce distributeur
Les mea-culpa, c’est pour ceux qu’ont des fesses à la place des joues
Sous couvert d’une dette, ils te passent au crible
Le pire, c’est de ne pas avoir d’objectif et d’être sensible
Accessible à une sanction pénale
De tous les crimes possibles, seul le suicide reste légal
Les autres payent mal mais bon tout se négocie
Si ça te gêne, si ça te gêne… Dis-toi que moi, ça me génocide
Tant de temps à bloquer sur le mobile
J’ai pris du morbide, tentant de quitter ce néant qui entoure le vide
Raconter son histoire, ça rend les autres impuissants voire étrangers
Le changement s’fera dans le sang pour pas changer
C’était ça ou j’vous préparais une bombe avec de simples produits ménagers
J’t’arrête tout d’suite, c’était le chtar ou les chtarbés
Ou un mélange des deux, mate la cellule matelassée
Dites-moi c’qui faut que j’regrette ?
Le point positif, si j’prends perpét’, au moins ma vie sera fête…

 

[Outro] J’sais pas comment ça va finir tout ça… enfin si… mais de quelle façon ?… Ça j’sais pas…

Notes   [ + ]

1. Voir Le Monde : « La montée des violences dans le monde compromet les progrès du développement humain« .
2. Extrait d’une interview des Pinçon-Charlot. Le couple de sociologues a donné cette interview à l’occasion de la sortie de leur livre, intitulé avec leurs gros sabots de gauchistes, La violence des riches.
3. Wiki : Le Congrès national africain (ou ANC pour African National Congress en anglais) est un parti politique d’Afrique du Sud membre de l’Internationale socialiste. Fondé en 1912 à Bloemfontein pour défendre les intérêts de la majorité noire contre la minorité blanche, il fut déclaré hors-la-loi par le Parti national pendant l’apartheid en 1960. Il est à nouveau légalisé le 2 février 1990 alors que l’apartheid est aboli en juin 1991. Il aura également été classé comme organisation terroriste par les États-Unis de 1986 à 2008.

En 1994, les premières élections législatives multiraciales au suffrage universel sans restriction permettent à l’ANC de conquérir le pouvoir et à Nelson Mandela, président de l’ANC, d’être ensuite élu président de la République sud-africaine. Depuis lors, L’ANC domine la vie politique sud-africaine (60-70 % des voix aux différentes élections générales de 1994, 1999, 2004 et 2009).

4. « Les rapports de pouvoir, tels qu’ils fonctionnent dans une société comme la nôtre, ont essentiellement pour point d’ancrage un certain rapport de forces établi à un moment donné, historiquement précisable, dans la guerre et par la guerre. Et, s’il est vrai que le pouvoir politique arrête la guerre, fait régner ou tente de faire régner une paix dans la société civile, ce n’est pas du tout pour suspendre les effets de la guerre ou pour neutraliser le déséquilibre qui s’est manifesté dans la bataille finale de la guerre. Le pouvoir politique, dans cette hypothèse, aurait pour rôle de réinscrire perpétuellement ce rapport de forces par une sorte de guerre silencieuse, et de le réinscrire dans les institutions, dans les inégalités économiques, dans le langage, jusque dans le corps des uns et des autres.
(…) À l’intérieur de cette « paix civile », les luttes politiques, les affrontements à propos du pouvoir, avec le pouvoir, pour le pouvoir, les modifications des rapports de forces – accentuation d’un côté, renversement -, tout cela, dans un système politique, ne devrait être interprété que comme la continuation de la guerre ; c’est-à-dire qu’ils seraient à déchiffrer comme des épisodes, des fragmentations, des déplacements de la guerre elle-même. On n’écrirait jamais que l’histoire de cette même guerre, même lorsqu’on écrirait l’histoire de la paix et de ses institutions. », Michel Foucault, Il faut défendre la société.
5. Il n’y a qu’à voir le vieux Georges Sorel, auteur de fameuses Réflexions sur la violence. Sur son rapport aux femmes, voir ce lien.

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