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Je ne veux plus vivre dans un monde où les colombes ne volent plus

Le dérèglement climatique nous oblige à tout repenser. Jamais l’humanité – et tant d’autres espèces avec elle – n’avait eu à affronter un problème affectant si profondément les conditions de vie sur la Terre. Certes, le risque d’une déflagration nucléaire planait durant la guerre froide comme une menace apparemment plus redoutable. Mais il ne s’agissait que d’une possibilité, tandis que le chaos climatique, moins spectaculaire car plus progressif, constitue un fait (présent et futur) absolument certain. Et l’ironie veut que cette catastrophe, qui met gravement en péril la vie, ait été créée par l’humanité elle-même, faisant ainsi la preuve de sa propension à l’auto-destruction. L’humanité, vraiment ? Toute l’humanité ?

Au cours des dernières années, les effets du dérèglement climatique ont commencé à être nettement perceptibles, et pas seulement pour les agriculteurs ou pour les peuples polynésiens. Tous les habitants de la planète constatent désormais des phénomènes météorologiques qui ne se produisaient pas auparavant, souffrant ici de vagues de chaleur inédites entraînant de gigantesques incendies, là de précipitations brutales ou de cyclones plus fréquents et plus violents. Ces altérations sont si flagrantes et s’accentuent si vite – bien au-delà de ce qui avait été prévu – que plus personne ne peut sérieusement contester la réalité du réchauffement climatique global. Il faut du reste souligner que celui-ci n’est en aucun cas un objet de débat scientifique : la totalité des études publiées dans les revues spécialisées reconnaissent l’origine humaine du réchauffement actuel, qui n’est nullement assimilable aux variations climatiques antérieures. Quant aux climato-sceptiques, en difficulté pour remettre en cause le fait même d’un réchauffement d’origine anthropique, ils adoptent généralement une position de repli consistant à en nier la gravité.

Vers quoi se dirige-t-on ? Selon l’accord de Paris, il faudrait limiter l’élévation des températures moyennes à 2° (ou 1,5° si possible), seuil au-delà duquel les conséquences commenceraient à devenir dramatiques. Pourtant, en 2018, à la veille de la COP 24, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement a indiqué que même si les engagements pris lors de la COP 21 étaient respectés, ils aboutiraient à un réchauffement global nettement supérieur, de l’ordre de 3°. Et il y a tout lieu de penser que ces engagements, pourtant insuffisants, seront loin d’être tenus. Pour y parvenir, il faudrait réduire les émissions mondiales de CO2 de 2,9% par an jusqu’en 2050, alors qu’en 2017, ces émissions ont encore augmenté de 2%.

Même en admettant une accélération des politiques de transition énergétique, un scénario hautement probable est celui que la Banque mondiale avait mis en avant il y a quelques années, avec une hausse des températures moyennes atteignant 4°. Or il faut savoir que de tels chiffres correspondent à des moyennes planétaires. Les océans se réchauffant moins que les terres émergées, une hausse moyenne de 4° correspond à une augmentation des températures continentales proche de 6°. En outre, ces hausses elles-mêmes ne sont pas également réparties, de sorte qu’un 4° planétaire, transformé en 6° pour les habitants des cinq continents, implique des moyennes plus élevées encore pour bon nombre d’entre eux.

Ces seuls chiffres, annonçant l’étuve à venir, devraient suffire à nous faire froid dans le dos – si l’on peut dire. Mais sommes-nous capables de prendre vraiment la mesure de ce qu’ils annoncent ? En voici quelques aspects : élévation du niveau moyen des océans comprise entre un et deux mètres, déplacés climatiques par centaines de millions, vagues de chaleur et sécheresses dramatiques, pluies torrentielles et cyclones ultra-violents, destructions répétées des récoltes et gigantesques glissements de terrain avec leur lot de villages enfouis sous la boue, acidification des océans et dissolution des coraux, disparition de la forêt amazonienne et de tant d’autres écosystèmes dont dépend la vie de peuples entiers, réduction des terres arables, apparition de nouveaux insectes nuisibles attaquant les cultures, expansion de maladies tropicales vers des populations dépourvues de défenses immunitaires, manque d’eau et intensification des conflits pour le contrôle de celle-ci, etc., etc. Encore ce panorama désolant ne constitue-t-il qu’un scénario plutôt modéré, minimisant sans doute les phénomènes de rétroaction et d’accélération non linéaire qui font du changement climatique un processus en partie imprévisible qui, de surcroît, se combinera aux effets des multiples pollutions et à un effondrement de la biodiversité qui ne cesse de s’accélérer sous nos yeux.

Ces bouleversements sont proprement telluriques. Ils font entrer la planète dans une nouvelle période géologique, dénommée Anthropocène. Nous vivons dans un monde où l’humanité est devenue une force géologique qui ne se contente plus de modifier son environnement direct, comme elle l’a toujours fait, mais altère désormais les processus essentiels de la Terre à l’échelle globale. L’Anthropocène est une période inédite, marquée par un dérèglement climatique d’origine anthropique. Et si la courbe n’est pas tracée d’avance et hésite encore entre plusieurs trajectoires possibles, le moment est venu de sortir de l’indifférence et de la passivité. Le temps est compté avant que le pire ne devienne certitude.

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Si la prise de conscience semble progresser rapidement sur ce point, les lectures biaisées ne manquent pas, dès lors qu’on aborde les causes du réchauffement climatique. Il y a quelques mois, le New York Times a consacré la totalité de son supplément hebdomadaire à cette question. Il soulignait que la gravité du réchauffement en cours avait été identifiée dès les années 1980, pour conclure que si rien n’avait été fait, ni alors ni plus tard, c’est parce que l’être humain est, par nature, imprévoyant et incapable de prendre des décisions difficiles. Ainsi, tandis que certains minimisent la gravité et l’urgence du réchauffement climatique, d’autres, pourtant conscients de l’une comme de l’autre, désamorcent toute possibilité d’un réel sursaut. En effet, si le dérèglement climatique est le fruit empoisonné d’une éternelle nature humaine, rien alors ne permet d’éviter l’inéluctable. Ne reste qu’à s’y adapter, en tentant de l’amoindrir par le recours à la géo-ingénierie – une option hyper-techniciste qui fascine les apprentis-sorciers et dont les effets sur les écosystèmes ont toute chance d’être plus dramatiques encore que ce qu’elle vise à combattre.

Attribuer la responsabilité du dérèglement climatique à la nature humaine ou même à l’humanité en tant que telle est une supercherie et une insulte à tous les peuples du monde qui n’y ont en rien contribué – ou si peu. L’actuelle concentration de gaz à effet de serre est le résultat d’un processus qui a commencé avec la révolution industrielle, à la fin du 18e siècle, avec l’utilisation massive de la machine à vapeur dans l’industrie et les transports. Le phénomène s’est amplifié au 20e siècle, avec le recours massif au moteur à explosion et au pétrole, jusqu’à connaître une accélération après 1945, avec l’essor de la société de consommation puis la mondialisation de l’économie. Né à un moment précis, le phénomène s’inscrit dans une géographie également spécifique. Il est né en Grande-Bretagne, avant d’être portée par les États-Unis, de sorte que jusqu’en 1980, plus de la moitié des émissions de CO2 était le fait de ces deux seuls pays. Même si aujourd’hui la Chine et l’Inde pèsent plus lourd dans le bilan des gaz à effet de serre, c’est incontestablement l’Europe occidentale et l’Amérique du Nord qui portent la responsabilité historique du réchauffement climatique. On en conviendra : cela n’est pas toute l’humanité.

Au sein même des nations qui ont dominé et colonisé le monde, la responsabilité est du reste loin d’être homogène, car le bilan carbone n’est pas également réparti du haut en bas de l’échelle sociale. Plus profondément encore, c’est l’essor d’un système productif fondé sur les énergies fossiles, avec toutes les politiques de modernisation qui l’ont accompagné et rendu possible, qui doit être identifié comme la cause de l’envolée des émissions de CO2. Il y a donc de très bonnes raisons de baptiser autrement la nouvelle période géologique identifiée par les scientifiques : non pas Anthropocène, mais Capitalocène. En effet, ce qui a entraîné le basculement dans cette phase inédite de l’histoire de la Terre, ce n’est pas l’humanité en tant que telle, mais un système économique et social bien spécifique qu’il convient de nommer par son nom : le capitalisme. Du reste, celui-ci a créé la supposée « nature humaine » à son image, en faisant de l’égoïsme et de l’intérêt personnel des valeurs positives, ce qu’aucune culture humaine n’avait fait auparavant.

On reviendra plus loin sur ce qu’il convient d’entendre par « capitalisme », mais on peut déjà insister sur le fait que ce système ne peut se perpétuer sans une croissance continue et en principe illimitée. Cette obligation de croissance est son impératif catégorique. Dès que la croissance se ralentit, tous les voyants passent au rouge ; si elle s’arrête, la crise devient patente. Ajoutons que la croissance requise n’est pas constante, mais, en réalité, sans cesse plus forte. En effet, un taux de 2% ou 3% représente aujourd’hui une croissance en valeur absolue deux fois plus forte que ce que le même chiffre signifiait il y quinze ans, puisqu’entre-temps l’économie mondiale a doublé de volume. Derrière un taux de croissance identique, se cache une dilatation de l’économie toujours plus accélérée, c’est-à-dire exponentielle. Or un tel essor implique une exploitation de la nature sans cesse plus destructrice des territoires et des écosystèmes, ainsi qu’une hausse, elle-même exponentielle, du CO2 contenu dans l’atmosphère.

Depuis le milieu du 20e siècle, le système capitaliste se soutient d’un considérable essor de la consommation de masse, qui gagne jusqu’aux recoins les plus reculés de la planète. Loin d’être spontané, ce phénomène doit être créé de toutes pièces, ce qui suppose de détruire les savoirs vernaculaires et les capacités d’autonomie qui caractérisaient les modes de vie traditionnels. Et il faut l’entretenir et l’amplifier sans cesse, par la mode, l’obsolescence programmée des marchandises, sans parler de cet appareil d’emprise cérébrale quasi-permanente qu’est la propagande publicitaire. Celle-ci engloutit près de 600 milliards de dollars de dépenses annuelles, payées à leur insupar les consommateurs, ce qui représente tout de même plus du tiers des dépenses militaires mondiales. C’est à ce prix que peut être maintenu un consumérisme compulsif qui n’est que le reflet de l’exigence productiviste, elle-même constitutive du système capitaliste. De fait, celui-ci ne peut survivre sans produire sans cesse davantage et donc sans produire le désir de consommer davantage. Cette surenchère quantitative permanente et nécessaire est à la racine de la catastrophe climatique, environnementale et humaine dans laquelle nous sommes aujourd’hui plongés.

Ce point est crucial, car comment pourrions-nous espérer surmonter cette situation dans le cadre du système qui en est la cause ? Le capitalisme vert et le développement durable sont les labels rassurants qui tentent de convaincre l’opinion qu’on pourra surmonter les problèmes climatiques et écologiques en les transformant en nouveaux marchés, sans rien changer à la logique qui les a produits. Certes, des politiques volontaristes de transition énergétique pourraient conduire à certaines avancées, comme la rénovation thermique des logements ou la généralisation des véhicules électriques. Mais si ces derniers donnent bonne conscience à des utilisateurs qui cessent de voir le gaz carbonique sortir de leur tuyau d’échappement, la question de l’origine de l’électricité utilisée reste entière, de même que celle des matériaux tels que le lithium des batteries. Toutes les énergies alternatives entraînent à leur tour de nouveaux problèmes écologiques, territoriaux et humains graves, dès lors qu’ils demeurent pris dans la démesure et l’exigence de croissance de la compulsion productiviste. La vertu de la petite éolienne permettant une production locale d’électricité pour un groupe d’habitants se transforme en enfer dévastateur lorsque des parcs de milliers d’hélices géantes sont implantés malgré les populations concernées, détruisant de fragiles écosystèmes pour alimenter de grandes entreprises du secteur agro-industriel qui promeuvent la mal bouffe et surexploitent leurs salariés dans des zones économiques défiscalisées.

L’ampleur du désastre climatique et écologique est telle qu’il est aberrant, et même criminel, de laisser croire qu’on pourrait en sortir grâce à quelques gestes individuels, tels qu’éteindre les lumières en sortant d’une pièce ou manger moins de viande. Pour importants que puissent être les changements personnels, l’échelle des enjeux est tout autre et concerne en grande partie des systèmes de production, de transport et d’énergie qui ne sont pas à la main des individus. Et quand bien même elle serait menée à un rythme rapide, manifestement au-delà des possibilités avérées, la transition énergétique resterait insuffisante. La chose est entendue : il est impossible de maintenir le réchauffement global dans la limite de 2° sans une diminution drastique de la consommation globale d’énergie, et donc aussi sans une baisse significative de la croissance mondiale. On a pu calculer que pour respecter les accords de Paris, il faudrait que celle-ci tombe dès maintenant entre 0 et 1%, ce qui impliquerait une diminution nette du PIB moyen par habitant. Stabiliser le réchauffement climatique à un niveau certes déjà lourd de conséquences n’est donc possible qu’en mettant fin à l’exigence d’une croissance toujours aussi forte que possible. Cela implique de désamorcer la pulsion productiviste qui est constitutive du système capitaliste. De fait, celui-ci est incompatible avec une croissance faible ou nulle, dont le caractère récessif ou dépressif le plongerait immédiatement dans une crise profonde.

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Quoi qu’il arrive, les effets destructeurs du productivisme capitaliste vont continuer à se déployer dans les prochaines décennies. Certains dégâts sont irréversibles et même dans le scénario le moins dramatique, les générations à venir auront la lourde tâche de réparer le monde – du moins ce qui pourra l’être encore. La question est donc de savoir si les choix qui vont être faits continueront d’approfondir la catastrophe, jusqu’à l’extinction presque complète de la vie sur Terre, ou bien si un revirement radical permettra d’interrompre la marche folle vers l’effondrement complet.

Les mobilisations pour le climat se sont récemment intensifiées (procès intentés aux États pour inaction climatique, grèves de la jeunesse, actions de désobéissance civile…). Les signes d’une prise de conscience nouvelle se multiplient au moment où les premiers effets du réchauffement global commencent à être sensibles. Or, année après année, ces effets vont devenir plus dramatiques encore, de sorte que les réactions et les formes de lutte suscitées par le chaos climatique et écologique ne pourront que croître en ampleur et sans doute aussi en radicalité. Il y a là une force en devenir qui commence à émerger et qui a quelque chance de déborder tous les pronostics.

Sans doute aurait-on intérêt à considérer que cette force n’est pas seulement humaine. Elle s’ancre dans les réactions de ce que les peuples amérindiens appellent la Terre-mère, face aux agressions de toutes sortes. Et elle se tisse dans les interactions entre les humains et une nature perturbée qui les entraîne dans ses propres convulsions. « Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend », dit-on dans les luttes. Il s’agit de réintégrer l’humain dans la communauté du vivant, afin de concevoir la lutte comme une alliance entre la part de l’humanité qui ne se résigne pas au désastre et les autres habitants, non humains, de la Terre. Tou.te.s terrestres.

Toutefois, si la prise de conscience de la gravité du dérèglement climatique ne peut que s’amplifier dans les années à venir, elle ne conduira pas nécessairement à éviter le pire. Le défi majeur est le suivant : il s’agit de faire en sorte que l’inquiétude grandissante suscitée par la dégradation climatique et écologique ne se laisse pas dévier vers des leurres, c’est-à-dire vers des explications biaisées et des solutions insuffisantes, voire dangereuses. Identifier la véritable cause du réchauffement global s’avère indispensable et, à cet égard, nommer « Capitalocène » la période dans laquelle nous vivons paraît judicieux. Faire apparaître l’impossibilité d’agir à la hauteur des enjeux sans rompre avec un système animé par une pulsion productiviste insatiable n’est pas moins décisif. En ce sens, si le souci écologique paraît devoir faire l’objet d’une unanimité de plus en plus large, les chemins divergents auxquels il conduit obligent à rompre cette illusion consensuelle. Le combat à mener ne peut qu’opposer ceux qui mettent en cause la responsabilité du capitalisme et ne voit pas d’autre option que d’en sortir et ceux qui, péchant par omission, s’en font les complices.

Au total, le choix est assez simple, du moins à énoncer : la croissance ou le climat. Mais la croissance n’est elle-même que l’expression d’un impératif constitutif du capitalisme ; et tant que celui-ci continuera de prévaloir, la catastrophe climatique et biosphérique ne pourra que s’approfondir. Si l’on ne veut pas se condamner à voir « changer le climat » au-delà du supportable, il n’y a pas d’autre voie que de « changer le système » – lequel n’est rien d’autre que le productivisme compulsif du capitalisme. Sinon, la planète continuera de s’enfoncer dans un abîme où la possibilité même de la vie – une vie digne, si ce n’est la vie tout court – se réduira sans cesse plus drastiquement. Les luttes à mener sont multiples, mais aucune ne peut ignorer la nécessité de préserver la possibilité de vivre sur Terre.

Jérôme Baschet.
Extrait du livre Une juste colère. Interrompre la destruction du monde (Editions Divergences).


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