Le noir est une couleur vive : comprendre les Black Blocs
“Je porte le noir pour les pauvres et ceux qui se font tabasser… et pour les prisonniers qui ont purgé leur peine depuis longtemps.”
Johnny Cash
Il y a aujourd’hui un gouffre entre le discours médiatique et intellectuel autorisé, et les militants. C’est particulièrement scandaleux dans le cas de ce qui est appelé « Black Bloc ». Nous voudrions introduire à ce phénomène, dont il faut parler au pluriel, car il ne s’agit pas d’une organisation mais d’une forme collective qui se construit spontanément pendant les luttes. Depuis quelques années, les Black Blocs ont ouvert la possibilité de lutter et de gagner en puissance d’agir hors du strict contrôle gouvernemental, grâce à l’anonymat et à la réappropriation de l’offensive. Ce partout dans le monde, depuis le début des années 2000, à Seattle contre une réunion du FMI et à Gênes contre le G8, jusqu’à récemment à Paris ou à Hambourg, en passant par le Brésil, le Venezuela, Québec et les printemps arabes. Nous voudrions, pour une fois, faire comprendre et nous focaliser sur ce que pensent et vivent ceux qui participent à ce phénomène.
Cela fait quelques temps que l’on entend de plus en plus parler de « Black Bloc(s) ». Le phénomène effraie et fascine. Il déchaîne des haines farouches comme des tonnerres d’applaudissements. Cette confusion, c’est indubitablement le signe de l’incompréhension qui caractérise la plupart des discours le concernant. Là où les média hégémoniques voient des bandes de « casseurs » asociaux, une part non négligeable des syndicats et des thuriféraires de la gauche réformiste dénoncent les excès du cortège de tête1 et, puisqu’il s’agit de faire entrer tout un chacun dans des cases, ils s’approprient la rhétorique conservatrice. Dans les termes d’un représentant de La Gauche Interventionniste allemande2 commentant les émeutes à Hambourg lors du sommet du G20 en juillet dernier :
Nous voulons des événements colorés. Mais le noir est trop coloré.
La distance symbolique entre le « Black Bloc » et le reste du mouvement social se matérialise concrètement dans l’éloignement spatial entre le cortège de tête et le cortège syndical lors des manifestations. La distance et les incompréhensions en arrivent à se muer en rivalité. Voire pire encore quand les services d’ordre des syndicats traditionnels s’en prennent aux « anarchistes du Black Bloc » à coup de poing. Cela nous semble absurde et motivé soit par des conflits d’intérêts indignes de groupes visant l’émancipation collective, soit par une forte dose de malentendus.
Il est vrai que les membres des Black Blocs ne sont pas tous tendres non plus avec les vieux briscards du cortège syndical. Mais rappelons que les tactiques des Black Blocs ont été importées en France au début des années 2000 avec comme objectif principal de dynamiser le mouvement anticapitaliste3. Il fallait alors développer de nouvelles modalités de lutte pour contourner la présence policière qui étouffait le militantisme. C’est dans l’ordre des choses, les forces conservatrices se développent continuellement, les militants doivent faire preuve d’inventivité s’ils veulent se faire entendre. Or, il se trouve que c’est surtout dans des courants développant des idées proche de l’anarchisme qu’on a su faire preuve d’une créativité à la hauteur de la situation (déclin du syndicalisme, achèvement de la société libérale avancée, implosion de la classe ouvrière). Cela explique la verve de ceux qui répandent les tactiques des Black Blocs, il s’agit de faire triompher de nouveaux diagnostics et de nouvelles pratiques. Cela justifiera bien un peu de bruit.
Ce texte a pour but d’expliquer les « qui ? », « quoi ? », « comment ? » et « pourquoi ? » concernant le Black Bloc. Il est urgent de dissiper le plus possible les malentendus dans lesquels on s’embourbe quand on évoque ce phénomène. C’est pourquoi nous vous proposons une analyse positive (ne nous en cachons pas !) de l’intérêt politique qu’il représente. Cet article sera dans quelques semaines suivi d’une réflexion critique sur les tactiques des Black Bloc qui servira de contrepoint, de manière, peut-être, à susciter des réactions, débats et de nouvelles idées à ce sujet. Encore une fois, souvenons-nous que la force du mouvement anti-capitaliste et anti-mondialisation réside dans son inventivité.
La première aberration qu’on retrouve dans la couverture médiatique moyenne, c’est simplement d’évoquer « le Black Block » comme si celui-ci avait une existence substantielle. En réalité, il n’y a jamais eu d’organisation du nom de « Black Bloc », mais une tactique, ou plus exactement encore, des tactiques. Un Black Bloc, c’est un ensemble d’individus et de groupes affinitaires, qui se regroupent lors d’actions politiques autour de thèmes communs, en proposant le plus souvent une perspective libertaire (en mettant en avant des pratiques antiautoritaires et auto-gestionnaires comme par exemple l’organisation horizontale, sans chef ni leader, le recours au consensus et non au vote majoritaire.) En pratique, on parle de Black Bloc quand des manifestants se vêtissent de noir et enfilent un masque, un foulard ou une cagoule. Ce n’est pas totalement faux, mais il serait plus juste d’associer l’émergence d’un Black Bloc avec la tentative de constituer une zone d’opacité offensive4. Pour Johnny Cash, porter le noir c’est se départir de ses caractéristiques particulières. C’est ce qui lui permet de ne plus lutter en tant que blanc ou en tant que citoyen américain mais de se fondre dans un bloc indistinguable où règne une solidarité inconditionnelle. En d’autres termes, en enfilant une capuche et en se mêlant à la foule, il s’agit d’essayer de rendre la rue opaque aux yeux du pouvoir. Très concrètement en empêchant les caméras de la police d’être efficaces et en rendant les arrestations plus difficiles5, mais aussi en s’opposant au fait même d’être assigné comme sujet, ce que nous allons essayer d’expliquer.
Les membres des Black Blocs sont bien différents des stéréotypes des « casseurs » développés dans les média dominants. Même la gendarmerie reconnaît dans une note du CREOGN6 que l’image véhiculée dans les média participe d’un aveuglement collectif :
Le grand public a du mal à distinguer les Black blocs des simples vandales en raison de l’image générale de violence véhiculée par les médias, au détriment des revendications réelles de la manifestation conventionnelle.
[…]Les Blacks blocs ciblent donc des objectifs divers mais pas neutres : bâtiments représentant l’État, grandes sociétés commerciales, panneaux publicitaires… Ce sont principalement des biens matériels qui sont touchés car « la non-violence ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas recourir à la force, mais que leurs actions ne doivent viser que des biens et non des êtres humains. »7
En fait, la tactique Black Bloc est appuyée sur un attirail théorique solide. On le disait, les Black Blocs répondent d’abord à la nécessité de s’adapter à un monde nouveau dans lequel les forces socialement conservatrices disposent d’une assise considérable, ce dont témoigne par exemple l’imaginaire de la « manif ». Aujourd’hui, les manifestations sont comprises comme une manière comme une autre d’user de sa liberté d’expression. Ce glissement permet de désactiver toutes velléités de révolte chez les manifestants, puisque celle-ci est désormais associée à une dérive par rapport à la forme légitime de manifestation sans violence. Mais les grèves et les manifestations n’ont historiquement jamais été simplement des expressions spontanées et éphémères du mécontentement. Elles étaient bien plutôt un mode de lutte qui s’adresse simultanément à la police, à l’Etat et au capital. Pour reprendre la formule de Stuart Hall : l’émeute est un mode de protestation à travers lequel la lutte des classes est concrètement vécue8.
En ce qui concerne la police, le discours courant associe les policiers et gendarmes à des protecteurs garants de nos libertés (les « gardiens de la paix ».) Mais la fonction réelle de la police est le maintien de l’ordre, c’est-à-dire la protection d’un système hiérarchique dans lequel chacun est sommé d’occuper une place et de remplir un rôle défini au préalable selon son origine sociale et ethnique, son sexe, etc. Or cet ordre repose (entre autre) sur l’assujettissement des pauvres, des personnes de couleur, des « anormaux », des « bizarres », des femmes, des migrants et des réfugiés. Pas question de « protéger et servir » mais plutôt d’empêcher que se développent des formes de subsistance inacceptables en dehors du champ légal conforme au marché du travail, car ces formes sont vécues comme une menace par l’ordre social, elle menacent les conditions économiques profitables à la production de valeur9.
Le traitement médiatique est de plus en plus univoque, condamnant unilatéralement la révolte, tenant systématiquement les violences policières comme légitimes. En 1988, alors que les Autonomes luttaient contre la tenue de la convention de la Banque Mondiale et du FMI à Berlin, le Spiegel (un important journal allemand) donnait la parole d’un militant qui disait :
On ne discute pas avec une machine de mort, on la combat.
Les Black Blocs tentent d’apporter une réponse par les deux côtés à la question du maintien de l’ordre. En s’habillant en noir il s’agit d’une part d’exprimer sa solidarité avec toutes celles et tous ceux qui sont assujettis, il s’agit d’autre part de refuser d’être caractérisé et reconnu par un système qui ne fonctionne qu’en tant qu’il classe et catégorise. En somme : lutter contre le maintien de l’ordre. Le monde dans lequel le G20 et les ordonnances du président Macron existent ne serait pas possible sans les violences policières. C’est là le cœur du problème.
Il ne faudrait pas se laisser berner par des interprétations simplifiantes. Si des émeutes éclatent, il ne faudrait pas penser que c’est à cause de quelques problématiques « éléments d’extrême gauche » sporadiques. Il serait également idiot de croire qu’il existe quelque chose de tel que des « bons » et des « mauvais » manifestants. C’est l’Etat qui catégorise pragmatiquement les masses entre « bons citoyens » et « méchants criminels », entre ceux qui acceptent leur assignation et ceux qui sortent de leur case, entre ceux qui participent à la conservation du monde et ceux qui l’amènent à son terme. En réalité il n’y a jamais que des gens qui prennent un parti en situation10 (par exemple pour ou contre la raison d’Etat convoyée par le G20). Par ailleurs, le Black Bloc, en tant qu’il est une tactique et non une chose stable, n’est jamais bon ou mauvais en soi mais est efficace ou non, adapté à la situation ou pas.
La question n’est donc pas : qu’est-ce que le Black Bloc ? ni est-ce que le Black Bloc est gentil ou pas ? On devrait plutôt se demander : qui est-ce qui parle d’un Black Bloc, et ce faisant, essaye d’en construire une image dans son discours ? Or, la réponse est simple : ce sont les forces d’inertie qui garantissent le maintien de l’ordre dans la société qui ont intérêt à construire un discours qui assigne une identité au Black Bloc. En d’autres termes, ces forces conservatrices luttent contre le déploiement de l’opacité en construisant un discours qui associe mot et image, le Black Bloc avec la représentation du jeune casseur enragé et dépolitisé11. De même qu’il ne faut pas que nous devenions la dupe du discours médiatique sur les « émeutes » et leurs participants des « franges dures de la gauche ». De même, nous ne devons pas nous faire avoir par la paranoïa étatique quant à l’apparition d’un Black Bloc. Surtout quand on a compris que c’est l’Etat qui a construit ce à quoi ce terme faisait référence dans l’imaginaire collectif.
On pourrait remonter aux racines historiques du Black Bloc à partir de quand et où des personnes incluant une classe opprimée ou un groupe se soulève de manière militante contre ses oppresseurs. Des éléments de tactiques propres au Bloc ont été utilisés auparavant par la faction du Weather ou des Students for a Democratic Society en Amérique du Nord pendant les “Days of Rage” en 1969. Plus précisément, la tactique esthétique (utilisation systématique de K-way noir) et des méthodes plus élaborées de confrontation avec l’État ont commencé à faire leur apparition dans le mouvement Autonome en Allemagne dans les années 1980. Là, l’âpreté du mouvement anti-nucléaire aussi bien que les revendications du mouvement anarchiste/anti-fasciste de longue date exigeaient que les manifestations de masse soient portées à un haut degré de militantisme et d’unanimité.
Je pourrais vous raconter que le schwarze block était une forme de tactique, que c’était un moyen pour empêcher les policiers d’identifier et isoler les auteurs d’un geste pendant une émeute.
Que s’habiller en noir voulait dire : nous sommes tous camarades, nous sommes tous solidaires, nous sommes tous pareil, et cette égalité nous libère de la responsabilité d’accepter une faute que nous ne méritons pas : la faute d’être pauvre dans un pays capitaliste, la faute d’être antifascistes dans la patrie du nazisme, la faute d’être libertaire dans un pays répressif.
Que cela voulait dire : personne ne mérite d’être puni pour ces raisons, et puisque vous nous attaquez nous sommes forcés de nous protéger de la violence lorsque nous défilons dans la rue. Car la guerre, le capitalisme, le code du travail, les prisons, les hôpitaux psychiatrique, eux, ils ne sont pas violents, mais nous qui voulons vivre librement l’homosexualité, le refus de la famille, la vie collective et l’abolition de la propriété privée, pour vous c’est nous qui sommes violents.
Alors, si vous voulez m’arrêter à la place de mon camarade parce que nous portons les mêmes vêtements, faites-le, je l’accepte, je ne mérite pas d’être puni, car il ne le mérite pas non plus… je pourrais continuer comme ça, et même vous renseigner plus précisément, en rajoutant des histoires de manifestations, de triomphes, dates à l’appui, comme la fois où une bande jouait autour des casseurs en les accompagnants dans les rues désertes, ou la fois où la police est partie en courant… Je pourrais vous le raconter à longueur de pages mais ici il n’en est pas question. Tout cela n’est pas le Black Bloc.
Ceci n’est pas le black bloc de l’artiste ready-made Claire Fontaine.
En fait, il y a eu un glissement. Comme l’indique Claire Fontaine : « Black Bloc signifie bloc noir, mais aussitôt écrits ou prononcés, ces deux mots montrent qu’on peut en faire ce que bon nous semble. Sans doute parce qu’il s’agit d’une traduction de l’allemand. » Comme si la traduction n’était pas passée. C’est que le monde a changé. Des tactiques, des éléments défensifs ont été hérités (la couleur noir, la solidarité, la composition en groupes affinitaires) mais les Black Blocs se sont transformés. Ce qui est devenu essentiel ne l’était pas alors : la lutte contre le dispositif de catégorisation et de classement incessants des individus qui maintiennent l’ordre social. Derrière le visage masqué se cache le désir de tout citoyen de ne plus être contrôlé.
Le pouvoir nous tient en circulant dans des dispositifs matériels et linguistiques, quotidiens, familiers, des dispositifs de contrôle microphysiques qui fonctionnent à même nos corps. Dans les Anormaux, Foucault présente un exemple archétypal du fonctionnement des dispositifs, c’est la gestion des pestiférés. Ces derniers n’étaient pas relégués hors de la ville comme les lépreux. Au contraire, la lutte contre la peste s’insérait dans une gigantesque architecture de contrôle. La ville était divisée en districts, les districts en quartiers, les quartiers en rues et à chaque rue était assigné un surveillant12. Tous les jours, ces inspecteurs arpentaient leur rue, ils passaient devant chaque maison, et s’arrêtaient pour faire l’appel. Chaque individu se voyait assigner une fenêtre où il devait se présenter. S’il ne s’y présentait pas, c’est qu’il était dans son lit ; et s’il était dans son lit, c’est qu’il était malade ; et s’il était malade, c’est qu’il était dangereux. Par conséquent, il fallait intervenir. Si la logique est la même, le contrôle passe aujourd’hui par des architectures plus complexes, dont les mailles sont plus fines. Les applications santé sur les smartphones en sont des manifestations des plus grossières. Le pouvoir n’existe jamais qu’en tant qu’il fonctionne, qu’il s’exerce à travers des machines de production sociale qui marchent grâce à la force dégagée par les individus eux-mêmes. Cette force est canalisée par des dispositifs qui se sont développés ces dernières décennies à un tel point de miniaturisation (en fixant à même notre existence des « objectifs de vie », en stipulant ce qui est « acceptable » et ce qui ne l’est pas, en gérant l’accès à la visibilité et à la publicité) qu’il nous est devenu presque impossible d’y échapper.
Voilà pourquoi la lutte pour l’opacité est devenue essentielle. Échapper aux réseaux de pouvoir tissés par les dispositifs, trouver les espaces vides, les trous entre les mailles. Il ne s’agit pas d’investir l’espace public (de se manifester en tant que groupe d’individus défendant telle ou telle cause, donc en tant qu’individus démontrant la puissance d’une catégorie du dispositif, par exemple « les gens de gauche », « les syndiqués à la CGT », etc.) mais de faire imploser les dispositifs catégorisants. Ce qui surgit avec le Black Bloc, ce sont des points d’intensité qui n’étaient pas prévus parce qu’ils se situent en dehors des possibilités proposées par le pouvoir. Disons autrement : la vie s’étend au-delà de ce qui ressort des systèmes de classifications qui s’efforcent de nous réduire à des données dans des algorithmes. Dans les zones d’opacité deviennent possibles des rencontres improbables, des expériences ahurissantes, des connexions extraordinaires. Dans une zone de non-contrôle il n’y a simplement plus de sujets, ce qui rend totalement caduque les assignations, « qui est qui ? », « qui a fait quoi ? », qui sont essentielles à la gestion des corps. La question n’est donc plus que d’autres mondes sont possibles ou non mais que d’autres mondes sont là, qu’ils vivent et sommeillent sous le poids des dispositifs13.
Cela explique l’immense défiance à l’égard « du Black Bloc » ainsi que l’aura de mystère qui l’entoure. C’est que le surgissement d’un nouveau monde ne se combat pas, il s’extermine, il doit être repoussé en dehors du temps et de la visibilité médiatiques et politiques. Ainsi on dira : violence aveugle, casse désorganisée, excès de rage. Mais en grattant le vernis, on découvre une toute autre réalité. Un magasin pillé, c’est un ensemble de gens qui prennent ce dont ils ont besoin là où cela se trouve, en court-circuitant le processus marchand, en niant la valeur marchande des objets pour leur reconnaître une valeur utilitaire. C’est l’affirmation de la gratuité contre le commerce, du vol comme mode de protestation politique et moyen de vivre décemment dans un monde où rien n’est accessible sans argent, pas même la satisfaction de ses besoins vitaux. Un mur tagué est vu comme un petit espace urbain ré-approprié, comme brèche dans la ville uniforme, blanche et immaculée. C’est une attaque contre les surfaces grises, mornes et aseptisées. L’impact visuel d’un slogan écrit sur un mur à la bombe rivalise avec celui du panneau publicitaire, de l’affiche officielle ou du spot télé qui s’imposent comme uniques modes d’information et d’expression. Il court-circuite également le processus « normal » d’expression, réservé à ceux et celles qui peuvent se l’offrir — par leur place sociale comme par leur absence de remise en cause des fondements d’un système aliénant14. Il y a dans les pratiques des Black Blocs quelque chose comme une résurrection de la joie pure qu’éprouvait Simone Weil lors des grèves de 193615.
De cette joie, il ne faudra pas parler. Les expériences nous ne pourrons pas les voir. Tout cela restera muet, invisible. Et illégal, bien sûr. Mais rappelons-nous la fonction de la loi. La justice est aveugle à la figure de l’autre, de celui qui ne tombe pas sous le schéma du « bon citoyen » et du « méchant criminel ». La loi doit construire une figure du délinquant pour s’immuniser contre ce qui pourrait la déstabiliser du dedans. Elle doit stabiliser son dehors, ou son dessous. Rappelons-nous que le jugement qui s’exprime à l’encontre des Black Blocs n’est pas l’expression d’une morale universelle mais qu’il remplit au contraire une fonction dans un ordre particulier : il doit effacer tout lieu de vie existant en dehors de cet ordre, tout autre possible.
Dans l’un des magasins les plus pillés lors du rassemblement du G20 à Hambourg, des militants avaient peint en noir sur les murs « MALP ESKORBUTO », c’est du basque. Le premier mot signifie « Muerte a la Policia« , « Mort à la police », le second est le nom d’un groupe punk basque. Beaucoup de ceux qui ont participé aux émeutes d’Hambourg ne font pas immédiatement partie du cercle interne de la scène anarchiste européenne. Lors des manifestations, il y avait des Basques, la gauche radicale de Hambourg, des hooligans. Autour de ça, des badauds et des journalistes. De même, les cortèges de tête ne sont pas uniformément LE Black Bloc mais on y trouve aussi des witch blocks, des pink blocks, des groupes de lycéens, des étudiants, des salariés dégoûtés du cortège syndical, des chômeurs, etc. Même sans organisation particulière de nombreuses personnes rejoignent la tête d’un cortège et enfilent des habits noirs. Ou pas. Chacun adopte des points de vue et des méthodes différentes. Mais les tactiques des Black Blocs ne fonctionneraient pas sans un corps bariolé de manifestants les accompagnant. C’est la raison pour laquelle notre article n’est qu’un essai pour comprendre ce qui peut émerger ailleurs, en prenant les Black Blocs comme prétexte. Mais le Black Bloc n’est qu’une tactique et n’a une place qu’à côté d’autres formes d’organisation en manifestation et ailleurs. Les Black Blocs indiquent une tendance. Il sort la protestation de l’ornière du réformisme et de la contemplation, en ré-inventant et popularisant une désobéissance civile offensive.
Pour conclure, nous souhaitons souligner que si l’initiative des Black Blocs doit être encouragée, elle doit nécessairement s’accompagner de discussions et d’analyses critiques. Cet article visait à introduire aux Black Blocs au-delà du discours médiatique classique. Mais nous ne pouvons en rester là. Tout au contraire, les pratiques « radicales » peuvent être autant d’occasions de soulever des questions essentielles : questions relatives aux discriminations (sexisme et racisme, notamment), au caractère identitaire et potentiellement excluant des Blocs, etc. Nous revenons sur ces réflexions dans un second article : « Tout le monde a peur du noir : éclairer les Black Blocs ».
Notes
1. | ↑ | Le cortège de tête est une forme de mobilisation qui s’est répandue en France depuis le printemps 2016. Il est né du refus de rester « derrière la corde et les sonos » des syndicats et s’organise pour être en tête des luttes, et pas seulement des manifestations. Certes un Black Bloc fonctionne souvent en synergie avec le cortège de tête qui le protège et le soutient (en général) tandis qu’il accomplit des actions directes (tags, jets de pierre, destruction de biens, etc.). Toutefois, prenons garde à ne pas assimiler cortège de tête et Black Blocs, les seconds ayant souvent pris part au premier mais ne s’y réduisant pas, et inversement. |
2. | ↑ | Dans un numéro du Taz daté du premier juillet. |
3. | ↑ | On peut retracer grossièrement l’histoire des Black Bloc en rappelant :
1) que le terme vient de l’allemand schwarzer Block. Il aurait été inventé par les policiers qui rencontraient des résistances à Berlin-Ouest lors d’évacuations d’universités occupés et de squats en 1980. 2) L’utilisation de la tactique Black Blocs s’est répandue dans les mouvements anticapitalistes à partir du congrès de l’OMC à Seattle en novembre 1999 et de la réunion du FMI et de la Banque Mondiale à Washington en 2000. Ce sont d’ailleurs deux exemples qui démontrent la fluidité de ce qu’on appelle faussement LE Black Bloc (de même ils montrent que les Blacks Blocs ne sont pas un rassemblement de voyous désorganisés) : à Seattle, le mouvement avait développé une stratégie manifestement orientée vers un objectif, la destruction de biens capitalistes tandis qu’à Washington la cible était uniment la police, qu’il fallait empêcher d’agir dans le but de protéger les militants pratiquant la désobéissance civile. Il faudrait aussi citer les émeutes anti-G8 à Gênes qui sont tristement célèbres pour les violences policières et le meurtre de Carla Giuliani, un jeune activiste altermondialiste. 3) Il est difficile d’opérer un retour historique sur les dix dernières années mais on peut noter l’expansion géographique et la densification des Blacks Bloc. L’organisation de Blacks Blocs en Egypte en 2013 est remarquable, d’autant plus qu’il a été fortement médiatisé à l’échelle locale et internationale. À Hambourg, le sommet du G20 aurait attiré, en plus de Poutine et d’Erdogan, une kyrielle de manifestants de toute l’Europe pour former ce qui seraient les plus grands Black Blocs de l’histoire. Face à eux, plus de 31 000 policiers et militaires, preuve de l’exubérance de l’industrie sécuritaire. |
4. | ↑ | Le terme « zone d’opacité offensive » est hérité du second tome de la revue Tiqqun. |
5. | ↑ | Lors de la manifestation du 8 mai 2017, la Préfecture de Police avait installé des caméras temporaires chez les habitant.e.s (disposé.e.s à coopérer) situé.e.s le long du parcours de la manifestation. L’idée derrière tout ça : procéder à un fichage et à une surveillance accrue du cortège, en plus de celle fournie habituellement par les caméras déjà installées, les caméras des flics, et les caméras/photos à profusion… Source : paris-luttes.info |
6. | ↑ | Cette note, étonnamment bien informée, révèle le retard en terme de pensée stratégique du mouvement social. Il serait temps que les mouvements anticapitalistes développent des études aussi précises des tactiques de maintien de l’ordre. |
7. | ↑ | Notons effectivement que les premières chartes des Black Blocs insistaient sur la nécessité de la non-violence. Notons également que la gendarmerie comprend mieux ce que non-violence veut dire que nombre d’organisations de gauche qui crient au scandale quand des insultes fusent ou que des tags apparaissent lors d’une manifestation. Nous y reviendrons. |
8. | ↑ | Selon Stuart Hall, sociologue et figure éminente des Cultural Studies, la race est un médium par lequel les relations de classe étaient « vécues », c’est-à-dire à travers lequel on fait quotidiennement l’expérience de la violence de la domination de classe. Pour cette raison, la domination sociale peut être combattue de façon privilégiée par ce médium. De même, on peut dire que l’émeute est un moyen d’éprouver concrètement la domination policière et la segmentation de la société et donc un endroit propice à la construction d’une subjectivité révolutionnaire. |
9. | ↑ | Par exemple, les contrôles d’identité récurrents dans les banlieues, l’usage de la force et de méthodes très discutables dans certains quartiers remplissent implicitement cette fonction. Comme le souligne Didier Fassin : « l’habitude de l’humiliation produit l’habitus de dominé ». Autrement dit, l’humiliation subie fait intégrer la hiérarchie sociale nécessaire au bon fonctionnement du système économique à ceux qui se seraient sans cela révoltés sans ambage. Pour une introduction intéressante à la question de la fonction de la police, vous pouvez aller voir la vidéo d’Usul : « Tout le monde déteste la police« . |
10. | ↑ | Il faudrait sûrement mieux parler de formes de vie pour ne pas prendre le risque de procéder de la même manière à une essentialisation des comportements des individus. |
11. | ↑ | Le terme « casseurs » renvoie en effet à la figure d’individus désaffiliés, « en marge » de la contestation, qui n’ont aucun but si ce n’est de casser et de piller en profitant de la manifestation pour ne pas être repérés. |
12. | ↑ | Glose de Foucault : le pouvoir maille le territoire, le plus précisément possible. : « Analyse, donc, du territoire dans ses éléments les plus fins ; organisation, à travers ce territoire ainsi analysé, d’un pouvoir continu […], pouvoir qui était également continu dans son exercice, et pas simplement dans sa pyramide hiérarchique, puisque la surveillance devait être exercée sans interruption aucune. Les sentinelles devaient être toujours présentes à l’extrémité des rues, les inspecteurs des quartiers et des districts devaient, deux fois par jour, faire leur inspection, de telle manière que rien de ce qui se passait dans la ville ne pouvait échapper à leur regard. Et tout ce qui était ainsi observé devait être enregistré, de façon permanente, par cet espèce d’examen visuel et, également, par la retranscription de toutes les informations sur de grands registres. » |
13. | ↑ | « Que penser du Black Bloc ? » – publié sur lundi matin. |
14. | ↑ | Black Bloc(s), au singulier ou au pluriel… Mais de quoi s’agit-il donc ? |
15. | ↑ | « Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser enfin se redresser. Se tenir debout. Prendre la parole à son tour. Se sentir des hommes, pendant quelques jours. Indépendamment des revendications, cette grève est en elle-même une joie. Une joie pure. Une joie sans mélange.
Oui, une joie. J’ai été voir les copains dans une usine où j’ai travaillé il y a quelques mois. J’ai passé quelques heures avec eux. Joie de pénétrer dans l’usine avec l’autorisation souriante d’un ouvrier qui garde la porte. Joie de trouver tant de sourires, tant de paroles d’accueil fraternel. Comme on se sent entre camarades dans ces ateliers où, quand j’y travaillais, chacun se sentait tellement seul sur sa machine ! Joie de parcourir librement ces ateliers où on était rivé sur sa machine, de former des groupes, de causer, de casser la croûte. Joie d’entendre, au lieu du fracas impitoyable des machines, symbole si frappant de la dure nécessité sous laquelle on pliait, de la musique, des chants et des rires. On se promène parmi ces machines auxquelles on a donné pendant tant et tant d’heures le meilleur de sa substance vitale, et elles se taisent, elles ne coupent plus de doigts, elles ne font plus de mal. Joie de passer devant les chefs la tête haute. On cesse enfin d’avoir besoin de lutter à tout instant, pour conserver sa dignité à ses propres yeux, contre une tendance presque invincible à se soumettre corps et âme. » – Article de Simone Weil paru sous le pseudonyme de S. Galois dans La Révolution prolétarienne du 10 juin 1936. |