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Comment bloquer un centre commercial ? Retour sur le Block Friday

Le 29 novembre, c’est le Black Friday. Cette année, les groupes écologistes qui se sont mobilisés sur les marches climat et des actions de désobéissance ont lancé un #BlockFriday : un challenge national à qui bloquera le plus d’enseignes commerciales. Sur tout le territoire, des dizaines de centres commerciaux, de dépôts Amazon et de magasins de mode ont été bloqués pour la journée.

A Paris, ce sont les jeunes de Youth For Climate, de Désobéissance Ecolo Paris et les militants d’Extinction Rebellion qui ont organisé le blocage du centre Quatre Temps à La Défense. Dans ce texte, certains d’entre eux et elles reviennent sur le déroulé de l’action et ses enseignements, afin qu’à l’avenir, les actions soient taillées pour « faire chier au maximum nos ennemis (les grosses enseignes, les multinationales pleines de sous), et mettre de notre côté les client.e.s qui peuvent aussi bien devenir des allié.e.s. ».

« Travaille, pollue et ferme ta gueule : c’est le message qu’on donne aux jeunes » : le jour du Black Friday, ce slogan résonnait sous la coupole du centre commercial Quatre Temps à la Défense. Comme un écho de l’occupation du centre commercial Italie 2 par Extinction Rebellion, à Paris au début du mois d’octobre.

Cette fois-ci, ce sont des jeunes écologistes de Youth for Climate et d’autres collectifs alliés qui, pendant sept heures, ont manifesté dans ce « temple de la consommation ». La réussite de l’action tient au fait que plusieurs grandes enseignes ont dû fermer boutique, notamment un Apple Store, des banques et des marques de vêtements connues pour leur fast fashion, cette pratique de l’industrie vestimentaire visant le renouvellement rapide des collections afin d’inciter à la consommation.

Nous avons pu nous rendre témoins des gros efforts d’organisation qui ont permis à quelques centaines de personnes de se mobiliser (un petit millier environ au pic de l’action, pour 1700 inscrits au formulaire). Une bonne communication au préalable avait réussi à imposer dans les médias le sujet de la « surconsommation » et de ses effets dévastateurs. Certains journaux ont même fait leur une sur le #BlockFriday.

Cependant, les fréquents face-à-face, parfois violents, opposant les clients aux écolos ont ce jour-là donné l’impression d’une action n’ayant pas atteint son objectif, impression d’ailleurs partagée par les personnes qui ont organisé l’action.

Nous sommes loin d’avoir toutes les réponses mais nous souhaitons tout de même apporter notre perspective sur cette journée pour pousser à un dialogue constructif autour des stratégies de lutte. Nous considérons aussi que – mises à part certaines réactions violentes  – l’hostilité de certains clients ou clientes devraient nous amener à revoir les modalités des actions destinées à s’opposer à la « surconsommation » et à la surproduction.

Pourquoi bloquer un centre commercial pendant le Black Friday ?

Depuis février 2019, la jeunesse se mobilise massivement face au désastre écologique et social en cours. Nous avons marché dans la rue, nous avons écrit des articles et des tribunes dans la presse, nous avons organisé des blocages de lycées et d’universités, nous avons tenté d’occuper des institutions étatiques et des sièges d’entreprises. Partout où nous allions, quoi que nous fassions, on nous lançait au visage : « Vous êtes trop jeunes pour comprendre » ; « Vous manifestez alors que vous avez tous un smartphone, vous êtes hypocrites » ; « Vous êtes bien mignons, mais votre action est inutile, allez plutôt nettoyer des plages ou étudier pour changer les choses ». On mobilise la moindre broutille pour trouver illégitime des jeunes qui cherchent à décider de leur présent, de leur avenir.

Au bout de presque une année de lutte marquée par des échanges avec beaucoup d’autres collectifs et de mouvements sociaux, une année d’expériences fortes, de moments de convergences et aussi d’échecs, les jeunes militant.e.s du mouvement Youth for Climate sont toujours sous le feu d’une critique mesquine qui questionne leur légitimité à se saisir des espaces capitalistes pendant le Black Friday.

Pourtant, le Black Friday incarne parfaitement les dérives du capitalisme. Aux États-Unis, ce jour correspond au lendemain de la fête de Thanksgiving et est rapidement devenu la journée où les Américains dépensent le plus de toute l’année. En France, il a été récemment importé notamment par l’entreprise Amazon qui, en plus de ne pas payer ses impôts en France, participe entre autres à la destruction des commerces de proximité et fait travailler ses salariés dans des conditions inadmissibles1 Les réductions et promotions mises en place dans la plupart des enseignes ont rapidement rendu le jour du Black Friday incontournable en France.

On pourrait nous rétorquer qu’il serait sans doute plus légitime que la contestation émane des travailleuses et travailleurs, qui peuvent bloquer des lieux de production – voire des centres commerciaux – en y faisant grève. Certes. Mais dans un secteur où le taux de syndicalisation frôle le néant, notamment à cause de la précarité des travailleuses et travailleurs, et alors que les centrales syndicales sont, à juste titre, concentrées sur la journée du 5 décembre et ses suites, ce serait utopique. Devant le peu de solutions disponibles, et prenant exemple sur la réussite de l’occupation d’Italie 2, Youth for Climate a pris l’initiative de bloquer un centre commercial.

Comment bloquer un centre commercial ?

Quelques retours sur le déroulement de la journée : ce que nous y avons appris. Pour la première grosse action de « désobéissance civile » organisée par le groupe local Île-de-France de Youth for Climate, les efforts étaient intenses. Préparation de la communication et des briefings, prises de contacts avec les avocats, fabrication de matériels, bref les militant.e.s de Youth for Climate et leurs alliés se sont particulièrement impliqué.e.s pour l’organisation de cette journée – journée pour laquelle ils et elles avaient préparé un plan d’attaque détaillé sur une cible bien précise : les grands magasins du boulevard Haussmann.

Malheureusement ce plan est tombé a l’eau car l’information a fuité avant le début de la matinée. Dès l’aube, les CRS étaient assez nombreux pour occuper deux rangées de voiture devant ces magasins destinés aux riches. On ne peut pas vraiment en tenir rigueur aux militant.e.s de Youth for Climate : même si on peut toujours appeler à plus de vigilance en amont des prochaines actions, les mobilisations de ce genre impliquent inévitablement des risques de fuite. Dans ce cas particulier, on remarquera surtout la véritable réactivité dont les militant.e.s ont su faire preuve en se repliant assez rapidement sur un plan B.

Les bloqueuses et bloqueurs se sont donc repliés in extremis sur le centre commercial Les Quatre Temps à La Défense, et sont arrivé.e.s bien après l’ouverture des magasins, alors que des centaines de client.e.s étaient déjà là. Une situation qui a débouché sur un véritable rapport de force avec les client.e.s, qui poussaient les barrages humains, forçaient le passage, insultaient les écolos, et parfois même les frappaient2.

A ce moment-là, nous n’étions pas assez pour installer de véritables barricades : les barrières ramenées devant l’une des entrées ont été rapidement repoussées par quelques client.e.s et vigiles bien déterminé.e.s. Faisant face à la présence de la police (Compagnie de Sécurisation et d’Intervention), certains militant.e.s ont trouvé judicieux de lancer quelques slogans adoucissants à l’intention des forces de l’ordre (les habituels : « La police avec nous » ; « La police doucement, on fait ça pour vos enfants »), ce qui, on s’en doute, n’a pas motivé la police à poser la matraque pour nous rejoindre. Cette tactique aura cependant payé pour la journée, car l’intervention policière a été peu violente (ce qui n’a pas été le cas partout pendant le Block Friday, pensons aux violence policières à Lyon ou à Bordeaux).

Quelques auto-critiques

Il est maintenant temps de faire part de quelques doutes quant au déroulé de l’action, avec toute l’indulgence nécessaire envers une action précipitée et désorganisée à cause du changement de lieu. Nous nous doutons bien que le but n’était pas de se retrouver à s’affronter avec les clients et à échanger des douceurs avec la police. Ces erreurs que nous décrivons dans la suite du texte sont aussi bien les nôtres, qui avons participé à l’organisation, et à l’action elle-même. Nous tentons de les formuler ici afin de ne plus les reproduire.

Evidemment, le fait que nous arrivions peu nombreux, au moment où le centre commercial était plein de client.e.s, a produit un certain malaise. Bloquer les grands magasins ou les boutiques de luxe dans l’ouest parisien est la garantie de bloquer les bonnes personnes : les riches dans leurs propres quartiers. Mais bloquer l’immense centre commercial  de La Défense en début de journée, c’est se retrouver face à beaucoup de personnes qui voient en cette journée de « Black Friday » l’occasion de pouvoir offrir des cadeaux à Noël tout en bouclant leur fin de mois. 
A cela se rajoute les problématiques liées à la race, puisqu’il faut bien le dire : les client.e.s étaient beaucoup moins uniformément blancs que les écolos présents sur place. Ce qui, de fait, donnait l’impression qu’un groupe principalement composé de blanc.he.s aisé.e.s était en train de s’approprier un espace aux dépens de personnes qui, elles, y circulent avec moins de facilité, et sous l’oeil suspicieux des vendeurs, des vigiles et des caméras.

D’un côté, il pouvait être assez choquant de voir se réaliser devant nous les violences classiques du BlackFriday : desclient.e.s qui ne reculent devant rien pour faire leurs courses, et qui n’hésitent pas à tabasser des jeunes écolos. De l’autre, on s’explique facilement la violence et l’irritation de certain.e.s client.e.s : aux dynamiques d’exclusion raciste et classiste dont sont habituellement empreints ces lieux (les campagnes de pub s’adressant uniquement aux blanc.he.s ; la méfiance des vigiles vis-à-vis des personnes non-blanches ; ainsi que des prix exorbitants donnant l’impression qu’une partie de la population est loin d’être la bienvenue dans ces centres commerciaux supposément ouverts à tout le monde) venait s’ajouter une « bande de merdeux » décidé.es à leur barrer le passage avec des pancartes « pour le climat ». (Nous reprenons des expressions entendues sur le lieu du blocage).

 Comment éviter cette situation à l’avenir ? Evidemment, c’est ce jour-là un concours de circonstancesmalencontreuses et les aléas de l’organisation qui ont rendu si difficile un blocage en bonne et due forme. En gros : nous étions très en retard sur l’heure d’ouverture, et trop peu nombreux ne serait-ce que pour fermer un étage de l’immense centre Quatre Temps.

A ce moment, c’est peut-être la coordination et la volonté des militant.e.s qui ont manqué en amont pour établir une situation plus favorable. D’autres actions auraient pu être imaginées, qui mettent d’accord à la fois les client.es et les militant.es, sur le modèle des « péages gratuits » des gilets jaunes par exemple. Dans beaucoup d’autres villes, les militants écolos ont organisé des distributions gratuites de produits de première nécessité, de vêtements, etc. On aurait même pu rêver, par exemple, une réquisition générale des biens contenus dans les magasins et leur distribution gratuite : un Free Black Friday, qui aurait privilégié le partage, la fête et la gratuité aux barrages humains. Mais ç’aurait été une grosse prise de risque.

En revanche, face aux client.e.s énervés, nous sommes heureuses et heureux de remarquer que la plupart des militant.e.s sont conscient.e.s des enjeux et prennent le temps de discuter  de leur action, de rentrer en dialogue. Néanmoins, certain.e.s ont adopté l’attitude typique des écolos « bien-pensants » et n’ont pas hésité à culpabilisercelles et ceux qui vivent sans doute dans des conditions bien plus précaires qu’eux, genre « C’est à cause de vous que la planète va mal ».

Dans un live de Rémy Buisine, une pancarte ressort notamment : « Celui qui consomme, consang ». Le youtubeur Usulen a fait la critique sur Twitter : « Remballez votre moraline culpabilisatrice. Intéressez vous au travail plutôt qu’à la consommation. Qui et comment on produit les trucs de merde, pas qui les achète en bout de chaîne ». Il précise ensuite qu’il « vise là ce slogan en particulier et l’idée du consom’acteur qu’il y a derrière, qu[‘il] trouve faible, insuffisante et souvent culpabilisante. »

On ne peut que lui donner raison, à moins d’imaginer que la personne portant la pancarte vive sur une ZAD, cultive sa propre nourriture et ne se déplace qu’à vélo. Et même si c’était le cas, la dichotomie entre les « consommateurs »et les militant.e.s  écolos ne sert qu’à innocenter ces derniers. Beaucoup de militant.e.s ont tendance à oublier que c’est un privilège de pouvoir réfléchir à leur manière de consommer au-delà de la simple considération des prix. En écologie, il ne s’agit pas de chercher des « coupables », mais de faire tomber la barrière entre « écolos » et « consommateurs », car le problème est à la racine, dans le mode de production (plus précisément, dans le mode de surproduction). A ce titre, renvoyons à un de nos articles qui défend la position qu’il est plus pertinent de s’attaquer à la surproduction qu’à la surconsommation

Le gratuit, ça les tue !

Au cours de la même action, nous avons cependant pu participer et observer des actions qui nous ont inspiré.e.s et qui pourraient servir de modèle aux prochaines mobilisations, du blocage d’un magasin d’Apple à la gratuiterie vestimentaire devant une enseigne de fast fashion.

Pour les prochaines fois, nous proposerons donc de nous focaliser sur ces deux moments : cibler quelques magasins spécifiques d’un centre commercial – si jamais nous ne sommes pas en nombre suffisant pour interrompre le bon fonctionnement du centre en entier –  tout en rendant gratuit des produits comme des vêtements, plutôt que de s’épuiser à culpabiliser les client.e.s.

En face d’un barrage de militant.e.s, aux alentours de midi, on a eu la joie de voir arriver les Voltigeurs de Vêtements, un collectif engagé et mobile qui proposait gratuitement un stock de vêtements et d’accessoires divers. L’objectif est politique : il s’agit de se réapproprier des espaces marchands tout en portant atteinte au système capitaliste. Cela permettait aussi de faire du lieu bloqué une zone d’échanges et d’apaiser parfois les tensions avec les client.e.squi se voyaient proposer gratuitement ce qu’ils et elles étaient prêt.e.s à payer. Néanmoins, très vite un groupe de vigiles a isolé les Voltigeurs, empêchant le maintien de la gratuiterie.

Soulignons simplement que c’est en mettant en place une pluralité de stratégies de résistance – blocages et alternatives militantes par exemple – sur une même action que l’on peut être vraiment efficace. 

Au cours de cette journée mouvementée, nous faisons le constat suivant :  bloquer un centre commercial de l’intérieur est particulièrement compliqué, à moins d’être quelques milliers. En revanche, nous pourrions concentrer nos énergies sur le blocage de grands commerces depuis l’extérieur, leur imposant ainsi la fermeture et un jour de repos supplémentaire pour leurs employé.e.s. La meilleure solution restant le blocage au niveau de la production, notamment des entrepôts, des dépôts (par exemple Amazon) ou des sièges d’entreprises responsables de la dévastation des éco-systèmes.

En résumé, quelques enseignements que nous tirons de ce Block Friday à Paris, parce qu’on ne va pas s’arrêter maintenant !      

Sur les principes :    
–  Chercher des alliances, plutôt que des clivages entre client.e.s et militant.e.s.
– Viser le problème à la racine (la production), plutôt que de culpabiliser les « consommateurs ».   

Sur les tactiques :   
– Mêler l’opposition (blocage, occupation) avec la construction  (dons, gratuiterie, alternatives…)   
– Si on est peu nombreux, des petits objectifs : fermer un maximum de commerces depuis l’extérieur.

Bref, se réjouir du taf fourni et de l’énergie mobilisée mais par la suite faire chier au maximum nos ennemis (les grosses enseignes, les multinationales pleines de sous), et mettre de notre côté les client.e.s qui peuvent aussi bien devenir des allié.e.s.


Notes   [ + ]

1. Pour en savoir plus sur Amazon et l’évasion fiscale : https://www.phonandroid.com/combien-amazon-paie-dimpots-en-france-lenquete-de-capital.html
2. Dans le reportage effectué par Le Nouvel Obs, on peut observer un client qui se lance sur le barrage humain avant d’être retenu par un militant. https://www.nouvelobs.com/societe/20191129.OBS21750/quand-les-clients-du-black-friday-rencontrent-les-militants-ecolos-du-block-friday.html Nous-mêmes avons pu être témoins de très nombreuses scènes conflictuelles (insultes, bousculades) et avons récolté des témoignages parlant des coups donnés à certain.es militant.es, pour la plupart assez jeunes.

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