Situation

« Moi Han, toi Jabba » : sur le traitement médiatique de #BalanceTonPorc

Le "discours du grand partage" et l’hégémonie masculine

L’actualité du mois de janvier a vu coïncider la promotion de la sortie du dernier Star Wars avec le traitement médiatique de l’« affaire Weinstein » et du hashtag #BalanceTonPorc. Cette concomitance tout à fait fortuite offre néanmoins un angle étonnamment éclairant pour orienter un retour critique sur ce grand moment médiatique. Le couple Han Solo/Jabba le Hutt résonne d’une drôle de façon avec l’hasardeuse désignation des « porcs » par le « tribunal médiatique ». L’ardeur avec laquelle il a d’un côté condamné une poignée d’individus infâmes et de l’autre défendu des innocents prétendument victimes d’une délation abusive cristallise une dichotomie entre des horribles Jabba (les « porcs ») et des Han Solo respectables (la « majorité » des hommes). Cette dichotomie est au cœur d’une configuration idéologique inédite, le « discours du grand partage », qui fait l’objet d’une recherche personnelle en étude de genre dans laquelle on montre qu’elle sert avant tout, par la stigmatisation d’une certaine masculinité et par la neutralisation des contestations féministes au maintien de l’hégémonie masculine.

Par Victor Vey.

Le paysage médiatique de ce mois de janvier 2018, comme tant d’autres avant lui, nous a offert une double actualité qui n’a pas manqué d’ajouter la consternation au désarroi. La première est la suivante : pour accompagner la sortie en salle de Star Wars VIII: Les derniers Jedis, TF1 nous a gratifié, entre le 12 décembre et le 23 janvier, d’une rediffusion complète de la saga dont l’évidence de la complaisance (de la publicité gratuite pour une production qui en a bien les moyens) ne le disputait qu’à celle de son opportunisme (de profiter de l’ampleur médiatique déjà constituée de l’évènement).

Han Solo et Jabba le Hutt : un « porc » peut en cacher un autre

Ainsi, le mardi 16 janvier, pouvait-on donc revoir Star Wars VI: Le retour du Jedi et redécouvrir le fameux Jabba le Hutt dans le palais duquel se déroule toute la première partie du film. Cruel roitelet d’un sordide fief sombre, lubrique et criminel, ce grossier personnage est un « méchant ».


La langue pendante, l’obésité morbide et les yeux mi-clôs, cette limace ubuesque s’illustre en outre dans l’ignominie en faisant de la princesse Leia son esclave sexuel, exhibée à sa cour et au spectateur au bout d’une chaîne et dans une des petites tenues les plus célèbres du cinéma. Le doute n’est pas permis : Jabba est un porc. Il en est même l’archétype.

Il l’est d’autant plus en regard du séduisant Han Solo, dont même la cryogénisation n’arrive pas à endommager la coiffure savamment négligée. De contrebandier, à général de la Rébellion, il combine l’ascension sociale professionnelle à l’ascension sociale matrimoniale : irrésistible charmeur, il réussit par son insistance à transformer les refus catégoriques d’une jeune femme de haute naissance en amour inconditionnel dans une scène devenue canonique où il arrache littéralement à Leia un baiser en la plaquant contre un mur. En réalité, ces deux figures, Jabba et Han, font tout particulièrement écho à la seconde actualité, c’est-à-dire le traitement médiatique de la question du harcèlement sexuel.

Les médias et les « porcs » : une « parole libérée » très masculine

Le 9 janvier, Le Monde faisait paraître une tribune signée par une centaine de mains qui dénonçait les excès de la campagne de « délation » et son « puritanisme » qui ont fait suite à l’affaire Weinstein en présentant la « liberté d’importuner » comme condition nécessaire de la « liberté sexuelle ». Cette « autre parole libérée », que les médias bourgeois — que l’on sait être avides de rétablir l’« équilibre » des opinions et de faire audacieusement entendre des discours prétendument « tus » et pourtant assourdissants — se sont empressés de faire résonner dans toutes les colonnes et sur toutes les ondes, s’est accompagné d’un florilège d’inepties qui sonnaient comme autant de rappels à l’ordre social.

Dans ce défilé audio-visuel compulsif des signataires de la tribune les plus médiatiques (les « bonnes clientes »), on en retiendra une en particulier. Le soir même de la parution de la tribune, l’entrepreneuse néo-libérale Sophie de Menthon a déclaré sur CNews : « Si mon mari ne m’avait pas un peu harcelée, peut-être que je ne l’aurais pas épousé. » Restons en là pour l’instant.

Le second évènement significatif dans l’actualité du débat public sur le harcèlement, ce sont les poursuites pour diffamation engagées par l’ancien patron de la chaîne Equidia Éric Brion contre la journaliste Sandra Muller. En cause : le tweet par lequel elle lançait le hashtag « Balance ton porc » le 13 octobre 2017 et dans lequel elle rapportait les propos de M. Brion. Après Le Monde qui publiait ses excuses le 30 décembre (« Elle me plaisait. Je le lui ai dit, lourdement. Et une seule fois, je tiens à le préciser. Je ne veux certainement pas me disculper de ma goujaterie d’alors. Je lui réitère ici mes excuses. ») tout en rappelant la différence entre son cas et celui d’Harvey Weinstein, c’est Le Point qui s’est fendu d’un long article décrivant les souffrances de ce pauvre Éric qui, dès lors, se voit à 51 ans privé de son avenir professionnel et surtout « dort mal ». Par cette démonstration d’un journalisme sans concession sitôt qu’il faut dénoncer la souffrance des hommes, on doit se rendre à l’évidence : Éric Brion n’est pas un « porc ».


Mais si le « porc » originel, celui pour lequel a été créé le hashtag, n’en est pas un, qui l’est ? Pas moi. Pas lui. Pas nous. Eux. Voilà la conclusion à laquelle implicitement le traitement médiatique de l’affaire Weinstein et du hashtag « Balance ton porc » conduit. Il faut comprendre : le comportement de M. Brion n’était pas sexiste, il était « maladroit ». De même, celui du mari de Mme de Menthon n’était pas du harcèlement, c’était de la « séduction ». C’est ce grand partage au sein de l’ordre masculin qui définit une majorité respectable et respectueuse des femmes à laquelle il ne viendrait jamais à l’idée d’avoir un comportement sexiste, et une minorité infime et infâme, coupable de tous les pêchés sexistes qui soient, qu’ont asséné les médias dominants tout au long du traitement médiatique de l’affaire Weinstein et du hashtag « Balance ton porc ».

Le grand partage : une forme idéologique hégémonique

Ces médias ont été le théâtre de la cristallisation d’une forme idéologique, d’un discours qui, sermonné tout au long de ces semaines, s’est imposé comme le sens commun, qui, en un mot, est hégémonique. Il est, de fait, le discours qui fait le maintien en position dominante de la « masculinité hégémonique ». Ce concept développé par la sociologue australienne Raewyn Connell se définit ainsi : elle est une forme de masculinité « culturellement glorifiée au détriment d’autres formes » et la « réponse acceptée à un moment donné au problème de la légitimité du patriarcat »1. Elle est donc la forme qui réussit à maintenir en position subordonnée les autres formes de masculinité et les féminités. Et ce « discours du grand partage » permet effectivement d’endiguer les contestations des femmes et la concurrence des autres masculinités.

Comment le fait-il ? Par ce grand partage justement : d’après ce discours, il y a des hommes bons et des méchants, des hommes respectables et des horribles, des hommes « normaux » et des sexistes, des hommes « progressistes » et des rétrogrades, des hommes « pour l’égalité » et des machistes, bref des Han et des Jabba. La première chose qui apparaît c’est la stigmatisation des hommes « assignés Jabba ».


Les tenants de ce discours se mettent, par leur adhésion en principe à la valeur d’égalité des sexes, du bon côté de la marche de l’histoire vers la démocratie universaliste et humaniste et rejettent cette minorité fantasmée du mauvais côté. Ce rejet fonctionne selon une logique évolutionniste : dinosaures du machisme « de papa », fossiles égarés d’un ordre hiérarchique des sexes prétendument révolu, ces Jabba sont comme des primitifs qui auront à s’adapter à la « modernité » et au « progrès » ou bien s’éteindront. Ce discours donc renvoie ce « monstrueux canular de l’histoire humaine »2, ces hommes rescapés d’un autre siècle, à une incommensurable altérité. Ce discours organise ainsi la stigmatisation de la virilité traditionnelle (supposée être la seule et unique matrice des violences faites aux femmes) et des masculinités (populaires et racisées) au sein desquelles elle est valorisée.

La seconde chose qui apparaît, c’est la neutralisation des contestations féministes. Par ce rejet sur une infime minorité épouvantail de toutes les déviances et de tous les crimes sexistes, le discours du grand partage neutralise les critiques portées par les mouvements d’émancipation des femmes. Il met en défaut toute critique systémique des violences faites aux femmes et de la dimension globale des comportements sexistes. Il transforme le qualificatif « sexiste » d’attribut de l’action en essence, c’est-à-dire en trait culturel ou en caractère individuel. Un exemple : le baiser arraché sans consentement de Han ne serait pas un comportement sexiste puisque c’est Jabba le sexiste. Par conséquent, c’est toute la politisation de la question des rapports de genre qui est neutralisée : il n’y a plus de cause des femmes, ni de problème masculin mais des individus marginaux à exclure ou acculturer. Or il est clair que l’oppression des femmes par les hommes est un phénomène social global et les comportements sexistes forment un continuum. Et il est crucial que les hommes prennent conscience que les formes « douces », invisibles — ou plutôt invisibilisées — de sexisme (comme les blagues sexistes, le mansplaining ou le manterrupting que les groupes féministes ont bien assez documentés par exemple) ne constituent pas moins des formes de violence envers les femmes ou du moins des pratiques d’infériorisation des femmes — d’un ordre tout à fait différent que les violences physiques bien entendu — qui participent d’un climat de validation ou d’adhésion silencieuse de formes plus graves. Ainsi ce discours produit effectivement, à propos des comportements des hommes envers les femmes, du discret là où il y a du continu.

 

« Balance ton porc » vs « Not all men »

Alors que la mobilisation des femmes sur les réseaux sociaux visait à faire prendre conscience de l’étendue des comportements sexistes et de l’oppression systémique qu’elles subissent (c’est-à-dire invitait l’ensemble des hommes à questionner des comportements qu’ils peuvent tous, à divers degrés, pratiquer, soutenir, cautionner ou tolérer), le chœur des éditocrates, chiens de gardes de l’ordre de genre, a répondu en mettant au pilori quelques « porcs » savamment désignés (un, deux ou trois mais pas plus) tout en n’oubliant pas de stigmatiser avec force la tentative outrancière de celles-ci à se rendre justice elles-mêmes. En témoigne le fameux édito de l’inénarrable philosophe médiatique Raphaël Enthoven diffusé sur les ondes de Europe 1 le 16 octobre 2017 :

« Quand la parole qui libère devient elle-même une parole qui enferme, qui livre en pâture, qui juge sans procès et qui, ne faisant aucune différence entre les types de “porcs”, traite de la même façon Jean-Claude Dusse et Harvey Weinstein, le nettoyage de la porcherie court le risque, pour lui-même, de dégénérer en épuration. — La morale de l’info ? — Balance ton porc à la justice. »

On le voit bien, pour ce splendide représentant du discours du grand partage, le plus important est de savoir faire la différence entre le potache « un peu lourd » et le « vrai » criminel. Et cette différence, pour cet homme qui, lui, détient la vérité du masculin, les femmes ne sont pas capables de la faire. Cette infantilisation des femmes mobilisées, pour ce mâle plein de sagesse et de mesure, se double même d’une culpabilisation en collaboration. On voit donc là toute la force de neutralisation des contestations à l’ordre de genre de ce discours du grand partage.

Mais, au cœur de la polémique, c’est l’essayiste, fondateur du Printemps républicain et contributeur régulier à Marianne et Causeur Laurent Bouvet qui a donné une des expressions les plus nettes de ce discours. Le même jour, il intervenait sur BFM-TV pour commenter le hashtag qu’il venait de lancer, « balance ton mec super cool », « pour mettre en valeur les hommes qui ne se conduisent pas comme des porcs » :

« Donc soit les hommes sont des porcs, ceux qui agressent effectivement les femmes, ceux qui usent de violence ou, comme on disait avant, sont “un peu lourds” avec les femmes. Ou alors ce sont des gens normaux donc de toute façon, il n’y a rien à dire, on n’en parle pas, etc. Or il me semble qu’il y a une immense majorité d’hommes qui ne rentrent pas dans la catégorie des “porcs” dont il s’agit dans ce hashtag et qui sont aussi contre le harcèlement des femmes et qui pour eux si vous voulez ne seraient jamais, ça ne viendrait jamais à l’idée de se conduire comme des porcs avec les femmes mais défendent aussi la cause des femmes. »3

Pour lui, les hommes pro-féministes sont à la fois la norme statistique et la norme sociale. Le drame pour lui est donc que ces hommes qu’il faudrait célébrer se font voler la vedette par les « porcs ». L’audacieux idéologue rappelle donc aux femmes, qui, dans leur inconscience, les amalgament, que ce ne sont « pas tous les hommes » qui sont sexistes et travaille par là à imposer le grand partage.

Le verdict du « tribunal médiatique » ? Le maintien de l’ordre de genre

Ainsi, les médias dominants ont, à travers le traitement médiatique de l’« affaire Weinstein » et « Balance ton porc », illustré avec brio ce que je propose d’appeler le « discours du grand partage », forme idéale-typique de l’idéologie de l’hégémonie masculine contemporaine. L’imposition de ce partage imaginé au sein des hommes entre d’un côté une minorité de machos rétrogrades qui, comme Jabba fait passer Han pour un homme exemplaire, masquent le sexisme ordinaire et de l’autre une majorité qui passe alors pour irréprochable a permis au « tribunal médiatique » tant fustigé par les éditocrates eux-mêmes à la fois d’absoudre l’ensemble des pêchés sexistes des hommes par le sacrifice quasi rituel d’une poignée de « porcs », de stigmatiser des masculinités marginalisées identifiées à ces « porcs » et surtout d’endiguer une mobilisation et une contestation massives des femmes victimes au quotidien de ces comportements sexistes.

Notes   [ + ]

1. Connell Raewyn, Masculinités: enjeux sociaux de l’hégémonie, Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux (trad.), Paris, Amsterdam, 2014, p. 74.
2. De Martino Ernesto, La terre du remords, Claude Poncet (trad.), Paris, Gallimard, 1966, p. 13-14.
3. La transcription a été récupérée dans Médiacritique(s), numéro 27, avril-juin 2018.

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