Situation

Mais qui sont les extrêmes ?

Cela faisait presque dix ans que nous pataugions avec des idées incertaines. À chaque combat que nous entreprenions se posait le même problème : la volonté populaire avait beau s’exprimer par des manifestations, des votes ou des actes insurrectionnels, rien n’advenait. Nous vivions le décrochage de la politique traditionnelle. L’expression du peuple, constituée au niveau d’un État, était mise en balance avec une souveraineté qui dépassait le cadre national, ce qui court-circuitait le cours normal des luttes politiques.

Après que les gouvernements grecs et italiens avaient été remplacés sous l’injonction de la troïka, on pouvait le dire : nous étions en train d’assister à une révolution par en haut. Une contre-révolution préventive dont l’objectif était, pour les nouvelles structures de gouvernement transnational qui se mettaient en place, de s’assurer que les forces démocratiques seraient neutralisées.

Macron est le plus récent épigone de cette gouvernance européenne, néolibérale et technicienne, le dernier rouage de la vaste opération de neutralisation de la politique que nous subissons depuis dix ans.

Dans la foulée de son élection, se battre contre Macron, cela semblait donc bien compromis. Quelles armes choisir ? Soit nous en passions par une solidarité populaire à l’échelle européenne, qui n’existait manifestement pas. Soit nous ressuscitions des formes politiques nationales et obsolètes, qui ne semblaient plus même avoir un soupçon d’efficacité.

C’est dans ce contexte qu’éclate le mouvement des gilets jaunes. Après dix années à courber l’échine, il est plein d’espoirs. Enfin le problème politique posé depuis le début du siècle est abordé de front, pas théoriquement mais dans la pratique. L’intelligence collective qui s’exprime lors des manifestations et des blocages désigne avec une grande précision les nouvelles formes du pouvoir : institutions politiques, quartiers d’affaire et commerçants, concentration médiatique, réseaux de circulation… Sont saisis intuitivement la carte et les réseaux qui soutiennent l’ordre dominant.

Plus important encore, une communauté est en train de se construire. La communauté de ceux qui pâtissent de l’économie néolibérale et du désossement des services publics. La communauté des précaires, des exploités qui se sont vus expropriés jusqu’au droit à un air propre et à une vie florissante. Lors des rassemblements sur les ronds-points, des manifestations urbaines, en prenant la parole sur le net, les gilets jaunes bâtissent des relations et des intérêts communs. La matière qu’ils détruisent et qu’ils cassent dans des villes privatisées par les élites économiques et culturelles, ils la font naître ailleurs. Se tisse par là le fond nécessaire pour la reproduction d’un antagonisme, d’une politique.

Que cet antagonisme se développe à travers des références nationales ou morales, comme nous le soulignons dans un précédent article, cela est sans doute nécessaire. Les luttes de libération ont besoin d’un appui ; selon nous, il ne s’agit pas, en règle générale, d’un nationalisme réactionnaire ou conservateur. La courbure démocratique est là, ce qui se construit est riche et nous avons espoir que les forces qui fermentent se dégageront finalement des cadres existants et développeront des solidarités de plus en plus vastes1.

À tous ceux qui aiment l’Europe, nous enjoignons de croire qu’elle n’est possible qu’en empruntant le chemin des luttes populaires. Voulez-vous construire une communauté des peuples ou un complexe de gouvernance néolibéral ? Par comparaison à l’idéal européen de nos manuels scolaires, ce sont les chantres de la deuxième alternative qui paraissent avoir une vision extrême pour l’Europe.

Les extrêmes, ce ne sont pas les gilets jaunes, ce sont les tenanciers du macronisme ambiant, ceux qui privatisent à l’extrême, exploitent à l’extrême, se gorgent de fric et font crever la vie. Ou encore : le radicalisme des gilets jaunes répond à l’extrémisme d’un pouvoir de plus en plus destructeur.

Nous reproduisons ici la dix-septième Lettre Jaune, publiée par la page facebook du même nom. Un appel à saisir la possibilité ouverte par le mouvement des gilets jaunes d’aller contre cet extrémisme du centre qui entend neutraliser toute politique, de bloquer la machinerie du pouvoir et de ressusciter une opposition vivante au capitalisme.

Ces derniers jours, l’escalade verbale est arrivée à son terme. La contradiction entre la réalité d’en haut, et la réalité d’en bas a été clairement posée : Il y a le Mal et il y a le Bien ! Nous sommes le Mal, ils sont le Bien ! Ceux d’en haut prônent le « monde libre » en créant des ennemis imaginaires pour faire triompher leur logique. « Nous voulons la liberté d’expression »« nous voulons défendre le droit de manifester »« nous voulons respecter toutes les opinions »! Mais ils se servent de ces parades idéologiques pour se parer de vertus, et cacher la nature réelle de leurs actes ! Ce sont des illusionnistes talentueux, mais leurs tours de magie ne prennent plus. Nous, Gilets jaunes, nous voyons leur main de fer sous le gant de velours.

A l’inverse de leurs chants énamourés sur la Liberté, ceux d’en haut sont maintenant prêts à employer tous les moyens nécessaires pour éliminer ceux d’en bas : interdiction de manifester librement, gardes-à-vue préventive, vol de cagnotte, condamnations en série, fichier de surveillance… Ces moyens étaient jusqu’à alors recouverts par des discours bienfaiteurs : Liberté contre les oppressions ! Liberté contre les asservissements ! Liberté contre la violence ! Liberté contre la tyrannie ! Mais la Liberté d’en haut s’appelle en réalité l’uniformisation à marche forcée. En produisant un univers unique, une manière de penser unique, une manière d’agir unique, une manière de produire unique, une manière de vivre unique, ils ont crée lentement mais sûrement une logique totalitaire inédite, au nom de la Liberté chérie. Ce sont au contraire des ennemis farouches de la Liberté. Ils sont totalitairesparce qu’ils veulent faire de l’uniformisation marchande et juridique la règle uniqueet imprescriptible pour tous : les mêmes vêtements ! Les mêmes hommes ! Les mêmes femmes ! Les mêmes centres-villes ! Les mêmes divertissements ! Les mêmesemplois ! Les mêmes souffrances ! La même galère!

Cette uniformisation produit des identités remarquables toujours plus éloignées de la vie d’en bas. L’Union européenne est la dernière poupée russe du système. Elle a avalé les États et les a soumis à sa méthode unificatrice. Mais les États avaient eux aussi arraché toutes les particularités locales afin de les fondre dans un grand ensemble national. Les étatistes et les européistes sont frappés du même syndrome : la destruction des mondes d’en bas. A chaque fois, il s’agit de réaliser une unitétoujours plus éloignée de la vie concrète, de la vie locale, de la vie pratique ! 

Ce n’est pas à Bruxelles, à Francfort, à Paris, à Berlin, à Madrid de définir la taille d’une tomate, ou la manière de vivre et de produire ! Ce n’est pas à Bruxelles de décider pour Paris ! Mais ce n’est pas non plus à Paris de décider pour Eymoutiers, pour Mont-de-Marsan, pour Colmar. C’est au contraire en partant d’en bas que le commun s’élève ! Sur le pommier aucune pomme n’est identique. Mais avec ceux d’en haut, la pomme de France doit être la même que celle de Roumanie ! La pomme des Landes doit être identique à la pomme de Normandie ! L’indifférenciation d’en haut consiste à fixer une idée imaginaire détachée de la réalité. Cette indifférenciation d’en haut ne tient plus compte de l’abondance de la différence. Elle génère une vie morte et standardisée. 

Alors, nous, hommes d’en bas, nous Gilets jaunes, nous incarnons les particularités. Nous défendons les caractères, les nuances, les hasards. Nous défendons d’autres manières de vivre ! Nous défendons la diversité du vivant et non son appauvrissement ! Nous ne défendons pas l’Homme en soi, abstrait, détaché de tous liens familiaux, sociaux, et culturels, cet Homme cosmopolite, cet Homme gris fabriqué en série ! Nous défendons l’enracinement d’hommes et de femmes particuliers, fruit de l’immense capacité du vivant à produire de la variété et non de la plate identité ! L’univers d’en haut veut produire un Homme hors-sol et monstrueux ! Le monde d’en bas veut retrouver la chaleur, la couleur, et la curiosité de l’altérité !

A Nous.

Notes   [ + ]

1. En réalité, le mouvement des gilets jaunes est déjà une vaste source d’inspiration pour des mouvements sociaux internationaux, comme en témoigne cette excellente lettre d’un gilet jaune italien : http://www.platenqmil.com/blog/2019/01/10/lettre-dun-giletjaune-italien-a-tous-les-gilets-jaunes-de-france-le-gouvernement-italien-soutient-il-notre-combat.

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