Situation

L’extrême droite autrichienne en réalité augmentée

Six membres du FPÖ, parti anti-immigration, ont intégré une coalition gouvernementale réactionnaire

En avril 2016, lors du premier tour des présidentielles autrichiennes, le candidat du parti de la liberté (FPÖ – ou « parti libéral ») arrivait en tête. Stupeur, la victoire de ce parti ouvertement xénophobe agitait des spectres menaçants. Au terme d’un scénario catastrophe, il s’inclinait au second tour sur un écart minuscule. Rebelote en automne dernier : après des résultats élevés aux législatives d’octobre, le nouveau chancelier du parti conservateur de droite (ÖVP), Sebastian Kurz, invitait le FPÖ à former un gouvernement. Dans cette coalition marine et turquoise aiguillée par un discours anti-immigration, le parti d’extrême droite a pris six ministères (sur treize), dont trois régaliens : l’Intérieur, la Défense et les Affaires étrangères.

Le gouvernement autrichien est ainsi devenu le seul d’Europe occidental faisant la part belle à l’extrême droite. Face à la poussée du FPÖ, les partis vert et social-démocrate se sont écrasés. Un large rabâchage médiatique sur la « crise migratoire » a donné des ailes au ressentiment. La misère socio-économique a été reconditionnée en haine anti-musulmans par des leaders populistes. On le voit, la situation autrichienne ne manque pas de ressemblances avec la nôtre. Pour disposer d’un regard intérieur, nous sommes allés interroger un membre d’une revue autrichienne qui s’organise contre la coalition droitière et le système qui l’a rendue possible1.

Une percée de longue date

Pour partir du fond des choses, il faut se rappeler que l’Autriche a, au regard de l’histoire, été un pays très autoritaire et réactionnaire. De larges parts de la société ont assimilé profondément le principe d’autorité. Il faut dire que les Autrichiens n’ont qu’à peine entamé le travail de mémoire sur leur histoire récente, en particulier sur les liens entre fascisme autrichien et nazisme. Selon l’historiographie officielle, les autrichiens étaient plus « victimes du nazisme » que coupables des nombreuses atrocités perpétuées par les régimes fascistes2. Cela constitue sans aucun doute un terreau fertile pour les idéologies droitières et fascistes.

La tendance qu’a suivie le jeu politique depuis quelques mois en Autriche n’a en réalité rien de très surprenant. Au contraire, on a pu voir cette direction à l’œuvre depuis plusieurs années. Ce sont les derniers gouvernements du SPÖ (Parti social-démocrate autrichien de centre gauche) et de l’ÖVP (Parti populaire autrichien, de droite et d’orientation chrétien-démocrate-conservateur) qui ont ouvert la possibilité d’une percée du FPÖ (Parti de la liberté, d’extrême droite xénophobe). Ce parti populiste s’est servi du rejet des deux partis traditionnels par des électeurs qui leur reprochent de ne pas réussir à relancer l’économie autrichienne et d’être guidés par des intérêts clientélistes. Dans ce contexte, le FPÖ se présente comme la force du changement, en produisant consciemment une scénographie rebelle, ce qui est caractéristique du populisme de droite tel qu’on le voit fonctionner à travers L’Europe occidentale.

Affiche de campagne : « MIEUX : notre argent pour notre peuple! VOTEZ POUR LE FPÖ »

En somme, la « poussée de la droite » dans la société autrichienne ne se concentre pas dans le vote d’octobre 2017, mais elle est pour l’essentiel déjà à l’œuvre avant cette date, en dedans et en dehors du parlement. En ce sens, la situation de crise généralisée du capitalisme en Europe y contribue dans une large mesure, bien qu’elle n’ait pas des effets aussi dramatiques en Autriche qu’en Grèce par exemple. La crise donne des ailes aux sentiments d’angoisse et d’insécurité et fait dépérir le sens de la solidarité. Ce dernier s’est largement étiolé en Autriche ces dernières années poussant à une concurrence de plus en plus carnassière et au repli identitaire. Là-dessus, les média et les politiciens en ont rajouté une couche avec leur précipitation habituelle (mots-clé : « crise des migrants », terreur islamiste). Les braises du ressentiment se sont entassées et l’ambiance régionale n’a pas aidé : dans tous les pays voisins, la tendance droitière et réactionnaire a fait un grand saut (en Hongrie, Pologne, Tchétchénie comme en Allemagne avec l’AfD3. De plus, le déploiement d’une idéologie d’extrême-doite a imbibé tout le champ politique. Ses conséquences ne se cantonnent pas aux élections d’octobre 2017 et leurs suites. Cela fait déjà quelque temps que les gouvernements ont mis en place des mesures réactionnaires et répressives. Ce n’est donc pas étonnant qu’on en arrive aujourd’hui à une coalition entre l’ÖVP et le FPÖ. Ils partagent de nombreuses idées : des positionnements réactionnaires en ce qui concerne la politique sociale, répressifs pour la politique sécuritaire (en favorisant l’augmentation des effectifs policiers, militaires ainsi que le budget des services secrets), une conception identitaire et raciste des politiques migratoires et le choix d’une réponse économique classique (national-libérale) à l’égard des entreprises et du capital.

Ce n’est pas la première fois que ces partis forment une coalition. Leur première alliance remonte en fait à l’an 2000. Il y a dix-huit ans déjà, l’ÖVP et le FPÖ s’étaient rapprochés, ce qui avait provoqué une vague de protestations relativement importante. A cette époque, le gouvernement de droite nouvellement désigné s’était empressé de mettre en place son programme politique (austérité, mesures répressives, etc.), ce qui avait bien fonctionné puisque ces mesures sont en vigueur aujourd’hui encore. La plupart des lois qui avaient été prises alors ont en effet été conservées par le gouvernement social-démocrate suivant. Les sociaux-démocrates se mettent en scène et essayent de passer pour les derniers remparts face à l’extrême-droite alors qu’au fond ils partagent des conceptions presque aussi répressives en ce qui concerne la sécurité intérieure et qu’ils agissent de la même manière que leurs prédécesseurs, en faveur des élites et du capital. C’est dans ce contexte qu’il faut voir la nouvelle coalition gouvernementale entre l’ÖVP et le FPÖ.

Le vice chancelier autrichien : Heinz-Christian Strache. Sur le mur : « l’islam hors d’Autriche »

Ce qu’on a appelé « crise migratoire » a eu assurément un effet conséquent sur l’état d’esprit autrichien. Durant l’été 2015, il y avait presque consensus : il fallait aider les exilés en mettant en place des structures d’aide et d’accueil. Un certain nombre d’associations sont alors venues pallier les négligences de l’Etat en la matière. Il y a eu aussi une grande manifestation pour le droit d’asile, regroupant pas moins 100 000 personnes. Mais très vite, cet état d’esprit s’est renversé, en grande partie à cause des média qui ont diffusé des informations inexactes et des reportages « chocs » consacrés à des problèmes marginaux. Aujourd’hui, ce sont la xénophobie et le darwinisme social qui tiennent le haut du pavé.

Dans ce contexte, des groupes politiques d’extrême droite ont tenté de s’organiser en dehors du champ parlementaire, à la manière de PEDIGA en Allemagne (« Les Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident », un mouvement de droite populiste extraparlementaire lancé en 2014 à Dresde. Il s’attaque avant tout à l’immigration en provenance de pays musulmans). C’est le cas du « Parti du Peuple » (Partei des Volkes). Il y aussi un certain nombre de réseaux néonazis (entremêlés avec des hooligan, des ultras et des mouvements identitaires). Si cette constellation est de plus en plus inquiétante, elle l’est moins qu’en Allemagne ou aux Etats-Unis. Ce groupes n’ont pas réussi à s’imposer réellement puisque le FPÖ polarise depuis des années presque toutes les formes du sentiment droitier qui se développent en Autriche.

Affiche de campagne : « MON PLAN POUR INNSBRUCK : l’amour de la patrie plutôt que les voleurs marocains »

Maintenant, si l’on se demande si l’accession de l’extrême-droite au gouvernement était évitable, il faut prendre en compte le fait que beaucoup de gens pensaient qu’il fallait tout tenter pour empêcher la victoire de l’extrême-droite dans les urnes, c’est-à-dire : voter pour les verts et pour les sociaux-démocrates et suivre en cela la consigne du « front unitaire » antifasciste. Mais comme on l’a vu, cela n’a pas fonctionné.

Il faut aussi noter que la résistance contre la droite en Autriche et dans les pays voisins s’est concentrée sur les symptômes, par exemple en combattant l’émergence de groupes fascistes (les Burschenschaft entre autres, des sortes de fraternités étudiantes qui se sont développées en Allemagne et en Autriche sur le modèle de la fraternité de Iéna, fondée en 1815. Elles charriaient des idéaux libéraux et nationalistes. Détruites après la seconde guerre mondiale pour leur prise de position en faveur du nazisme et contre les juifs entre 1933 et 1945, elles renaissent depuis). Les racines du développement et de la propagation de l’idéologie droitière n’ont été que très peu prises pour cible, alors qu’on aurait pu et dû lutter contre le racisme et son institutionnalisation, contre les excroissances absurdes du système économique capitaliste et contre le monopole médiatique.

Les noces pourpres du marché et du ressentiment

Le gouvernement de coalition a fait une liste des changements qu’ils veulent mettre en place d’ici cinq ans. Ils concernent toutes les classes sociales mais comme toujours, ils seront le plus nuisibles pour celles et ceux qui se situent en bas de l’échelle socio-économique. On peut trouver le programme complet en ligne, je ne parlerai ici que de quelques mesures :

  • Le droit d’asile : le gouvernement prévoit de compliquer largement l’obtention de l’asile. Quand ils entrent sur le territoire autrichien, les migrants devront remettre aux autorités leur téléphone portable et l’argent qu’ils transportent. Des prestations sociales ont déjà été réduites voire supprimées (celles qui dépendent des Etats fédérés, les Länder, ont été raccourcies en Haute-Autriche par exemple) et ce mouvement se poursuivra sans aucun doute.
  • Travail et économie l’objectif affiché est la flexibilisation du temps de travail. Ainsi, dans certaines branches il deviendra possible d’imposer la journée de 12 heures. En ce qui concerne les aides à l’embauche pour les chômeurs, elles seront « accordées en priorité » aux citoyens autrichiens. Les prud’hommes, qui soutiennent actuellement les salariés en leur donnant des conseils ou en les informant sur leurs droits seront à terme supprimés. À l’inverse, il est prévu d’apporter des aides financières dans des domaines investis par des entreprises du type de Google & Co, ainsi que de mettre en œuvre le projet « Smart City » : investissement dans le high-tech, gentrification des centres urbains, etc.
  • Politique sécuritaire : les effectifs de la police devraient être immédiatement augmentés de 2200 fonctionnaires supplémentaires. De même, les formations à destination des policiers et militaires seront multipliés, ce qui va de pair avec la généralisation des « autorisations spéciales » pour les « situations extrêmes ». Dans l’ensemble : augmentation du budget alloué à la police et à l’armée, acquisition de nouveaux équipements et technologies, accroissement du contrôle et de la surveillance (d’internet entre autres).

Prises en bloc, ces mesures visent essentiellement l’amélioration des conditions économiques et le renforcement de la hiérarchie sociale. C’est la raison pour laquelle le « nouveau cap » poursuivi par le gouvernement se situe en fait dans la lignée du néolibéralisme économique : perpétuation de l’exploitation sur le marché de l’emploi, adaptation de l’économie autrichienne aux métamorphoses du capitalisme moderne par la flexibilisation.

En fin de compte, ce que pourra ce gouvernement dépendra des résistances sociales qu’il rencontrera et c’est à cela qu’on jaugera adéquatement la situation en Autriche. L’expérience des années 2000 (lors desquelles une coalition turquoise et marine avait déjà pris le pouvoir) montre qu’il y a peu de chance que les futurs ministres reviennent sur les mesures sécuritaires et réactionnaires en chantier aujourd’hui. Dans l’ensemble, les gens ne sont pas conscients du pallier que nous sommes en train de franchir en Autriche : pris comme marée de « citoyens » consommateurs et électeurs nous sommes carrément dépassés par les évènements. Face à ce phénomène, la résistance doit rester toujours « surprenante » en attaquant de front des problèmes qui restent « invisibles » dans l’ordre public.

La plupart des média se tiennent par principe dans le camp du nouveau gouvernement. Dans une certaine mesure on pourrait même dire qu’ils font œuvre de propagande pour celui-ci (en prenant fait et cause contre les migrants et contre la gauche par exemple). Ils sont les principaux artisans de la victoire de Sebastian Kurz, le nouveau chef du gouvernement (chancelier). Sebastian Kurz est une figure symbolique. Un symbole pour la croissance économique étincelante, pour la jeunesse4, pour « le dur labeur qui permet de réussir ». Il a le style de l’entrepreneur dynamique, celui qui représente le futur de l’Autriche tel qu’il est dessiné sur les plans du gouvernement. Dans les champs diplomatique et médiatique, Kurz apparaît comme un leader éloquent et authentique. Mais il maîtrise de multiples déguisements et peut aussi apparaître spectaculaire et séducteur. En tant que chancelier, il doit tartiner de miel le gosier des électeurs et autres politiciens, représenter l’Autriche à l’étranger et en même temps assurer la présidence du gouvernement. Beaucoup de gens perçoivent Sebastian Kurz comme une personnalité charismatique capable de remettre le pays sur les rails du succès. Les entrepreneurs, en particulier, lui vouent une confiance aveugle pour catapulter l’Autriche dans le capitalisme moderne et flexibilisé.

Sebastian Kurz et sa petite amie après l’inauguration du gouvernement de coalition – Photographie : Christian Bruna/EPA

Résister

Lors de la prise de serment du nouveau gouvernement, il y a eu cinq manifestations officielles et quelques unes non-déclarées à Vienne, auxquelles s’ajoutent celles dans les autres villes (à Salzburg, Innsbruck). En tout, 10 000 personnes issues de divers courants politiques y ont participé. L’atmosphère était à la fois angoissante et combative. Avant et après cette journée, la protestation a pris diverses formes : on a lancé des escarmouches contre des bureaux de l’ÖVP et du FPÖ, des émeutes ont éclaté dans 4 prisons de Vienne, de nombreux véhicules et porte-journaux ont été incendiés, etc. Tous ces actes de résistance ont été passés sous silence dans les grands journaux; la police n’a fourni aucun rapport. La stratégie ne fait aucun doute : contenir la protestation et étouffer la diffusion d’information. Ce n’est ainsi que par la peur et en dehors des canaux traditionnels que la résistance pourra se propager.

Durant les manifestations contre la coalition FPÖ/ÖVP : « Les nazis hors du parlement ! »

Le deuxième obstacle, c’est que si l’on considère les manifestations d’un point de vue sociologique, on s’aperçoit que seuls certains groupes y ont pris activement part (les étudiantes et étudiants, les artistes, etc.). Il n’est pas étonnant que le pouvoir parvienne aussi facilement à faire taire la protestation, celle-ci ne pouvant s’appuyer sur une base sociale large et solide. Tout se jouera donc lors de la grande manifestation prévue pour le 13 Janvier. Nous verrons alors si la résistance a réuni et si elle a les épaules pour tenir face au pouvoir.

Le mandat du gouvernement est de cinq ans. Cela signifie que pendant au moins cinq ans, la gauche va être marquée par les combats défensifs. Pour de nombreux militants, il faut avant tout défendre « l’Etat social » et « la Démocratie ». Mais la Démocratie et l’Etat social sont, en l’état, des abstractions au main d’un gouvernement réactionnaire. Quoiqu’ils soient bien intentionnés et se battent sans doute pour une cause noble, il y a de grande chance pour que leurs combats fassent le jeu du pouvoir. Il serait assurément plus intéressant de se débarrasser de tout ça pour reconstruire un mouvement social cohérent. En ce qui concerne « la Démocratie » par exemple, n’oublions pas que la droite xénophobe et sécuritaire est parvenue au pouvoir grâce aux urnes et non par un putsch armé.

« Urne électorale »

Pour lutter contre le gouvernement, la résistance devra aiguiser la critique politique avec des actions offensives : manifestations, attaques contre le pouvoir, etc. Il faudra propager une ambiance combative. C’est le pari des futurs rassemblements politiques. En parallèle, il est nécessaire de construire et cimenter la base des luttes à venir en érigeant des réseaux résistants. Sans cela les mouvements n’auront que peu d’effets. En somme, il y aura beaucoup à faire ces prochaines années.

Pour boucler la boucle, nous ne devons pas oublier que le gouvernement de Kurz n’est qu’un symptôme, il manifeste un objet de révolte plus lâche et général. C’est la raison pour laquelle la victoire du FPÖ résonne tant avec la situation d’autres pays. Il est donc nécessaire de développer les échanges avec des militants à travers l’Europe : nous avons besoin d’un soutien mutuel et de solidarité.

crédits : Joe Klamar

Notes   [ + ]

1. Il s’agit de la revue « Revolte » mais notre interlocuteur parle en son nom et non en celui de ce journal.
2. Si les autrichiens sont bien victimes du nazisme et font même partie de ses premières cibles  avec l’Anschluss, la réaction des Autrichiens a été tout aussi mélangée que celle des Français en 1940 : enthousiasme d’une grande partie de la population, collaboration, soutien de la hiérarchie catholique et des élites sociales-démocrates à l’envahisseur. Le 25 juillet 1945, après la victoire des alliés, une loi est votée qui vise à dénazifier l’Autriche, elle oblige les ex-membres du parti nazi à se faire enregistrer. Résultat : une liste de plus de 600 000 personnes, auxquelles il faut ajouter tous ceux qui ont collaboré d’une manière ou d’une autre en dehors du parti. Aussi, au lieu de mener une lutte idéologique contre le national-socialisme et les crimes hitlériens, on a évité la discussion sur le passé en flattant la masse des anciens nazis promus au rang de doubles victimes. L’identité nationale se reconstruit aveuglément sur ce refoulé. Très vite, dès 1948, le processus de dénazification s’éteint et tant le SPÖ que l’ÖVP cherchent à gagner les votes des anciens nazis.
3. En Septembre dernier, ce parti d’extrême droite d’Allemagne est entré pour la première fois au parlement avec plus de 13% des sondages. Notons que certains dirigeants de l’AfD tentent d’instaurer une alliance avec le FN français et le FPÖ autrichien.
4. À 31 ans, Sebastian Kurz est le plus jeune chef de gouvernement en activité au monde.

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