Culture impopulaire

« J’remets du sang sur le bleu des mots ». Entretien avec Arm (Psykick Lyrikah)

Vous connaissez peut-être Psykick Lyrikah, ce groupe de rap rennais qui depuis son premier classique Des lumières sous la pluie en 2004 s’acharne à rester en marge et à échapper aux codes, en passant au gré des disques du rock le plus dur aux ambiances les plus éthérées. Au sein de ce parcours aux multiples virages et changements d’équipage, une seule constante : Arm, le rappeur, sa patte musicale toute personnelle, et sa plume bizarrement abstraite et parlante.

Aujourd’hui, Arm officie seul, et il n’a rien perdu de la colère sourde ni de la simplicité affable qui le caractérisent. Nous sommes allés le rencontrer à l’occasion de la sortie de Dernier Empereur, un excellent disque qui fait un usage décomplexé de l’autotune, et marie allègrement la trap vénère à des rêveries chantonnées.


L’écriture : « je considère le flou comme un début de lumière » (Vîrus)

J’écris rien à l’envers, c’est juste le monde qui l’est 

 

(« La lumière »)

Sur mon écriture, oui, je reprendrais à mon compte la phrase de Vîrus, « Je considère le flou comme un début de lumière« . C’est toutes ces zones d’obscurité entre le brouillard et la lumière, c’est de là que nous on écrit. Ce qui est intéressant c’est l’entre-deux. Est-ce que je vais basculer comme Anakin, plutôt à droite, plutôt à gauche ? J’aime bien ce côté nébuleux, flou, c’est ça qui me pousse à écrire. Ne pas avoir besoin d’expliquer ce que je raconte. Un bon morceau te fait ressentir des choses sans avoir besoin d’en comprendre le sens.

On me dit que j’ai une écriture floue, codée, mais c’est pas du tout une volonté d’être cryptique, au contraire. Si je faisais de la musique avec un langage du quotidien, autant faire des podcasts ou écrire des livres. La musique permet d’être sur une autre strate, où la syntaxe peut sonner différemment, comme en poésie. Tu peux renverser les codes établis pour ouvrir des portes qui vont faire naître de l’émotion. Pour moi, c’est presque on s’en fout de ce que je raconte, chacun va y entendre des trucs, certains vont capter ce que je raconte, d’autres vont entendre une seconde lecture, moi même j’y entends une seconde lecture parfois, par exemple sur « Ta main ».

« Ta main », c’était pas écrit pour moi, mais pour un chanteur, donc il fallait encore plus simplifier le champ lexical, que ça soit pas un texte de rap. Mais quand je me le suis réapproprié pour le mettre sur mon disque, je me suis dit putain c’est génial, c’est comme « L’aurore », j’ai jamais écrit aussi simplement, mais je suis jamais allé aussi loin dans un texte. T’as l’impression de toucher une certaine simplicité. Y a de la littérature compliquée que je trouve très bien, et y a de la littérature très simple, y a McCarthy quoi. J’ai lu La route je me suis dit putain, il écrit un truc ultra simple mais d’une puissance, c’est fou. Le vrai talent il est là : la force dans l’épuration. C’est se débarrasser de plein d’artifices.

C’est pareil que pour les films de Lynch, ce qui compte c’est pas d’avoir compris, c’est qu’est-ce que t’as ressenti en écoutant le morceau. Quand je ferme les yeux et que j’écoute un morceau j’ai besoin d’avoir une peinture, des lumières. Le mec qui va me dérouler sa petite journée, pourquoi pas, mais là on redescend un peu. Ça on le fait tous les jours, moi j’ai besoin d’autre chose dans la musique.

Quand j’écris, c’est comme un état second. J’ai l’impression d’avoir pris une drogue.. Y a plein d’artistes qui sont dans leur musique ce qu’ils ne sont pas dans la vie de tous les jours, pour qui c’est un exutoire, un défouloir. On parlait des clowns tristes, ou l’inverse, souvent les gens qui font de la musique marrante, c’est les pires connards du monde. C’est une vérité…

Mais j’ai pas l’impression d’écrire des trucs compliqués. Comme j’écris des trucs qui sont pas ironiques, pas dénonciateurs, pas ouvertement politisés ou ouvertement caillera, ou ouvertement bizarroïdo-j’sais pas quoi, les gens ont l’impression d’ouvrir une porte, puis derrière de trouver un mur. Alors qu’en fait, c’est pas du tout le but. Au contraire, avec un champ lexical simple, je trouve que les possibilités sont infinies. C’est toujours du doute, des interrogations, de la colère, finalement c’est très simple ce que je raconte.

V’là l’art en trop qui surgit des veines
Fait de rancoeurs et trucs impossibles
File dans les couloirs on improvise
J’remets du sang sur le bleu des mots
36 piges à verrouiller nos cibles

 

(« Roule »)

Ambiance : une lumière crépusculaire

Le ciel est bas
Les reflets marquent les temps
Ailleurs au calme
On attendait la fin

 

(« La lumière »)

Dans mes premiers disques, y avait tout ce truc de l’esthétisation de la noirceur, de la mélancolie, un truc assez adolescent finalement. Et je trouve ça très bien hein, je suis très fier de tous mes disques, mais c’est normal que le discours change avec les années. Mettre un peu de lumière dans son travail, c’est pas simple. C’est presque plus compliqué de faire des morceaux catchy, lumineux, qui donnent la pêche. C’est dur d’apporter de la lumière sans être trop fanfaron.

Ce qui m’anime, me donne de l’espoir aujourd’hui, ce n’est rien d’autre que d’avoir un court laps de temps sur terre et de profiter. C’est pas plus con que ça. On a tous la chance d’être beaux, en bonne santé, vivant, debout, de s’intéresser à des trucs, et c’est un petit miracle. Que ça soit pas toujours simple, qu’on soit complètement égaré en se demandant ce qu’on fait là, je suis le premier à y penser tous les jours. Mais moi, c’est des trucs tout bêtes comme ça qui me font vivre : profiter de chaque jour, évidemment construire certaines choses, se battre pour nos gamins, pour ce qu’on va laisser derrière nous. C’est con, ça fait cliché, mais c’est une évidence. J’ai la chance d’être entouré, d’avoir une femme charmante, un enfant charmant.

Au bout d’un moment, c’est bien d’être dans le flou, le nébuleux, de creuser dans la musique, mais il faut pas tomber dans la coquetterie de la noirceur. Parfois la noirceur elle est bien écrite, elle est sur le fil. Un mec comme Vîrus j’ai mis du temps à rentrer dans son univers, mais quand je suis rentré dedans, je me suis dit putain le mec est super fort. Toujours sur le fil. Au moment où ça peut devenir un peu glauque, tac ! une petite blague, et ça repart. Et c’est cet équilibre-là qui est très fort et que j’ai du mal à ressentir chez d’autres personnes où j’entends que le cynisme, et que la noirceur à gogo. Tu sens là que c’est une sorte de parure un peu coquette. Je suis sombre… je suis sombre, je suis tellement sombre, tu peux pas capter. Bon, faut pas que ça soit caricatural je pense. Attention y a plus de lumière dans ma musique, mais c’est pas la fête non plus…

Autotune, entre humain et machine

Mon premier morceau à l’autotune c’était sur l’album Inuk, mais sur Dernier Empereur, j’ai beaucoup utilisé l’autotune. Tout dépend de la façon de l’utiliser, certains je trouve ça insupportable, mais Bon Iver, James Blake, l’utilisent de façon très pop. Je me rappelle un album de Sufjan Stevens où il terminait par un morceau-fleuve de 30 minutes avec de l’autotune au milieu, et tout le monde lui est tombé dessus. Et c’est marrant car cet effet-là c’est juste un plugin que t’actives sur la voix, qui supprime les notes intermédiaires. Et ça cristallise chez plein de gens tout un amalgame, un grand sac dans lequel on met les Booba, les Jul. C’est l’étendard pour certaines personnes d’un type de rap qu’ils n’aiment pas.

PNL a été mis là dedans alors que je trouve que c’est un des groupes les plus intéressants des 10 dernières années. Y a plein de gens autour de moi, je peux pas leur dire que j’aime PNL, car pour eux la porte, elle est fermée. Et pourtant PNL, ils ont ce truc dans l’écriture à la fois un peu abstrait et rentre-dedans qu’on pouvait trouver chez Booba à l’époque. La prod joue beaucoup aussi, ce truc très lent et cotonneux, ils ont créé quelque-chose de très beau. Je les ai découvert avec QLF, je me rappelle avoir échangé un peu sur Facebook avec eux à l’époque, on était 400 à les suivre c’est fou, du coup je garde une tendresse particulière pour « Je vis je visser », « J’comprends pas » etc. et cet album-là. Leur succès est surprenant car je trouve leur musique très triste, mais c’est extraordinaire que ça se soit passé comme ça pour eux.

Tous les gens qui détestent ce rap-là sortent la carte autotune, alors que y a plein d’effets sur la voix qu’on a acceptés depuis longtemps : on peut mettre du delay, de la reverb, disto, pitcher notre voix, on va rien nous dire. Mais l’autotune c’est le truc qu’il faut pas faire. Si on savait comment les rappeurs trichent en studio, dropent les phrases où ils ont pas eu le temps de respirer ou recalent sur logiciel les backs de la piste lead, je pense qu’on serait surpris. Pour moi c’est un faux procès je pense. Mais ça m’a fait penser à Bob Dylan le jour où il a branché sa guitare sur un ampli avec de la distorsion, et qu’il s’est fait siffler par des salles entières qui comprenaient pas qu’il puisse tomber dans un truc si grossier quoi… Et c’est digéré depuis longtemps la guitare électrique.

Moi, l’autotune, j’aime beaucoup car ça harmonise la voix, ça l’intègre aux machines. Tout est un peu sur un même plan que les machines : on humanise les machines, on rend la voix plus robotique, on crée une sorte d’entre-deux un peu étrange, que je trouve assez beau. Et évidemment, gommer les défauts c’est assez jouissif. Je pense qu’on peut l’utiliser sans tomber dans la fête foraine.

Les machines, les écrans, la télé

On vit avec des appareils qui nous enregistrent, tout ce que je dis là va être retranscrit. Nos appareils de communication, c’est un réseau neuronal, ils sont connectés, géolocalisés. Ne pas s’intéresser à ça, ne pas se poser ces questions, sur des trucs qui peuvent aller jusqu’au transhumanisme, c’est hyper flippant. Moi je m’y intéresse car ça me fait flipper en fait.

Les écrans, ça m’obsède. Je viens de faire un morceau avec Fayçal et Lucio Bukowski, on avait une thématique générale, et mon couplet est que là-dessus. Y a un truc très beau dans la connexion permanente, c’est que les gens ne sont plus jamais seuls. Et en même temps c’est extrêmement triste. Ce qui fait peur, c’est ce besoin. Je fais le parallèle avec la musique, si on n’est pas dans la lumière, on existe pas quoi (les Instagram, Facebook, Snapchat). Je pense que ça relève presque d’une pathologie psychiatrique dans les comportements d’aujourd’hui. Y a une réelle addiction. Ca fonctionne comme un doudou, si tu fumes pas, que t’attends quelqu’un, tu vas passer 10 minutes à consulter des trucs alors que t’as rien reçu, t’attends rien de particulier.

Moi je vois mon gamin, tu lui mets un écran devant les yeux, il est fasciné quoi. Nous aussi on l’était à notre époque, mais y en avait pas autant. Je veux pas faire le vieux con qui dit que c’est pas bien. C’est juste qu’on les utilise énormément, et on ne les maîtrise pas beaucoup en fait. On se fait happer par ça. Dans 1984, un télé-écran de surveillance ça paraissait complètement fou, alors qu’aujourd’hui on fait entrer dans nos foyers des robots connectés, des montres connectées, on demande la météo à Google qui va nous géolocaliser pour nous dire exactement où on est, etc. Ca renvoie à ce qu’on voyait dans le cinéma d’anticipation quand on était petit : Dark City, Blade Runner, on y est quoi !

Après je vais pas tirer sur des ambulances et dire « les méchants écrans qui empêchent de regarder les gens devant eux ». Mais je pense qu’aujourd’hui tout est faussé pour que ça en jette sur un écran : la réalité est altérée, modifiée, filtrée, photoshopée, etc. Pour rendre tout plus beau quoi, de manière très factice. Au lieu de sublimer le réel, les objets qui sont devant toi, tu vas fabriquer une image, et c’est le culte de l’image quoi.

Dans la musique aujourd’hui, c’est pareil, t’as l’impression que c’est le packaging qui fait les 3/4 du succès d’un artiste. Et c’est pas pour rien qu’aujourd’hui de plus en plus de rappeurs se masquent, mettent des lunettes : on joue sur l’image du mec masqué, qui veut pas apparaître. Je pense que les rappeurs ont leur costume de Terminator, ce sont des super héros, et puis subitement quand ils arrivent chez un média généraliste, ils sont un peu tout nus, leur maman peut-être regarde l’émission. Quand ils sont déstabilisés dans leur rôle de provocateur, ils ont besoin de se cacher.

Les rappeurs et les médias généralistes c’est une grande histoire, fabuleuse… Mais faut être optimiste, les gens de la télé sont pas éternels, et dans 30 ils auront grandi avec le rap et joueront peut-être moins sur les stéréotypes. Et puis c’est peut-être aux rappeurs de ne pas y aller, on sait le traquenard que c’est. Y a Moix qui fait des « yo yo » à Nekfeu, y a le singe savant, la brute, Booba, JoeyStarr… Mais ça c’est compliqué, c’est un univers qui est très en place, et le rappeur lui il est pas dans son univers, c’est compliqué de retourner ça à son avantage. Moi j’irai pas, j’ai rien à faire là bas. La radio je crois que c’est ma dernière limite, la télé tout ça ça m’intéresse pas trop.

De l’intermittence à l’indépendance

 On appelle tous ceux qui triment au coeur des villes au coeur de pierre

 

(« Nouveaux héros »)

Aujourd’hui j’ai abandonné le statut d’intermittent que j’avais dans les dernières années. Maintenant je le fais « à l’américaine », c’est à moi de ramener l’oseille. En fait, l’intermittence c’est une sorte de statut de chômage, mais propre aux artistes et aux techniciens du spectacle. Quand tu justifies un certain nombre d’heures, t’as des droits qui s’ouvrent, des aides, qui te permettent d’avoir un complément les mois où tu bosses moins. Mais c’est bizarre, ça génère des trucs pervers, notamment à Paris, parmi les gens de la TV, de la radio, qui bossent tous les jours dans le même endroit et sont intermittents. Ca te force à faire tes heures pour recevoir ton allocation, donc moi ça me forçait à faire des ateliers d’écriture, assez régulièrement, toujours avec les mêmes gens, qui pourraient faire autre chose, des choses plus variées.

Ils descendent dans la rue manifester, moi ça me gênait, je me sentais trop verni, alors que d’autres gens se lèvent tous les jours à 5h pour aller bosser. J’en avais marre d’être enfermé là-dedans, c’est pour ça que je suis retourné travailler avec un metteur en scène, cette année, pour diversifier mon travail. Ca me manquait de travailler avec d’autres gens, d’être sur d’autres expériences, d’autres textes, de travailler avec des auteurs aussi. D’être au plateau, de dire des textes, travailler la diction, la musique, ne pas être que dans l’écriture. Et évidemment voir des nouvelles têtes. Du coup les concerts, je lève un petit peu le pied. Je suis très content de l’album, mais j’ai besoin de faire autre chose aussi. Chaque chose que je fais à côté va nourrir ma musique. Ca rend un peu schizo parfois mais c’est intéressant.

Nouveaux héros contre têtes brûlées

C’est le visage de la nouvelle guerre 2.0
Des écrans dans les têtes vides de tes nouveaux héros

 

(« Nouveaux héros »)

C’est con mais avec ces « nouveaux héros », je pensais à toutes les nouvelles stars des réseaux sociaux. Je discutais avec mon neveu, pour lui les stars c’est les gens qui font du gaming, des vidéos où ils jouent. J’ai découvert tout un pan, des gens qui sont des reusta des réseaux sociaux, qui gagnent beaucoup d’argent, c’est surprenant. Les Kim Kardashian, sur Instagram, les gens de la télé réalité qui vont vendre du dentifrice, tu découvres des trucs, c’est ultra flippant. Et j’ai l’impression que c’est un peu les « nouveaux héros » d’aujourd’hui. C’est très vieux con ce que je dis ha ha !

C’est la guerre de la communication, de la notoriété, la guerre du like, la guerre du clic. Je veux pas cracher dans la soupe, je suis sur Twitter, Facebook, Instagram. On peut pas se plaindre d’avoir peu de moyens, un petit label, et en même temps ne pas être là-dessus sur les réseaux sociaux. Après j’y suis pour parler de musique, le plus possible. Les réseaux sociaux c’est comme la musique, ça a fait naître des vocations de gens qui veulent absolument être connus. Ca a commencé avec la télé réalité y a quelques dizaines d’années. Le vice, après, c’est qu’on en arrive à des trucs comme ce qu’a dit Booba dise « Joke n’a pas vendu de disques, il est temps qu’il arrête ». Le but, c’est que ça cartonne, que ça vende. Au lieu de faire de la musique, on vend des aspirateurs.

Ouais c’est la même pour les têtes brûlées qui veulent tout mettre à sac
Veulent des billets pour respirer, jusqu’au jour où ils attaquent
[…] On évite ceux qui ont vendu leurs principes pour se ranger
Ou troquer les flammes qui leur parlaient d’amour pour se venger

 

(« Nouveaux héros »)

« Les têtes brûlées qui veulent tout mettre à sac », ouais je faisais référence aux émeutes, aux manifestations, aux voitures qui brûlent. Quand les hommes politiques comprendront qu’il n’y a pas de fumée sans feu, qu’il y a une explication logique au pétage de plomb des gens, on aura fait un pas en avant. Mais une voiture qui brûle, pour tout un pan de la population, ça reste un acte gratuit de sauvage…

Entendez les chants de la gorge du monde
Ceux qui poussent à l’intérieur
Et qu’on veut faire taire à la force du nombre

 

(« Premier rayons »)

Dans Les courants forts, j’ai fait des morceaux très politiques, sûrement sous l’effet de la collaboration avec Iris. Un morceau comme « Et pourtant », c’est vraiment axé sur les conflits mondiaux. Je pense qu’Iris1 a axé l’écriture un peu sur ces aspects politiques, mais en même temps il peut avoir un côté un peu plus léger, par exemple sur « Goutte d’eau », [très belle chanson sur les tracas des étapes obligatoires du quotidien : se lever, se brosser les dents, prendre le petit déjeuner, prendre l’escalier]. C’est sûrement à partir de ce moment là que j’ai fait plus d’allusion à la « géopolitique ».

« Je porte la violence à cause d’eux »

Eux, c’est tout ce système dont on parle depuis tout à l’heure, d’élite, d’écrasement, qu’il soit politique ou même culturel. J’ai rencontré des directeurs de théâtre qui traitaient les rappeurs comme de la merde. C’est tout ce truc de petits chefs, d’écrasement, qui fait que tout le monde porte aussi une certaine part de violence. A force de mal te parler, tu finis par mal te comporter, tu deviens ce qu’on te reproche. La violence, ce qui est important, c’est de l’avoir en soi, pour « contrôler la machine », se défendre quand on peut, riposter si on est attaqué… J’ai une vision parfois un peu simpliste hein, mais bon, essayer de la contrôler au maximum, la maîtriser, la porter, ne pas subir. Et la sublimer, bien sûr, car en musique, en cinéma, la violence, quand elle est au service d’un propos, d’une oeuvre, elle peut être intéressante, vraiment.

Y a une différence entre mon lexique de la force, et la glorification de la violence. Moi j’ai été violent, j’en suis pas fier. La violence elle doit être analysée, comprise, retenue, et retournée, en positivité. Elle doit pas être glorifiée. Aujourd’hui, y a des gens qui ont connu la violence, et qui vont faire des métiers qui les éloignent de ça, qui vont être éducateurs, etc., ça c’est admirable.

Ca rejoint cette idée de spectacle. Subitement, c’est toujours plus fascinant un truc violent, un cocktail molotov qui explose dans un clip, plutôt que quelqu’un qui emmène son gamin à l’école, car là y a plus de dramatisation, ça ne choque pas la rétine. Je pense qu’on peut être à la fois le fruit d’une certaine violence, et la digérer, la recracher autrement (dans ses morceaux, par exemple) que par cette imagerie facile de pseudo-caillera virile des clips de rap. Les mecs passent leur temps à glisser des phases homophobes, mais t’as que des mecs musclés dans leurs clips ! Y a une abrutisation certaine qui auparavant était marginalisée, et qui devient mainstream.

Idiocracy.

Quand je remate le film Idiocracy, j’ai l’impression qu’on y est. C’est une comédie qui a une dizaine d’années, pas très ambitieuse, mais on s’y croirait. C’est comme Futurama, un mec est cryogénisé et se réveille dans le futur. A l’époque où il a été congelé il était un peu bête, mais à celle où il se réveille, les gens sont tellement tous teubés que le mec est une tronche quoi ! Le QI a complètement chuté, car les gens intelligents ont arrêté de faire des gamins, se sont isolés, et les teubés se sont mis à se reproduire comme des gremlins, et genre le président des USA c’est un renoi avec des mitraillettes, une queue de cheval, c’est genre Donald Trump fois 10 000. Le quotidien, c’est des jeux télévisés… C’est fantastique, mais aujourd’hui on a l’impression d’aller vers ça. Une sorte de 1984 en mode marrant.

Mais bref, y a violence et violence. Je la cautionne pas quand c’est dans un clip de rap et que c’est pas justifié, mais quand elle est vraiment légitimée, ça me dérange pas car elle sert un propos. La violence gratuite est quelque chose qui me répugne au plus haut point.

Violences policières, ruptures culturelles

Je sais pas trop, je vis pas en cité, je vis dans un quartier populaire. J’ai pas le quotidien de ces jeunes, je peux pas parler à leur place. Ce que je sais, c’est qu’il y a des ruptures qui sont nettes dans nos sociétés, et elles sont décuplées dans un territoire comme celui des USA par exemple, où c’est beaucoup plus dur. Y a plein de guerres, des guerres de discours, de génération, de pouvoir, de milieux sociaux, de couleur… C’est tellement complexe. Moi je suis pas très optimiste là-dessus. Y a tellement de ruptures entre pleins de gens.

On a des mondes que des mondes séparent
Et des visions d’ailleurs qu’écrasent d’immenses écrans

 

(Et pourtant)

T’ajoutes à ça le climat politique tendu, l’écrasement des minorités depuis des siècles… Et on continue à prendre 5 euros par-ci, 10 euros par-là, à rogner chez les plus faibles… Je trouve que c’est normal que ça pète. Plus les flux migratoires, les discours racistes. Laisse tomber. La poudrière elle est là depuis longtemps. Les émeutes qu’on a connues en France elles péteront encore, c’est certain. Pour moi y a pas d’autre issue qu’une guerre civile ou une lobotomisation totale de la population. En caricaturant un peu, c’est les deux issues majeures qui nous tendent les bras.

Le grand silence des foules a quelque chose à perdre

 

(« La minute qui suit »)

Quand ça pète, tout le monde est choqué, car y a deux mondes qui parlent pas la même langue. Va dire aux gens qu’il y a des violences policières, ils vont te rire au nez. « Mais monsieur vous avez pas le droit de dire ça, vous avez vu les zones de non droit, comment ils caillassent les pompiers… ». Certains quartiers sont complètement oubliés, très loin des centre-villes, construits entre une autoroute et une voie ferrée, les Tarterêts par exemple. C’est Metropolis quoi. T’as le monde d’au-dessus, le monde d’en-dessous, et quand les gens du dessous grimpent, ça pète quoi.

Briser les codes

On charbonne et on bouge les choses
On fait nos dièses et des ronds
Tu braques personne avec un bouquet de roses
La vie c’est dégager les formes
Avancer libre, et leur bousiller les codes

 

(« Premiers rayons »)

Les codes c’est les rails sur lesquels on te pousse. Mais pour moi, en vrai, tu files pas tout droit, tu files là où ton oreille va. L’étendard de la musique que je défends, c’est la liberté. Je respecte vraiment les artistes qui sabordent leur carrière pour faire les albums qu’ils ont envie de faire. Je me rappelle de Radiohead à l’époque de Kid A, leur maison de disque avait dit « c’est le suicide artistique », et ils se sont réinventés, je pense qu’ils étaient arrivés au bout de quelque chose.

Ça c’est intéressant comme Talk Talk, un groupe anglais qui s’est fait connaître avec 2-3 morceaux phares, et en fin de carrière ils ont commencé à déstructurer leur musique, à la rendre de plus en plus minimaliste, jusqu’à finir par un dernier album qui est presque free jazz. Personne n’a compris ce disque, et quand tu l’écoutes aujourd’hui, c’est vraiment fabuleux, magnifique ! Et après le chanteur, Mark Hollis, a sorti un album solo, super minimaliste aussi, presque musique de chambre, mais vraiment beau à pleurer. Et puis il s’est dit « voilà je suis arrivé au bout de ce que je voulais faire, j’arrête tout ». Ca c’est chouette.

Dernier Empereur

Le titre du disque, « Dernier Empereur », c’était une référence au film. Un film de 1987 de Bertolucci, sur le dernier empereur de Chine, le gamin qui accède au trône de l’Empire de Chine à deux-trois ans. Qui va être enfermé, coupé du monde toute une partie de sa vie avant d’être récupéré par les Japonais, puis emprisonné par les Soviétiques. Puis il va finir sa vie jardinier, et oublié de tous.

Quand j’ai écrit le texte du morceau éponyme, c’est au film que je pensais, j’aimais bien cette image d’ascension fulgurante et de chute. Empereur c’est un terme monarchique désuet, il parait très grandiloquent. Alors qu’en fait il est complètement révolu, y a plus d’empereur. Y a un empereur au Japon, qui n’a de titre que symbolique, mais pas de pouvoir. Donc voilà ça fait partie des grands titres du passé. Ce qui me plaisait c’est le côté faux égotrip. Y a le côté égotrip du rap, tout le monde se proclame roi, seigneur, duc. Donc, je me suis paré d’un titre presque un peu ringard quoi. C’est là-dessus qu’on a axé la pochette du disque aussi. Quitte à apparaître, autant détourner la chose : c’est comme une statue qui se fissure.

La pochette a été faite par un artiste qui vient de Rennes, qui travaille beaucoup avec les Chinois, il a cette esthétique vachement asiatique. Donc je me suis dit qu’apparaître c’est bien, on va pas se cacher pour une fois. Mais on va essayer de le faire intelligemment. Après y a des gens à qui ça plait pas mais au moins c’est frontal, on n’est pas dans des trucs à contre-jour, [comme sur les précédents disques]… En reprenant à zéro après Psykick, refaire la même chose aurait été inutile. Du coup, je tente des nouvelles choses. Pour les clips, le label m’a fait comprendre que ça serait bien que j’apparaisse, donc j’ai joué le jeu.

Dans des festivals, quand tu fais des radios, t’as un peu l’impression d’être au supermarché ou au salon des inventeurs tu sais, tu vends ton truc, tu vends ton aspirateur… Sauf qu’il y a eu 2000 avant toi, 2000 qui attendent derrière. T’as tes 2 minutes où tu peux parler de ton disque, mais y a tellement d’autres choses, tout le monde veut être à une place, c’est fatigant, c’est chiant tout ça. Alors je joue un peu le jeu car mon label me trouve parfois des bons plans. Mais c’est aussi pour ça que ça a jamais décollé Psykick… Mais ça me va très bien. Ce truc d’être « à l’écart », c’est mon caractère. Je peux être bien si j’ai des moments seul. Je pourrais pas être isolé, vivre dans les bois, mais j’aime pas être trop entouré non plus.

Des années sur la cime à regarder de loin

 

(« Premiers rayons »)

Pour la composition, ça fait longtemps que je suis tout seul dans la musique, je suis chez moi, je compose tout tout seul, j’écris tout tout seul, et finalement à part les disques à deux avec Tepr ou Iris, les collaborations c’est des invités seulement quand le disque est très avancé. Sur le dernier j’ai tout produit sauf 2 titres : « De passage » et « S’éloigner d’eux ».

Passer de Psykick Lyrikah à Arm, ça m’a peut-être ouvert des portes. Je me rends pas encore bien compte, j’ai l’impression qu’il y a une grande continuité avec ce que je faisais avant. Mais je pense quand même que ça m’a libéré. Déjà, quand je fais des morceaux je pense pas à la réaction du public… si tu penses à ça t’es foutu. Mais avec Psykick y avait tout un historique, des relations, des collaborations, l’impression un peu de représenter quelque chose. Une sorte d’intégrité absolue, que j’avais pas forcément envie de défendre, une volonté absolue de résistance contre la médiocrité rapologique… On se devait presque par respect pour les gens qui nous écoutait de rester dans notre forteresse et résister à tous les trucs trap, autotune, sons de synthé, égotrip, etc. Peut-être inconsciemment que c’est des trucs que j’aurais pas fait à l’époque, et que là j’ai fait.

Sur ce disque, Dernier empereur, j’ai plus expérimenté la chanson, au format couplet-refrain. C’est marrant car 90% des retours que j’ai, c’est sur les chansons, pas sur les morceaux de rap. Comme si les morceaux de rap ça n’avait pas surpris, à part « Roule », où je me suis aventuré sur un terrain inhabituel. Mais les trois morceaux qui reviennent dans les messages que je reçois, c’est « Si », « Ta main », « La même route ». Le triptyque. Les morceaux que je trouve un peu en dessous, c’est « Premiers rayons », « Nouveaux héros », car ils sont plus « Psykick », je suis plus dans ma zone de confort, je me surprends moins.


 

On réveille le 28, 28

 

(« Dernier empereur »)

Et le « 28 », dans la chanson « Dernier empereur », en fait c’est quoi ?

C’est le n°28 dans le film Akira, c’est celui qui est endormi, et si on le réveille c’est fini, c’est l’apocalypse.

Et du coup on le réveille ?

Du coup on le réveille !

Notes   [ + ]

1. Iris est un ami d’Arm, et fréquent collaborateur (sur quasiment tous ses disques). En tant que rappeur, Iris se fait hélas trop rare, et il n’a à ce jour sorti qu’un maigre EP, en plus de son disque avec Arm, Les courants forts. Son premier morceau est « Ciel Ether » :

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