Des corps qu’on noue comme des cordes. C’est ainsi que fonctionnent les lois, les normes et codes sociaux : sûrement pas comme des abstractions qui parlent à notre part raisonnable mais plutôt comme des piliers autour desquels s’enroulent nos corps attachés, cloués, fixés.
Beaucoup d’ethnologues ont dévoilé comment les règles se maintenaient dans les tribus dites primitives, elles sont incrustées dans les corps par les rites sociaux. Le fonctionnement graphique de l’excision par exemple. Michel Carty nous raconte : sur le corps de la jeune fille est posée la calebasse de l’excision. Fournie par le lignage du mari, c’est la calebasse qui sert de conducteur à la voix d’alliance ; mais le graphisme doit être tracé par un membre du clan de la jeune fille. L’articulation des deux éléments (alliance entre lignages et filiation au sein du même lignage, les deux chaînes sur lesquelles repose tout l’ordre social) se fait sur le corps même, et constitue le signe, qui n’est pas représentation abstraite mais production : « Pour que la transformation de la jeune fille soit pleinement effective, il faut que s’opère un contact direct entre le ventre d’une part, la calebasse et les signes inscrits sur elle d’autre part. Il faut que la jeune fille s’imprègne physiquement des signes de la procréation et se les incorpore. La signification des idéogrammes n’est jamais enseignée aux jeunes filles durant leur initiation. Le signe agit par son inscription dans le corps… L’inscription d’une marque dans le corps n’a pas seulement ici valeur de message, mais c’est un instrument d’action qui agit sur le corps lui-même… Les signes commandent les choses qu’ils signifient, et l’artisan des signes, loin d’être un simple imitateur, accomplit une oeuvre qui rappelle l’oeuvre divine. » 1
On poussera des cris d’effraies, indignés par cette cruauté puisque nous sommes, nous autres occidentaux, autrement plus « policés ». Soit, l’excision manifeste un asservissement des femmes particulièrement insupportable. En creusant dans les récits de ces ethnologues pourtant, nous nous rendons compte que les rites initiatiques n’inscrivent les règles dans les corps « qu’à fleur de peau ». Maurice Godelier écrit par exemple que les Baruya, en Nouvelle-Guinée, s’exercent sans cesse à perpétuer la coupure entre les hommes et les femmes parce qu’ils savent à quel point celle-ci est fragile, ils savent que sans rituels « ce serait les femmes qui domineraient les hommes et gouverneraient la société »2. À l’inverse, la disciplinarisation des corps dans nos sociétés capitalistes est d’autant plus perverse qu’elle est profonde et invisible.
Au lieu de marquer les corps puis de les laisser vaquer à leurs désirs, nos sociétés les ont refoulés sous la surface, couverts par des nuages de honte. Vers le milieu du XVIè siècle par exemple, alors qu’en France les relations féodales de servage laissaient place aux relations de salariat proto-capitalistes, les tavernes furent fermées, les bains publics également. La nudité fut pénalisée, tout comme d’autres formes « improductives » de sexualité et de sociabilité. Interdit de boire, de jurer, de maudire. Il fallait réprimer toutes manifestations imprévisibles des corps, construire des ouvriers raisonnables au service des machines productives. Ainsi non seulement les corps déviants sont restés les cibles privilégiés de la répression du pouvoir, mais en plus, les forces de « police » n’ont plus eu qu’à intervenir exceptionnellement, puisque la « civilisation » nous a fait oublier que nous étions des corps désirants. Comme si notre chair était toute vide. Toute la stupidité et l’arbitraire des lois, toute la douleur des initiations, tout l’appareil de la répression et de l’éducation, les fers rouges et les procédés atroces n’ont eu que ce sens : dresser l’homme, le marquer dans sa chair, le former dans la relation créancier-débiteur qui, des deux côtés, se trouve être une affaire de mémoire (une mémoire tendue vers l’avenir).
Pour nous, il s’agit donc de reconnaître nos corps évidés, de les remettre en marche. Pour cela des dizaines de tentatives ne seront pas de trop. Il nous faudra sortir dans les rues, chanter ensemble, nous connecter et éprouver des forces collectives ; il nous faudra écrire des poèmes, dessiner, peindre, danser ; il nous faudra occuper des places et des lieux, créer des habitations communes ; il nous faudra enquêter, détruire des théories et construire d’autres savoirs. Face à l’ampleur de la tâche, toute expérimentation doit sans doute sembler risible. Essayons tout de même !
Pour commencer, nous vous livrons une affiche, que nous avons par la suite aussi présentée sous forme de tract. Nous remercions Ida pour le très beau dessin et pour son aide générale.
Texte : DIS/CORPS/DE
À quoi est-ce qu’il ressemble ton corps ? Moi, j’aurais aimé qu’il soit comme un château vivant, planant sous les nuages avec des parois qui sentent la verveine. Mais il ressemble plutôt à un tronc d’arbre mal en point, les rafales y pénètrent partout avec leur chant monstrueux. Moi, j’aurais préféré le bruit des berceuses aux perceuses. Mais, je vois bien que la rengaine des contes pour enfant n’est pas une ouate généreuse, elle découpe, scotche, troue et rafistole les nappes de nos imaginaires. À force nos corps aussi sont passés au métier à tisser, les injonctions sociales s’y engouffrent : tu désireras comme ça, tu souffriras comme ça, ton bonheur ressemblera à ça.
Au fond, on aimerait courir à tue-tête et s’élancer du haut des montagnes.
Tout ça pourtant ne sera pas. Il faut rester droit, le dos collé à la règle, la tête relevée. Il faut laisser passer le flux social. Que les normes traversent le corps et lui dictent sa conduite. DISCIPLINE.
Cipline, cipline, cipline, cipline, cipline, cipline, cipline, cipline, cipline…
Il n’y a pas de libération possible sans libération des corps. Pour cela, il n’y a pas de compromis envisageable. Une augmentation de salaire ne brisera pas la chaîne de montage, une loi sur la parité en entreprise ne cassera pas les entraves sexistes, une politique urbaine prioritaire ne changera pas les habitudes racistes. Sens-tu comment le pouvoir te tient ? Il n’est pas une grosse abstraction réfugiée derrière les portes de Bercy et dans le conseil d’administration de Rothschild. Non, il est dans la pub sur ton arrêt de bus qui te raconte comment t’habiller, dans les regards désapprobateurs qui t’empêchent de dévier, dans les histoires qui t’enseignent la manière de bien jouir, les heures d’ennui à l’école qui te disent comment il faut travailler. Mais nos corps ont des années-lumière d’autres possibilités, ils sont explosifs, singuliers, hautement révolutionnaires. Moi, j’aimerais qu’on en fasse des bombes de peinture pour repeindre l’Elysée.
Pour l’heure il nous faut prendre des forces
Prenons contact : grozeille@protonmail.com
Affiche (format A3) :
(À télécharger en haute qualité ici : https://www.cjoint.com/c/HCxijglEilb)
Version tract :
(Document téléchargeable : https://www.cjoint.com/c/HCxioo1BH0b — à imprimer recto/verso, sans marge)
Notes
1. | ↑ | Michel Carty, « La Calebasse de l’excision en pays gourmantché », nous soulignons |
2. | ↑ | Maurice Godelier, « Les plantes sacrées de la trahison » |