Matériaux

Pour d’autres mondes : prendre soin, faire communauté (Rafanell)

Nous sommes allés à la rencontre de Josep Rafanell i Orra1, un psychologue qui part de son expérience de soin auprès des marginaux, des drogués, des migrants, pour bâtir une théorie du soin comme attention aux autres et aux choses, soin des attachements que nous devons renouer, soin des mondes qu’il nous revient de configurer, aussi bien dans la thérapeutique que dans la « vie quotidienne ». 

Sa pratique s’oppose frontalement au « capitalisme thérapeutique » qui identifie le système de santé et la santé du système. Le capitalisme correspond au processus d’intégration de toutes et tous à l’économie, qui nous somme individuellement de trouver un projet de vie compatible avec la croissance et l’expansion des rapports marchands. Evidemment, ce processus capitaliste crée d’autant plus de misère (existentielle, affective, sexuelle) et de troubles psychiques qu’il assèche la réalité, la réduit à du comptable, du monnayable, du mesurable, du rentable. 

Contre l’intégration de tout dans le paradis homogène et désertifié de l’économie, il y a à retrouver la joie de s’attacher les uns aux autres, de se sentir part d’une communauté. Plus que tout, il faut un plan pour faire vivre ces communautés multiples qui émergent quotidiennement en dehors de l’économie (groupes d’ami·es, familles, associations, zones à défendre, squats…), et empêcher leur dissolution et/ou leur récupération économique. Quelques lignes de fuites sont données dans ce long mais intéressant entretien, que nous avons présenté comme un article pour plus de commodité.


Pour un passionnant (mais long) début autobiographique, n'hésitez pas à dérouler ce 'spoiler' !

Errance

Je suis parti d’Espagne dans les années 80. A cette époque ce pays était un désert de frime, de mode, de design, de movidas, de déprolétarisation et de fantômes postfranquistes bien vivants (on les voit aujourd’hui s’agiter à nouveau avec la situation en Catalogne). J’avais commencé mes études de psy à Barcelone, et je les poursuivis comme je pus à Paris 8 car je ne parlais presque pas le français. Je faisais en même temps un tas de petits boulots. Je me souviens d’un taf avec un ébéniste marseillais. Il était très sympa, très pro. Je n’y connaissais rien mais il me prit dans son atelier. Avec lui ça picolait dru. Du rosé et du pastis, toute la journée. Je vivais à Chelles à l’époque chez une copine qui est devenue depuis une lacanienne fanatisée. Ma vie à cette époque-là était complètement erratique, comme c’est le cas de beaucoup d’exilés. J’avais une impression flippante de flottement, de survoler le monde. Je prenais aussi énormément de médicaments, des benzos, du Rohypnol, des trucs un peu trash, abrutissants, pas très créatifs quoi!…

Un soir, après ma journée de travail à l’atelier, d’où j’étais parti à moitié bourré, je pris un train de banlieue à la Gare de l’Est. C’était l’époque où tout le monde fumait dans les wagons. Ce jour là il était bondé. On était enserrés comme des sardines dans une atmosphère enfumée à couper au couteau. J’eus une lipothymie. J’étais appuyé sur la porte du wagon pour respirer un peu et sentir la froideur de l’hiver. Les gens faisaient le vide autour de moi. Je pense qu’ils se disaient que j’avais une tronche de toxico. Et puis quelqu’un ouvrit la porte avant que le train s’arrête et je plongeai inconscient sur le quai la tête la première. Je me suis réveillé à l’hosto avec la mâchoire disloquée et quelques dents fêlées… Je raconte ça parce que des années après, Tobie Nathan nous expliquait que les migrants sont des êtres de métamorphose, en quête perpétuelle de transformation. Des êtres traumatophiles. D’où l’on vient? Comment on change de monde? Comment on convoque les mondes dans l’adversité de la migration, particulièrement dans un pays comme la France, ce royaume de l’Institution, pour lequel il ne peut y avoir qu’un seul monde? Parfois il faut l’avènement de la violence, une forme abrupte de dissolution pour que puisse avoir lieu une sorte de renaissance. Voilà ce que je n’ai jamais pu résoudre vraiment mais après cet accident je me mis enfin à travailler et à réfléchir un peu.

Plus tard, je crois que j’avais déjà commencé une thèse avec Nathan, je fréquentais un séminaire animé par Toni Negri à Paris, avant son retour en Italie. Ce n’était pas encore l’époque de Multitudes, d’Empire, etc. C’était l’époque des enquêtes sur le travail immatériel, à la Plaine Saint-Denis, à l’université, dans le travail social…. C’est lui qui m’a poussé à écrire mon premier article, pour la revue Futur Antérieur. J’essayais avec d’autres d’animer des collectifs de travailleurs sociaux un peu poussifs. C’était après 95. Des mobilisations politiques de masse étaient de retour en France. Il y avait un groupuscule, CARGO, qui militait pour le revenu garanti, « le travail  est un droit , le revenu est un du »,  des trucs comme ça. De loin, ça me paraissait le must du raffinement politique. Je ne savais pas que c’était un avatar des luttes insurrectionnelles italiennes, mais dans une étrange version œdipienne dans le rapport à l’Etat. Il y avait un type, infatigable, qui se baladait toujours avec des tracts de propagande qu’il sortait de son manteau comme des images pornographiques dans les endroits les plus insolites. Je ne connaissais rien aux embrouilles des milieux autonomes parisiens, je trouvais juste chouette cette histoire de toucher un revenu pour ne rien faire sous prétexte que tout dans la vie est travail, moi qui bossait depuis l’âge de 14 ans comme la plupart de prolos espagnols des années 60. Je commençais donc à militer un peu dans les mouvements des chômeurs… Mais avec le temps j’ai trouvé tout ça trop « social ». Trop socialisant. Trop socialiste en fin de compte.

J’avais reçu à la fac des cours de psycho absolument pénibles. Je me souviens d’une prof, Odile Bourguignon, une psychanalyste, la femme d’un autre psychanalyste, un des traducteurs consacrés de Freud en France. Vous savez la psychanalyse en France, c’est surtout une histoire d’endogamies et de coucheries bourgeoises, c’est pour ça qu’elle est increvable. Il y a eu un paquet de couples psychanalystes, Castoriadis et Piera Aulagnier, Abraham et Torok, Kristeva et Sollers qui est pire qu’un psychanalyste…  La Bourguignon était détestable. J’avoue qu’elle me foutait les pétoches. J’ai du passer au moins quatre ou cinq fois l’examen de ses cours. C’était des trucs de métapsychologie freudienne que je pigeais parfaitement, qui m’intéressaient même à l’époque, mais qui s’effaçaient de mon esprit dès que j’étais devant la feuille d’examen.

Cette prof me rappelait une autre psychanalyste avec qui j’avais fait une analyse pendant 5 ans à Barcelone, complètement flippante aussi. C’est, je crois, une des raison pour lesquelles j’ai foutu le camp de Barcelone: pour fuir cette folle furieuse qui me tétanisait avec sa voix de mec alcoolo. Je me souviens qu’au milieu des séances elle se barrait, j’entendais des tintements de verres dans une autre pièce. Je croyais qu’elle en profitait pour faire sa vaisselle. En fait elle allait se servir un verre de whisky. Puis souvent elle se mettait à roupiller le reste de la séance. Il y avait à la fac une autre terreur, une psychanalyste obsédée par les seins féminins autour desquels elle avait construit toute une théorie psychopathologique. Un truc complètement loufoque. Elle méprisait les étudiants avec une hargne incroyable. Pour elle on était tous des dégénérés sans aucune culture. Elle nous donnait des cours de test Rorschach. Je me disais déjà que c’était du grand n’importe quoi ce travail forcené d’interprétation où les dés sont toujours déjà pipés. Plus tard Nathan nous expliquait que l’interprétation du fond du marc de café est infiniment plus d’intéressante que les tests projectifs. Dans le premier cas on fait dire au patient ce que le psychanalyste attend de lui. Dans le deuxième, c’est le voyant qui prend le risque de convoquer un nouveau monde de forces, de destinées, de médiations… Je crois qu’il avait profondément raison. 

C’est au cours de cette morne succession d’enseignements de psychopathologie clinique que j’ai rencontré Tobie Nathan, un juif Egyptien qui m’a beaucoup marqué.

Prendre les malades au sérieux : le cas ethnopsy

La psychologie ne m’a jamais beaucoup intéressé, je pense que c’est vraiment un sale métier que de prétendre guérir les autres quand on n’a pas d’autre pouvoir que celui de la séduction, ou celui d’une généalogie institutionnelle que l’on occulte en faisant semblant que tout se passe dans la tête du patient.

Tobie Nathan [le chef de file de l’ethnopsychiatrie] proposait autre chose, il nous proposait de convoquer des mondes, donc des collectifs, des communautés. Les êtres de mondes pluriels. Les mondes des êtres hétérogènes. Une sorte de cosmothérapeutique. Il nous disait qu’il fallait fabriquer des médiations entre des êtres hétérogènes. Il nous avertissait: « ne dites jamais à un patient: ne pensez-vous pas que ceci ou cela…? ». Mais plutôt: « je pense que… ». Ou alors « Chez moi on pense que… ». Avec lui il fallait être dans l’affirmation d’un monde que l’on peut négocier. Convoquer des collectifs. Faire surgir les formes de vie de la communauté et des passages entre des mondes! Pour le dire autrement, il s’agissait d’une psychothérapie des lieux, si par lieu on entend le lieu de relations. Une éthopoïètique, pour le dire avec les mots de Foucault.

Tobie Nathan, à la suite de Georges Devereux, avait mis en pratique ce qu’on a appelé l’ethnopsychiatrie en France. C’est-à-dire, pour faire très court, des processus thérapeutiques qui tiennent compte, dans un contexte « occidenté », des formes de compréhension des désordres, de la souffrance, à partir non pas d’une matrice conceptuelle universaliste, comme la psychiatrie occidentale, mais en convoquant des étiologies situées, qui portent sur une hétérogénéité d’êtres. Pas de rapport au Grand Autre fondateur de l’humanisation, mais des relations mineures entre les autres et les autres des autres, des humains, des esprits, des ancêtres, des divinités…. Il voulait prendre en compte tout un tas de logiques de régulation et de composition des mondes.

Ce qu’il nous a proposé, et mis en pratique avec des consultations thérapeutiques, c’est que les gens qui viennent d’ailleurs, ont vraiment un « ailleurs », qu’ils ont d’autres façons de penser la souffrance psychique. Qu’ils pensent. Qu’il y a des modes d’existence de l’expérience qui ne se laissent pas réduire à une seule matrice anthropologique. Il disait aussi: il faut prendre appui sur une multiplicité de logiques théologiques et de processus d’influence. La psychothérapie est toujours une technique d’influence. A nos risques et périls. Bon, plus tard, l’ethnopsy est devenue aussi une tarte à la crème où la plupart des héritiers du Maître ont joué en solo la mise en scène de leur réputation, de leur petite notoriété sous un vernis culturaliste, et ceci jusqu’à adhérer à un respectable républicanisme multiculturel.

En pratique, l’ethnopsychiatrie s’était positionné contre la thérapeutique dominante dans laquelle on écoute gentiment les gens en disant « Ah oui, oui, tu penses que t’es possédé? Comme c’est intéressant…! ».  Mais au fond on continue à penser que c’est une forme d’hystérie de conversion. Et si quelqu’un se dit victime d’une attaque sorcière, on lui dit « ah oui oui, c’est formidable, très intéressant », mais au fond on continue à penser qu’il s’agit d’un trouble paranoïde de la personnalité avec des pulsions homosexuelles refoulées.

Isabelle Stengers, qui s’est beaucoup intéressée à l’ethnopsychiatrie, disait que si on s’intéresse aux gens et à la singularité de leurs mondes, il faut en finir avec la tolérance, cette forme polie de mépris. Tobie Nathan répondait clairement : on prend les gens au sérieux. Donc on prend au sérieux leurs mondes. Après, aujourd’hui, il joue un rôle ornemental dans plein de médias français. Il semble aimer ça. Il n’a plus rien à perdre ni a gagner, on dirait, après avoir été un sacré guerrier. Mais ça c’est une autre histoire… On peut cependant lire avec profit un de ses derniers textes « Bereshit ou le manuel de thérapie » dans Quand les dieux sont en guerre. C’est un texte lumineux.

Prendre soin c’est prendre soin des relations

Il me semble qu’on ne peut pas penser ce qu’on appelle la folie sans le faire en relation avec les institutions, comment l’institution a fabriqué et continue à fabriquer la folie. Comment elle a vectorisé et continue à vectoriser l’expérience de la folie. La psychiatrie occidentale, c’est aussi une tradition, un champ polémique qu’il faut historiciser. Je pense que des nouvelles pratiques qui émergent aujourd’hui (groupes d’autosupport, groupes d’entraide) sont des formes de réappropriation de l’expérience de la « folie » parce qu’elles sont au fond en guerre contre l’institution. Ces nouvelles manières de faire donnent une autre intelligibilité, d’autres régimes de sensibilité aux expériences de la « folie ». Donc il y a un truc qui se joue dans des zones grises, dans des zones génératives, dans des frontières entre l’institution et des nouveaux dispositifs, qui sont des modes de réappropriation et d’émancipation en même temps. Affirmation et négation.

Ma proposition dans les différents textes que j’ai écrit sur ces questions-là, c’est qu’on ne soigne pas des individus, mais qu’on soigne des relations, on prend soin des relations, car c’est dans la relation qu’il se passe quelque chose qui est entre des individus, lesquels ne sont jamais déjà constitués. L’individu déjà constitué est une fiction: l’individu n’est qu’un processus constant de co-individuation, l’exploration de co-existences. Exister, comme le dit David Lapoujade, c’est faire exister. Une relation ne relie pas deux termes indépendants [« toi » et « moi »], au contraire ce sont les termes qui émergent par la relation. Il y a d’abord la relation, puis ensuite les « individus » de l’individuation. Un patient n’existe pas avant qu’on ne le rencontre, n’est-ce pas? La psychothérapie est une rencontre.

Donc la santé mentale, évidemment, on ne sait pas trop ce que ça veut dire. Ce que reproche Deleuze à la psychanalyse, c’est que pour la psychanalyse toute chose est tout symptôme, le signe d’autre chose. Toute chose veut dire autre chose, qui veut dire autre chose et ainsi de suite jusqu’à la sidération finale ou l’ineffable sentiment du vide… Le psychanalyste a un mal fou à s’intéresser aux potentiels d’existence car s’il s’y intéresse la scène analytique est polluée, d’abord par lui-même. Le psychanalyste est dans une logique « saltatoire », comme dit William James. Pour moi c’est vraiment pas possible d’être en relation avec quelqu’un en prétendant interpréter ce qu’il dit : c’est complètement oublier que si quelque chose vient à l’existence c’est de proche en proche et parce que ce que je fais et ce que je dis contribue à cette apparition. C’est une profonde lâcheté prétendre le contraire. J’appartiens à la situation. La psychothérapie est une déambulation par laquelle émergent des mondes en train de se faire. Et, en tant que thérapeute, j’en suis.

Le thérapeutique : affirmer des points de vue

Il ne faudrait pas croire pour autant que le thérapeute joue vis à vis du malade le rôle d’un ami, Il ne faut pas se raconter des histoires non plus. Lorsque tu accueilles des gens qui vont très mal, c’est qu’ils ne sont pas en mesure de prendre soin de leurs relations. Donc c’est toi qui t’en charges. Dans L’influence qui guérit, Tobie Nathan rappelle que lorsque le thérapeute établit un lien avec quelqu’un qui vient le voir, et qu’il est censé pouvoir l’aider, le guérir, etc. ça suppose la mise en route de processus d’influence, la mise en place de propositions, voire de prescriptions qui peuvent être expérimentées, mises à l’épreuve en dehors du dispositif thérapeutique, dans la vie « ordinaire ». Il y a des années Moni Elkaïm, un autre juif psychothérapeute, racontait sa rencontre dans une consultation de thérapie familiale avec une famille de latinos dans le Bronx: il leur demanda quel était le problème qui les amenait vers lui. Et ils répondirent, offensés: « c’est à toi de le savoir ». Ils firent demi-tour et il ne les revit plus. Le thérapeute est dans une position asymétrique : il s’autorise à faire des propositions, il est plus ou moins un voyant, il fait des hypothèses qui sont des hypothèses pour manipuler le patient. Tu n’es pas dans la neutralité. Prétendre à la neutralité est le pire exercice de pouvoir. « Je n’y suis pour rien dans ce qui t’arrive: ça se passe dans ta tête ». Et c’est juste une absurdité logique…

Donc on n’est pas non plus dans une relation d’égal à égal. S’il y a une logique d’égalité c’est parce dans une rencontre thérapeutique il y a la mise en jeu d’une production de différence. Inutile de dire qu’il n’y a pas de relation sans jeux de pouvoir.

Le thérapeute n’est pas forcément dans un rapport d’amitié mais dans un rapport d’affirmation. Il affirme un point de vue. La question qu’il se pose c’est:  « est-ce que j’ai un monde ? ». Quand tu es dans une relation avec quelqu’un, tu te dis « son monde m’intéresse mais depuis quel autre monde? ». Sinon, tu passes à autre chose. Tu fais du marketing pour ta petite boite thérapeutique. Ou tu envoies tout balader. Et donc si je me pose la question « D’où viens-tu ? C’est quoi les entités qui t’habitent ? », que ces entités soient conceptuelles, sensibles, ou mystiques, peu importe, je dois pouvoir être en mesure de rendre présent aussi mon monde pour les accueillir. Si je prétends ne pas avoir de monde, là, il y aura un insupportable exercice de pouvoir asymétrique. Bon, ça ne veux pas dire que tu vas passer ton temps à raconter ta vie à ton patient, là il se joue quelque chose qui ne se définit pas. C’est une question de tact, de temporalités différentielles, d’introduire des suppléments d’existence dans le monde du patient. Mais tu es dans une posture affirmative en encourageant la présence d’un certain monde qui se compose avec celui de l’autre…

Le psychanalyste « théorique », moi je pense surtout qu’il est dans une arnaque : il prétend ne pas avoir de monde. Il prétend que tout se passe dans la tête du patient (le transfert et le contrôle du contre-transfert, l’analyse didactique pour contrôler ses fantasmes, ses projections, ses identifications, son désir du désir de l’autre… Ça contrôle partout). Pourtant il y a une vraie question à poser à un psychanalyste : « Qu’est-ce qui te fait parler en fait, ou te taire, qu’est-ce qui te fait parler, toi, analyste ou qui te fait rester dans le silence? Quel est ce truc qui te fait parler, qui a fait que tu as passé 10 ans de ta vie à lire les séminaires de Lacan au lieu de faire des trucs plus rigolos ? Tu es bien le porte-parole de quelque chose, de quelqu’un mon vieux… ». Mais attention, il y a de très bons thérapeutes psychanalystes. Je parle du psychanalyste « théorique ». Même un psychanalyste peut se faire déborder par la relation.

Expérimenter des formes d’influence pour soigner

Un thérapeute n’est pas quelqu’un qui arrive avec un savoir a priori sur « le psychisme », mais quelqu’un qui sait trouver une manière ajustée d’influencer son patient pour le soigner. Donc des techniques d’influence qui sont des accordages, des anticipations, des suggestions… C’est ce qui se passe dans la plupart des thérapeutiques dites « traditionnelles ». La question c’est de trouver des médiations vers d’autres mondes, avec d’autres êtres à partir desquels on emmène un patient vers des processus de métamorphose, de transformation. Mais c’est au fond ce qui se passe chez tous les thérapeutes occidentés un peu honnêtes, même s’ils n’ont plus de divinités, lorsqu’ils parviennent à aimer leurs patients…

Par exemple, c’est la différence, nous dit encore Nathan, entre l’interprétation des rêves [en Occident] et la fabrication de destinées à partir des rêves dans presque toutes les contrées où il n’y a pas que des supposés Blooms hagards [des individus complètement détachés, déracinés de tout lien] qui peuplent le monde. Avec l’interprétation on en arrive à des trucs du genre « Ah vous rêvez que vous volez parmi les nuages : ça veut dire que vous avez envie de baiser avec je ne sais pas qui… ». « Ah, vous voulez voyager à Toulouse…? To loose…, ça ne vous fait pas penser à quelque chose? ». Mais dans la plupart des endroits un rêve c’est une indication de ce que tu dois faire. Il semblerait que la plupart des guérisseurs traditionnels, te disent  » Ah tu as rêvé de ça ? Bon ça va, ça veut dire qu’il faut que tu ailles à la tombe de ton père à l’autre bout du monde, où que tu ailles à la chasse et que tu tues un tapir et puis que tu fasses ceci et cela ». C’est un message, c’est une indication, c’est un oracle obscur qui nous fait faire quelque chose. Mais en tout cas il s’agirait toujours de trouver des relais vers des êtres autres qui ont à leur tour une capacité d’influencer une situation donnée, ce qui suppose toujours une négociation collective. Ça a des incidences sur le collectif, sur ce qu’on peut appeler la communauté. Pas seulement sur le patient, mais sur son monde, ses proches, les personnes et les êtres qui l’entourent. Visibles et invisibles.

Institutions d’atomisation

Le problème c’est que dans les formes de la psychiatrisation occidentale, ce qu’on a fabriqué ce sont des atomes, et des réseaux d’atomes. On a fabriqué des gens isolés, déconnectés les uns des autres mais connectés à l’institution avec ses propres branchements de soumission et de production bornée d’expérience. Mais ça ne marche pas très bien, ça résiste toujours. C’est souvent l’entourage qui se dit « oh putain, mon frère il est en train de péter un boulon, il pense que sa femme couche avec tout l’immeuble. Que faire? ». On ne sait pas que faire et alors si ça craint trop on le place d’office dans une institution qui aura affaire à sa psyché.

Dans d’autres contrées, même dans notre monde occidenté, il y a des formes d’intervention et de soin, y compris dans des situations de crise, qui désindividualisent les rapports de soin. il y  a une expérience en Laponie, dans le nord de la Finlande, ça s’appelle Open Dialogue. Mais il y en a plein d’autres.  Là n’y a pas d’individualisation du soin, ou alors seulement à certains moments. Les gens se rencontrent. Lorsque la famille, les amis sont inquiets, ils se retrouvent ensemble, ils discutent, il  y a des réunions, parfois avec 15-20 personnes, avec des soignants, des proches, et celui qui ne va pas bien… Ce sont des réunions qui permettent de fabriquer des perceptions communes. C’est quand même assez chouette parce que la personne malade se dit déjà « il y a plein de gens qui s’intéressent à moi, ils sont en train de cogiter dur pour trouver des choses ». Et elle n’est pas dans cette sollicitation de répondre seulement de sa subjectivité malade, de son vécu, de son monde intrapsychique. C’est de l’interpsychique qui se met en route. Il y a un processus transindividuel, du collectif qui commence à émerger…

Après, avec des nouvelles expériences communautaires en psychiatrie ça peut donner des situations un peu dingues. Par exemple les GEM (groupes d’entraide mutuelle) qui sont au bord de la psychiatrie. Ce sont des groupes plus ou moins autogérés composés d’anciens ou de nouveaux patients, des gens souvent très précarisés, voir profondément installés dans la marginalité. Et aussi des animateurs. Ils se retrouvent pour fabriquer des rencontres collectives, pour rompre avec l’isolement. Il y a une logique « d’habitation »: habiter un lieu, habiter la ville. Rendre possibles de nouvelles rencontres. C’est drôlement intéressant par rapport à l’institution psychiatrique, et en même temps c’est une aubaine aussi pour les pouvoirs publics. Parce que ça veut dire qu’ils payent deux mi-temps d’animateurs au SMIC qui font le boulot que faisait avant un hôpital de jour avec 15 soignants. Et dans les GEM il se passe des trucs supers mais dans une précarité complètement folle. C’est donc un bon moyen de dépasser l’institution, qui arrange bien l’Etat. L’administration est très contente de pouvoir dire « allez-y, réappropriez-vous votre expérience. Vive l’empowerment! »

Il faut une passion douce pour la fabrication de nouveaux paysages sensibles. Mais aussi de fortes doses de tension. Maintenir des formes de conjuration de l’institution, des révoltes logiques pour ne pas devenir des instruments du nouveau mangement qui sait très bien manipuler les affects… La culpabilité, le sens de la responsabilité, la joie de l’hospitalité, etc.

Le médicament : une molécule ou un mode opératoire ?

Quant à l’intérêt des thérapies médicamenteuses il faut voir les psychotropes comme des artefacts. Pourquoi un artefact ? Un médicament, ce n’est pas qu’une molécule qui a un mode d’existence réduit à sa mécanique neurobiologique : c’est tout un mode opératoire, qui pose des questions sur qui la fabrique, pourquoi on fabrique ceci plutôt que cela, comment une molécule fabriquée détermine une nouvelle pathologie, qui la prescrit et dans quel cadre, quelle est la façon dont on a défini que tel psychotrope a une action sur tel trouble, quels sont ses modes de circulation, de consommation, de détournement…?

Dans les situations de crise, dans notre monde Un, à défaut d’autres mondes, il est indéniable que les médicaments sont utiles. Mais par exemple quand je vous parlais d’Open Dialogue, ils ne prescrivent presque pas de psychotropes. On peut lobotomiser complètement des gens avec la chimie… Je pense que c’est très important de faire proliférer des groupes d’auto support de gens qui sont contraints à prendre des médocs pour déjà avoir une certaine force de négociation. Pour partager  des savoirs théoriques et expérientiels sur les médocs. Au bout de 15 ans de prise de neuroleptiques, n’importe qui devient un zombie. Ça c’est un crime. Les effets des médicaments au long cours, c’est un assassinat.

Autonomie : « la liberté, c’est la dépendance »

L’autonomie pour moi, ça a du sens si à sa logique politique s’y ajoute une logique d’instauration de nouvelles déterminations du collectif. L’autonomie n’a pas de sens pour un sujet isolé et seul ; au contraire l’autonomie ça doit se traduire par l’invention de nouvelles formes d’hétéronomie [relations entre des différents]. Et c’est là que pour moi se pose en permanence la question des attentions. Quand tu fais attention à ce à quoi nous tenons, à ce qui nous fait tenir, on n’échappe pas à la dépendance entre les uns les autres. L’autonomie m’apparaît comme une manière de penser les rapports de dépendance avec les autres, humains, animaux, choses, objets techniques. J’appelle ça « des morales immanentes » à la communauté. Ces morales, ce sont l’ensemble des gestes, d’affects, de pensées qui nous font tenir ensemble, qui font que nous sommes attachés d’une certaine manière et pas d’une autre, et que nous partageons des formes de vie singulières. Et que ces manières sont dans un rapport d’incompossibilité avec les monstrueux flux de l’économie qui est un régime général d’équivalence. L’économie avant même d’être la fabrique universelle de la production de valeur, est un mode de gouvernement qui dissout les lieux dans un espace uniforme de circulation des êtres et des choses,  c’est-à-dire le gouvernement de l’espace comme captation des singularités. « Aliénation », ça continue à être un bon mot qui dit quelque chose: la séparation. La séparation avec le milieu où se produit une expérience, une chose, un objet.

Les manières d’être n’ont pas d’existence réelle si ce n’est pas dans leur rapport aux autres. Tu n’existes pas, tu co-existes. Ça permet de considérer certains modes d’attachement bizarres, fragiles, autrement que dans un négativisme. Un ancien ami, aujourd’hui disparu, passionné par l’héroïne, me disait « la liberté c’est la dépendance ». Au début je ne comprenais pas très bien. Puis il m’a expliqué : « Mais moi, ma liberté c’est d’expérimenter mon rapport de dépendance. Ma dépendance à l’héroïne, je vais la mettre à l’œuvre comme un art. Cet être là, l’héroïne, duquel je suis dépendant et dont je veux être dépendant, m’impose une certaine forme de vie que j’aime explorer ». Donc une forme de vie particulière qui inclut d’autres êtres, ici l’héroïne. Bon, il avait peut-être un peu raté son « rapport » d’ailleurs, je n’en sais rien, ça s’est pas très bien passé pour lui. Il est mort du Sida. Après, il y a toute l’architecture de la gouvernementalité juridico-policière-médicale, la prohibition, à l’époque très rude, etc… qui n’aide pas beaucoup. Mais bon on peut aussi mourir d’ennui, de ressentiment ou bouffi d’orgueil. On peut mourir de plein de manières. Bref l’autonomie se développe au travers  de fabriques de rapports qui instaurent des communautés entre des êtres et leurs êtres autres. De proche en proche…

Fabriquer de nouvelles communautés ça veut dire qu’on se rencontre. Evidemment aujourd’hui c’est assez difficile de se fabriquer des communautés en dehors de Facebook ou de Tinder. J’en sais rien moi de ce qu’ils doivent faire les gens pour s’aimer, pour coucher ensemble… Par contre ce à quoi je crois, c’est à la joie de se ré-attacher aux expériences situées avec d’autres gens… C’est ce qu’on peut appeler des formes de vie communalistes.

Les communes, mondes communs, destituer, s’associer

Des communautés à la commune, il y a la question de la destitution. S’il n’y a pas de processus destituant ça donne le jardin partagé géré par la mairie, quoi. Et avec, l’expulsion des Rroms qui vivaient sur la friche avant que déboulent les artistes et les entrepreneurs bio. Est-ce que le processus destituant c’est l’insurrection ? Si je suis sincère, j’y crois pas nécessairement. Ce que je tente de défendre dans mes textes c’est l’instauration d’un parti de la multiplicité. Il n’y a pas de monde commun préexistant, dans l’attente de son dévoilement. Fureur et tremblement. Il n’y a que des processus de communisation. Par hétérogénèse. Les formes de communisation sont toujours incertaines, fragmentaires. Ni les « gens », mais encore moins les groupes radicaux, ne peuvent pas incarner des concepts ou des idées communistes: une théorie politique de la vie est une prison. Le communisme n’est pas l’idée qu’on s’en fait mais des pratiques plurielles de sécession et de communisation qui se rencontrent. Quelque part. Et les associations entre des formes de vie singulières. La Commune ne peut être qu’une fédération de communes. Le communalisme est un pur rapport au réel et à ses potentiels d’existence. C’est un expérience qui naît dans la vie la plus ordinaire.

J’ajouterais que politiquement il y a une figure très importante : celle de l’itinérant. C’est un être qui a un appétit étrange pour la fabrication de passages. Pour les figures de la traduction. Une des tâches la plus puissante, la plus belle, dans le communisme, c’est la tâche de la traduction. Et la traduction c’est ce que tu fais quand tu vas d’un monde à un autre. Tu vas dans un monde qui t’est plus ou moins étranger, puis quand tu reviens chez toi (si tu n’as pas un chez toi, il faut s’en faire un, ça s’appelle l’amitié) tu peux dire quelque chose d’intelligible sur cet ailleurs-là à des amis; et ça peut alors avoir un effet chez le monde de tes amis: un accroissement de cette vie située. Tout potentiel d’existence exige des traducteurs passionnés et scrupuleux. Les itinérants sont des habitants accomplis, comme dit Tim Ingold.

Des communes dans la métropole 

Il y une question très importante : la métropole. Ce qui fait monde aujourd’hui c’est la métropole. Un monde, au sens d’un maillage asphyxiant d’emplacements mais aussi de manières d’affecter le réel. Que les affects dominants oscillent entre le vide de la dépression et l’encombrement d’un trop plein de relations, ça ne veut pas dire qu’il ne s’agit pas d’un monde. C’est bien un monde de flottement, mais aussi sur-territorialisé. La question de la commune ne doit pas se poser en termes forcément territoriaux parce que l’espace physique métropolitain est trop fortement surdéterminé par ses flux, infrastructures, lignes de transport, les imageries répugnantes et envahissantes qui accompagnent l’administration du temps libre.

La métropole on peut la voir comme un désert de liberté où les gens glissent les uns à côté des autres sans qu’ils se parlent, ou se voient à peine, juste des regards teintés de peur, d’hostilité ou de négligence. Mais la métropole est aussi un monde d’opacités, de co-opérations, d’interstices. C’est pour ça que le cortège de tête a été si important: quoi qu’en disent ceux qui ricanent sur l’insignifiance de l’émeute. La présence des attentions dans l’espace fantomatique de la métropole qui se déploient pendant l’émeute est une arme précieuse.

Mais la commune ne peut pas se réduire aux scènes émeutières, dans une sorte de riot porn épuisant, et très cher payé en termes de répression. La commune passe par des attachements disparates, qui sont eux-mêmes étrangers les uns aux autres. Des fragments du monde qui se réarticulent: un monde syndical indiscipliné, des collectifs « autonomes », des néo-bourses du travail, des séminaires hors-université, des groupes d’entraide, des pratiques qui font lieu dans la métropole, des hospitalités… Bref des formes partielles de destitution qui associent des fragments de mondes ordinaires avec des gestes extra-ordinaires de la politique.

Ce que je dis, c’est qu’il nous faut un plan! Déjà il faut qu’on s’équipe. En termes de propagande, contre-propagande, on n’est pas à la hauteur ! C’est difficile, parce que « on », c’est le parti de la multiplicité. Il faut aussi prendre en compte des modes d’existence produits par des nouveaux dispositifs de subjectivation: sur la question du soin, des attentions, de nos rapports aux plantes, aux drogues, aux objets techniques, aux enfants, aux vieux, à nos manières souvent déplorables de séduction sexuelle, aux mondes autres des migrants…

Avoir un plan, ce n’est pas avoir un programme. Avoir un plan c’est fabriquer et articuler des dispositifs qui permettent l’émergence de nouveaux rapports. En effet, si tu crées des nouveaux rapports tu repeuples le monde de singularités hétérogènes qui exigent des gestes d’attention à l’égard des êtres, humains et non-humains. Toute une lutte contre la négligence qui fonde ontologiquement les modernes, dans son accouplement monstrueux avec le pastoralisme de l’Etat. Surtout lutter contre la négligence.

Dans un très beau livre de David Lapoujade, Les existences moindres, il y a un passage où il dit que le pire des pouvoirs, ce n’est pas le pouvoir de nier mais le pouvoir d’ignorer. Contre cette ignorance, il s’agit d’affirmer des formes d’existence relationnelles, de faire communauté. Parce que penser qu’un collectif politique émerge quand on a une idée c’est une aberration. Un collectif politique émerge parce qu’on a une pratique commune. Ces plans de composition il faut commencer à les fabriquer. Bon, je vais dire une banalité, hein : je pense que les idées ça passe par l’expérience, il faut les expérimenter. Mais ce n’est pas qu’un truc localiste. Un tract américain disait : la révolution ça sera une nouvelle forme de sentimentalisme. C’est joli ça. Il y a quelque chose de l’ordre de la sentimentalité. Une ambiance, des affects, qui circulent. Ça dessine un nouveau paysage extra-terrien avec des parties recouvertes par des brumes, à peine visibles, qui se laissent à peine deviner.

Le communisme, ce n’est pas la fidélité à l’idée communiste mais des formes de fidélité au réel de l’expérience. C’est le seul énoncé politique que je trouve heureux. Autrement, j’aurais tendance à dire, comme dans la banderole d’une manifestation: « la politique c’est de la merde. Signé, Platon ». L’expérience contient en elle toujours des formes potentielles de conjuration du pouvoir institué car l’expérience est toujours une métamorphose.

La dépression, une maladie métropolitaine

Aujourd’hui, il y a un flottement des attachements. C’est indéniable. La dépression est une maladie de la métropole, la conséqunce de l’extension d’un gigantesque non-lieu du détachement. La co-habitation devient de plus en plus difficile. Et on ne déambule presque plus. On se déplace. On circule. Et en vérité il n’y a presque plus rien à voir.

Je pense que ce qu’on appelle aujourd’hui dépression, c’est le constat de l’impuissance à transformer quoi que ce soit dans ce qui t’entoure. Tout ce que tu peux faire est sans conséquence, ce qui est terrifiant. Une expérience doit toujours faire monde : elle apporte quelque chose, une construction de toi et de ton entourage en même temps. Dans la dépression, on se sent dans l’incapacité totale à faire monde. Et bon après on peut se faire des petits mondes, avec la famille, mais à peine quoi, à peine. La conjugalité, c’est le dernier refuge : au moins tu peux t’engueuler avec ta femme ou ton mec, tu peux la rendre hyper vénère, tu peux l’agacer, elle peut t’agacer. C’est un des derniers endroits où t’as l’impression que tu changes quelque chose quoi. La dépression c’est aussi une sorte de constat que ton expérience n’a aucune incidence sur le monde, que ça ne change rien, et que rien ne vient te changer. En plus, on n’accepte plus vraiment le besoin de repos. Et c’est une chose illogique : autant on n’y change rien, autant on doit être hyperactifs dans la constitution du monde tel qu’il nous est imposé.

Après, en termes purement psychopathologiques, il y a un effet épidémique. La dépression en tant que phénomène de masse apparaît dans la post-guerre avec la réactivation du welfare étatique qui recouvre tout. La dépression c’est une épidémie qui est en lien avec un dispositif de fabrication d’âmes métropolitaines sans perspective révolutionnaire. Détachement égal à l’impuissance. Et après ça fait une industrie colossale de médocs. Je pense que les nomades qui se baladaient entre des mondes, avant cette horreur totalitaire qu’on appelle le tourisme, ne pouvaient jamais être déprimés. L’habitant d’un lieu non plus. L’habitation, le nomadisme, qui en est une de ses formes particulièrement raffinée, sont incompatibles avec la dépression. Ou alors ça donne d’autres expériences : la stupeur, la transe, l’extase, se préparer à bien mourir. Autre chose quoi.

Qui est l’ennemi ?

Je préfère ne pas parler d’ennemi. Plutôt de construire l’ennemi. Construire ça veut dire que tu situes une expérience, un lieu, une certaine forme de vie que tu veux défendre contre ce qui en nie la possibilité. Il y a des tronches ennemies qui nous représentées tous les jours dans les medias, jusqu’à l’écœurement: Macron, Rajoy, et tutti quanti. Mais ça n’est pas important.

Si on construit l’ennemi, on n’est pas juste dans une confrontation avec des amis supposés de la politique qui ne comprennent pas où est le véritable ennemi. Confrontation qui nous amènerait à dire, « mais t’es un crétin, tu te rends pas compte? L’ennemi de classe, la Métropole, l’Etat, le Capital… ». On n’en finit plus. Il s’agit plutôt de dire: « Voilà ce que je vis avec d’autres, et là, toi ton monde de merde, est un monde de négation des formes multiples de vie qui sont les nôtres. Ton monde est le monde de la décomposition, un monde en décomposition. Je ne veux pas vivre dans tes ruines. Je construis mon monde. Tu n’y as pas de place. Je suis dans un temps où tu n’es plus », comme dit Marcello Tarí à propos de l’insurrection italienne des années 70.  Et là, ça situe les choses. Et là, on peut haïr pour des bonnes raisons, il me semble.

Plutôt que de parler de guerre sociale, on devrait parler de guerre entre des mondes. Et de lignes de partage, dans les deux sens de ce dernier mot. Mais les lignes de partage ne sont pas de lignes droites qui nous amènent d’un point à un autre. Ce sont des lignes de déambulation, parfois erratiques.

 

Crédit photos : Renaud Ego.

Notes   [ + ]

1. Josep Rafanell i Orra est psychologue et psychothérapeute. Il travaille depuis 25 ans dans des institutions de soin. Sa réflexion et ses interventions se placent à la croisée des politiques situées et des pratiques de réappropriation collective. Auteur du livre En finir avec le capitalisme thérapeutique. Soin, politique et communauté, La Découverte, 2011, il a également participé au Collectif d’equête politique, Cahiers d’enquêtes politiques. Vivre, raconter, expérimenter, Les Editions des mondes à faire, 2016. En janvier 2018, doit paraître son nouveau livre, Fragmenter le monde. Contribution à la commune en cours, Editions Divergences. On peut consulter quelques uns de ses travaux dans https://jrafanell.wordpress.com/.

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