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Pourquoi déclarer « l’urgence écologique et climatique » est une fausse bonne idée

« Il faut déclarer l’urgence climatique ». Cette revendication, soutenue par plusieurs organisations qui participent au mouvement climat, est en passe d’être adoptée par plusieurs gouvernements, à la suite du Parlement britannique au mois de mai 2019, sous une forme certes pour l’instant symbolique. Il n’y a pas lieu de s’en réjouir, car en déclarant « l’urgence climatique », les Etats et les grandes organisations internationales ne font en réalité que reconnaître leur statut de gestionnaires en chef de la catastrophe, qu’ils se sont depuis longtemps arrogés.

Appeler à déclarer l’urgence ou à un état d’urgence, est-ce si différent ? Au-delà du fait que les journalistes comme les militants confondent facilement les deux, c’est au fond la même idée qui est véhiculée. Car les organisations qui appellent à « déclarer l’urgence climatique » sont toujours dans une demande vis-à-vis des pouvoirs publics (État, municipalité). Et justement, ce qu’elles demandent à ces pouvoirs publics, c’est de prendre en main immédiatement la situation, par des mesures exceptionnelles et restrictives. Ce qui n’est rien d’autre que la définition de l’état d’urgence.

Les écolos des marches pour le climat semblent à peine se rendre compte qu’appeler à « déclarer l’urgence » ou à « l’état d’urgence » prépare une gestion autoritaire du désastre écologique. Faut-il rappeler que l’état d’urgence a d’abord été institué lors de la guerre d’Algérie, pour restreindre exceptionnellement les libertés de la population ? L’état d’urgence n’a jamais eu que pour fonction de protéger et maintenir un État en guerre contre sa population.

Les mesures d’état d’urgence prises contre les militants écologistes lors des manifestations contre la COP21 en 2015 en ont donné un savoureux avant-goût (perquisitions, assignations à résidence1). Demander à l’État de « déclarer l’urgence climatique » équivaut à déposséder les citoyens de leur pouvoir d’action et les destine à tout attendre des bureaucraties. Cette demande laisse penser que le problème écologique est « trop grand » pour les petits citoyens, et que seuls les États peuvent y remédier.

Quant à ceux et celles qui voudraient reprendre en main leur vie par le bas, ils seront les cibles privilégiées des nouveaux moyens répressifs autorisés par l’état d’urgence… demandé par leurs « camarades » écologistes. Cette revendication signale donc la solidarité très minimaliste de certains manifestants et groupes écolos envers tous ceux et celles qui subissent une intense répression juridique et policière sur les ZAD ou dans les luttes territoriales.

Si les écolos des marches pour le climat se disent volontiers « anticapitalistes », ils ne s’aventurent jamais jusqu’à se dire « anti-étatistes ». Tout porte à penser qu’ils attendent leur salut de l’Etat, de la planification, d’une gestion raisonnée de la catastrophe, et même, s’il le faut, d’une gestion autoritaire (interdire les avions, les voitures, rationner la consommation d’énergie, « responsabiliser » chaque citoyen, etc.). Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut pas effectivement arrêter de prendre l’avion ou consommer moins. Mais il y a plusieurs manières de le faire : soit en attendant qu’un Etat contraigne sa population à le faire ; soit en construisant des communautés qui reprennent en main leurs conditions d’existence (ZAD, jardins partagés, occupations, squats, etc.). Vaut-il la peine de « sauver la planète » si c’est pour instaurer une surveillance totalitaire des comportements et une police de l’écologie ?

Il faut citer là les mots de Riesel et Semprun : « Le catastrophisme d’État n’est très ouvertement qu’une inlassable propagande pour la survie planifiée – c’est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui est […] Rien n’indique mieux en quoi le catastrophisme des experts est bien autre chose qu’une « prise de conscience » du désastre réel de la vie aliénée que la façon dont il milite pour que chaque aspect de la vie, chaque détail de comportement, soit transformé en objet de contrôle étatique, encadré par des normes, des règles, des prescriptions. »

En cela, « l’état d’urgence écologique est à la fois une économie de guerre qui mobilise la population au service d’intérêts communs définis par l’État et une guerre de l’économie contre la menace de mouvements de protestation qui en viennent à la critiquer sans détour. »2

C’est dans cette optique nous publions un article de Désobéissance Ecolo Paris qui examine plus profondément les tenants et les aboutissants de la revendication d’un « état d’urgence climatique ».

Mercredi 1er mai, alors que certains ministres français gaspillaient leur salive à s’offusquer de la soi-disant « attaque violente » de la Pitié-Salpêtrière lors de la manifestation parisienne à l’occasion de la fête des travailleurs et des travailleuses, le Parlement britannique prenait un peu plus à cœur son rôle de responsable politique et votait à l’initiative du Labour Party la déclaration de « l’urgence écologique et climatique ». Il s’agit à première vue d’une victoire symbolique en cette période de grèves mondiales de la jeunesse pour le climat et d’actions de désobéissances civiles répétées dénonçant l’inaction des gouvernements face à l’urgence écologique.

« Etat d’urgence » ou « déclaration d’urgence » ?

Il ne faut pas confondre la récente déclaration d’urgence écologique et climatique en Angleterre avec la proclamation d’un état d’urgence. La déclaration d’urgence votée par le Parlement britannique pour la première fois dans l’histoire d’un pays n’a pas de définition juridique : il s’agit d’une mesure purement symbolique qui n’est régie par aucun droit national ou international. A contrario, l’état d’urgence est une mesure régulée par le droit international et à laquelle un État peut avoir recours en cas de danger exceptionnel menaçant son intégrité, lui permettant de restreindre certaines libertés fondamentales telles que la liberté de la presse ou la liberté de circulation. Si cependant durant les derniers mois de grève, certains militants écologistes souhaitaient déclarer « l’état d’urgence climatique », il s’agissait au mieux d’un abus de langage vide de sens, au pire d’une dérive totalitaire justifiée par une transformation écologique entièrement organisée par l’État.

Mais alors quelle est l’utilité de la déclaration d’urgence si celle-ci reste de l’ordre du symbolique ? Simplement celle de faire reconnaître officiellement par les autorités étatiques la situation alarmante à laquelle sa population fait face. Pour beaucoup de militant.e.s écologistes – comme c’est le cas pour Extinction Rebellion UK qui demandait qu’elle soit déclarée – il s’agit d’un premier pas significatif qui atteste de l’honnêteté des dirigeants à l’égard des citoyens : déclarer que le pays connaît une situation d’urgence permet de rassembler la population derrière un objectif commun et de communiquer massivement sur le sujet. Il sera désormais également possible de se référer à cette déclaration pour décrédibiliser toutes les décisions politiques écocides et rappeler aux dirigeants qu’il n’est pas possible de gouverner tout en ignorant les contraintes écologiques.

Mais en quoi fait-elle avancer les choses ?

Comme dit précédemment, il s’agit d’une mesure symbolique : c’est-à-dire qu’elle est non contraignante. Autrement dit, elle n’impose rien au pouvoir exécutif, qui peut en tenir compte dans l’exercice de son pouvoir, ou ne pas en tenir compte : aucune sanction n’est envisagée dans le cas où la déclaration n’est pas respectée. Elle repose donc sur le présupposé bon-vouloir du pouvoir exécutif à retenir cette déclaration lorsqu’il prend des décisions. La plupart des textes internationaux comme par exemple les différents traités ne sont pas contraignants : c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils sont si peu efficaces et que la grande majorité des États n’en tient pas compte. De même pour les textes signés à l’occasion des COPs, les objectifs fixés par ces textes ne sont pas soumis à des sanctions : c’est le cas pour l’Accord de Paris, qui d’après une étude réalisée en octobre 2018, n’est respecté en réalité que par 16 États sur 1973.

Victoire symbolique ou simple leurre ?

Le plus embêtant avec cette déclaration, ce n’est pas qu’elle n’est pas exigeante et donc parfaitement inutile, mais plutôt qu’elle fonctionne un peu comme un fait divers ou une nouvelle à sensations : elle comble l’espace médiatique pour dissimuler le vide qui subsiste concernant toute action bénéfique à l’environnement. N’oublions pas que cette reconnaissance de l’urgence écologique devrait être une formalité depuis le temps que les scientifiques nous alarment sur le sujet. Il ne s’agit pas de se perdre encore une fois dans la logique infernale du jeu médiatique et des engagements qui demeurent de simples discours sans jamais se traduire par une transformation concrète du réel. Or, tandis que tout reste encore à faire pour l’Angleterre, le magazine Reporterre nous rappelle la récente controverse concernant l’extension de l’aéroport de Heathrow et le rejet des appels visant à contrer cet agrandissement ultra-polluant, montrant la futilité absolue de la déclaration votée mercredi dernier4.

Une déclaration contre-productive

Pire encore, une telle déclaration risque d’apaiser la colère des mouvements de protestation et faire cesser pendant une période fatidique les actions de désobéissance contre les entreprises polluantes et l’inaction des gouvernements. Alors que militant.e.s et activistes sont en train de se multiplier et sont même en passe de devenir gênants pour le système, la meilleure stratégie pour calmer la révolte est bien de leur assurer qu’on les a bien compris et entendus. Le Parlement, en affichant sa volonté d’aller dans le sens d’une transition écologique peut bien prétexter qu’il est en train de traiter le dossier du climat et repousser les prochaines attaques d’Extinction Rebellion aussi longtemps qu’il le souhaite, si bien que les membres du mouvement auraient le temps de se démobiliser et de se perdre de vue, et le réseau de se démanteler.

Si les activistes ont cependant assuré qu’ils attendaient à présent des « actions décisives », il ne s’agit pas de croire que la situation est sous contrôle. La ministre de l’environnement britannique a d’ailleurs répondu à l’interpellation d’une membre du Labour Party qu’elle « menait déjà le jeu » en référence au « 25 Year Environment Plan » du gouvernement, et espérait pour cette raison obtenir le soutien de l’ensemble du Parlement5. Une réponse pour le moins inquiétante qui tendrait à nous faire croire en réalité que rien ne va donc changer puisque d’après le gouvernement, il agit déjà de sorte à répondre aux problèmes. Le « 25 Year Environnement Plan »6 publié l’an dernier repose en bonne partie sur l’acceptation du concept de « capital naturel », qui propose une lecture de la nature en tant qu’élément clé contribuant à l’économie et à l’industrie, concluant sur la nécessité de sa protection si nous souhaitons conserver un système économique et productif bien portant.

Cette vision économiste de la nature et des solutions apportées à la crise environnementale dépolitise l’écologie en confiant les rennes de sa résolution à une technocratie financière. Les mises en place de marchés carbones et les créations de banques de biodiversité ces dernières années, aux résultats médiocres, participent au creusement des inégalités et à la création de bulles financières menaçantes. De plus, on ne peut que penser à cette citation pour le moins visionnaire du naturaliste Aldo Leopold qui écrivait dans les années 1940 dans Éthique de la terre : « L’une des faiblesses essentielles d’un système de protection de la nature basé entièrement sur la motivation économique c’est que la plupart des membres de la communauté-terre n’ont pas de valeur économique. »

Finalement, la déclaration d’urgence produit l’effet inverse de celui escompté puisqu’il permet au gouvernement de s’appuyer dessus pour mieux justifier sa politique industrielle qu’il entend « adapter » aux contraintes écologiques sans remettre en question le système de production en lui-même.

Écologie populaire plutôt qu’écologie d’État

Faire reposer la lutte écologique sur des déclarations d’urgence revient à déléguer entièrement aux pouvoirs publics la gestion et la préparation de la catastrophe qui vient. Or le catastrophisme porté par les institutions étatiques, les grandes entreprises et les ONG a toujours eu pour principe d’appeler à un renforcement du contrôle, des normes et des lois de surveillance : autant de mesures qui deviendront invivables pour le simple citoyen tandis que les entreprises continueront de s’enrichir en se protégeant derrière un greenwashing de circonstance. Pourtant nous sommes parfaitement capables en tant que communauté de nous organiser par nous-mêmes et de créer des lieux de vie durables : cela s’est vu sur les ZADs, et plus récemment avec les cabanes sur les ronds-points.

Si nous voulons éviter que l’écologie ne prenne la forme d’une dictature, en donnant à l’Etat le droit de restreindre les libertés individuelles en son nom ou de mettre en place une meilleure gestion des ressources, il est urgent que le mouvement climat s’organise lui-même en un modèle de société au sein duquel il sera possible de se réapproprier nos milieux de vie, sans profit et dans la solidarité, en opposition ferme avec modèle capitaliste.

Saluons le collectif Rennes en lutte pour l’environnement qui a publié sur sa page Facebook quelques jours après la déclaration britannique un très beau texte s’achevant sur cette adresse aux militants pour le climat : « le mouvement climat, s’il veut parvenir à ses objectifs et vaincre, ne peut pas rester une simple adresse des citoyens et citoyennes à leurs dirigeants dans un geste infantile. Il doit s’affronter à eux comme à des adversaires qu’il s’agit d’affaiblir tout en incarnant une politique désirable. Loin de se couper de la masse des gens, la stratégie que nous évoquons lui permettra de s’enraciner durablement dans des lieux concrets et de diversifier ses formes d’engagement qui toucheront toutes les sensibilités. »7

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