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Internet : réseau démocratique ou espace privé, surveillé, contrôlé ?

Comme nous le rappelions dans un précédent article, Internet n’est pas un monde à part « virtuel », séparé du monde réel, qui s’ajouterait à lui comme un supplément. Internet fait partie du monde réel, et est intégré à son espace, car le « web » suppose avant tout un énorme amas de câbles, de serveurs, d’objets et de personne connectés, soumis à des législations, des structures politiques et des forces économiques différentes.

Comme tout espace, Internet est traversé par des luttes territoriales : qui s’en empare, qui le maîtrise, qui l’aménage ? Voici un article qui devrait donner quelques pistes, en s’interrogeant sur ce qu’est et devient Internet.

Et si Internet était réellement un espace au sein duquel avait lieu une part croissante de notre existence, de nos pratiques, de nos échanges, de notre culture ? Le monde contemporain est tellement plus lisible lorsque l’on réalise la qualité de l’un de ses espaces les plus importants. En assumant cette proposition, les virtualités qui se présentent à nous sont plus intelligibles. Il devient possible de s’en emparer et d’agir activement dans un monde certes incertain, certes complexe, mais aussi d’une immense richesse1.

Internet peut-il être représenté comme un réseau sur une carte ?

Si aujourd’hui nous voulions cartographier Internet, intuitivement, nous reproduirions sans doute un schéma proche de ce que nous percevons de son infrastructure : un ensemble de points plus ou moins égaux, de calculateurs aux caractéristiques différentes, reliés entre eux par une multitude de câbles et de flux d’informations dans un réseau décentralisé. Bien sûr, cette idée est relativement inexacte : Si le réseau est effectivement un ensemble de points, ceux-ci sont loin d’être égaux. Il y a au minimum une différence de taille entre les parcs de calculateurs de Google et Facebook et l’ordinateur de votre salon.

En revanche, plus ou moins consciemment, cette représentation d’Internet s’inscrit dans la tradition des utopies techno-scientifiques héritées de la pensée de Saint-Simon (1760-1825), le philosophe de la révolution industrielle en France. Ces utopies chantent l’avènement d’une société de réseaux (routes, chemins de fer, voies maritimes) où règne l’esprit d’entreprise et le progrès technologique, sous le contrôle bienveillant des ingénieurs, industriels, scientifiques et autres technocrates.

Si on s’intéresse à la généalogie de l’utopie techno-scientifique2, on voit bien qu’elle a tendance à évacuer la conflictualité politique, au travers de la célébration du progrès technique (télégraphe, chemin de fer). Les prophètes de la religion des réseaux, à l’image de l’ingénieur Michel Chevalier en 1832, défendaient effectivement l’idée selon laquelle les réseaux techniques seraient les vecteurs de la démocratie et de l’égalité, par la simple mise en circulation, libre et transparente, des flux humains, des savoirs et des capitaux :

Améliorer la communication… C’est faire de l’égalité et de la démocratie. Des moyens de transport perfectionnés ont pour effet de réduire les distances non seulement d’un point à un autre, mais également d’une classe à une autre3.

Cette proposition, supposant que la libre circulation de l’information entraîne à elle seule le changement social, est toujours véhiculée aujourd’hui, au gré des « révolutions » techniques et des innovations réticulaires, du « village global » de Marshall McLuhan aux « autoroutes de l’information » d’Al Gore en passant par les concepts d’« intelligence collective » ou de « démocratie connectée ».

Tributaire de cet héritage, la cartographie de l’infrastructure du réseau comme représentation d’Internet ne nous permet pas de saisir la variété des interactions sociales qu’il suscite. Par ailleurs, si la connexité est omniprésente sur Internet, cette caractéristique n’est qu’un extrait d’une longue liste d’autres propriétés qui font de lui quelque chose de plus complexe qu’une simple technologie de communication :

Internet peut être local et mondial, synchrone et asynchrone, symétrique et asymétrique, interactif et passif, virtuel et auditif, permanent et éphémère : autant de propriétés qui correspondent généralement à des moyens de communication spécifiques, tels que la radio, la télévision, la presse écrite ou le téléphone.4

Internet n’est pas (seulement) un réseau ; bien sûr, il existe en partie grâce à un réseau de câbles passant dans les mers et sous les terres, dans les maisons, qui relient entre eux des ordinateurs, des serveurs, des routeurs… Mais aucun réseau ne se situe dans le vide, tout réseau est forcément situé dans un espace qui influe sur lui. Un réseau ne fait que relier des entités ; un espace peut être approprié, nommé, territorialisé, aménagé, un espace a du sens, un contenu, ce n’est pas seulement un ensemble de relations. De fait, quand on accède un site internet, on ne fait pas que se déplacer de façon neutre d’un point à l’autre d’un réseau, on visite un lieu qui a une signification, une place dans un espace. Réduire Internet à un réseau ne permet pas d’en saisir tous ces aspects.

La représentation spatiale comme clé de compréhension

Nous savons qu’Internet ne se réduit pas à un câblage et à des flux. Il se caractérise aussi par la permanence et l’accessibilité à des contenus. Au travers de l’économie de plateformes, il se caractérise par des masses d’informations et des marchés. Il se caractérise par le cloud, ce nuage de données en attente de sollicitations, stockées par les plateformes et leurs utilisateurs sur des ordinateurs distants, les serveurs : « Internet est autant ce qui relie que ce qui est relié, le tout étant supérieur à la somme de ses parties. »

Afin de saisir Internet dans toute sa complexité, il faut prendre au sérieux l’idée de penser Internet comme un espace en lui-même5. Un espace n’est ni un support, ni un contenu, ni un réseau, ce n’est pas une chose, mais c’est un certain ordonnancement des choses. Une organisation, qui permet d’appréhender le réel et d’établir des relations entre les choses dont nous faisons l’expérience. L’espace est à la fois ce qui rassemble et ce qui sépare, et c’est à ce titre qu’il est régulièrement analysé comme l’une des clés de compréhension de notre environnement et de notre capacité d’action sur lui-même. Une analyse célèbre est celle de Michel Foucault sur l’organisation de l’espace en panoptique 6.

Un panoptique : tout le monde est surveillé depuis un endroit (la tour) où l’on ne peut pas être vu.

Suivant cette idée, une bonne intelligence de ce qu’est Internet, et de ses enjeux économiques, sociaux et politiques, doit passer par une relecture spatiale, en analysant Internet comme un espace (et notamment un espace de consommation) plutôt que comme canal de transmission.

Internet est-il un espace public ou privé ?

Il est d’usage de considérer Internet comme un espace public où des citoyens de toutes nations peuvent donner leur avis, raconter leur vie, publier des textes, photos, vidéos, tout à fait librement et démocratiquement. Internet devrait alors être ajouté aux trois « formes » d’espace public décrites par le philosophe Habermas, le journal, le salon et le café, comme l’un des endroits où se cultive « cet art, le plus agréable de tous, l’art de la société et de la conversation, [que les Français] nomment le savoir-vivre. »7

Pourtant, il nous faut remarquer que les espaces d’Internet n’échappent pas au développement de la marchandisation, et à la requalification des espaces publics en des espaces privés, « délimités, découpés, hiérarchisés, et contrôlés »8, où l’usager est incité à se comporter en consommateur et en spectateur. Le modèle des shopping malls (centres commerciaux) aux États-Unis, dont s’inspire fortement l’aménagement des espaces publics (omniprésence de la publicité et des incitations à l’achat, apparition d’un mobilier urbain conçu pour canaliser et contrôler les flux, prolifération des dispositifs de surveillance), s’est traduit sur Internet par le développement de vastes empires marchands à l’instar de Google, Facebook ou Amazon.

Le fantasme d’un « Internet des pionniers »,  celui d’une avant-garde alternative, guidée par la libre association, l’échange et la circulation des savoirs, appartient au passé. « En à peine plus d’une décennie, Google ou Facebook se sont imposés comme des acteurs incontournables, qui ne font qu’accroître chaque jour leur emprise sur un espace dont la publicité (caractère de ce qui est public) est de plus en plus l’apanage de la publicité (message publicitaire). »9

Vers un Internet privé, hiérarchisé, contrôlé

« Les vitesses sont telles qu’Internet permet un contact quasi instantané, quelle que soit la distance topographique (distance territoriale mesurée en mètres). En cela Internet est non seulement un espace, mais aussi un lieu, c’est-à-dire un espace au sein duquel la distance n’est pas pertinente. »

Sur Internet, tout l’espace terrestre converge en un point. Tout nous paraît donc potentiellement à un clic. Néanmoins, cet espace commun est personnalisé en fonction de chaque individu. Les moteurs de recherche, classant les pages web et les rendant plus ou moins lointaines, réagencent l’architecture du web et contrôlent l’espace, recréant des distance fictive et sculptant internet à notre image. Cette redistribution de l’espace est particulièrement effective pour les moteurs de recherche profilant leurs utilisateurs : Chaque nouveau clic, produit des données personnelles jusqu’à former une « ombre digitale de notre être numérique »10.  Une fois traitées et regroupées ces données permettent de suggérer des résultats personnalisés. Google, passé maître dans cette pratique et utilisé à 90% en France et dans de nombreux autres pays, se place comme intermédiaire entre les utilisateurs et le reste d’Internet dont il contrôle la géométrie.

Le rôle des intermédiaires (Google, Amazon, Facebook, Youtube, Netflix…) est donc devenu extrêmement important dans notre usage d’Internet. Ainsi, selon le classement dressé par Alexa11, le groupe Google domine Internet avec 9 des 25 sites les plus consultés au monde, Facebook étant en deuxième position12. Les espaces réticulaires d’Internet sont le lieu d’une centralisation et d’une concentration inédites. A tel point qu’on peut parler d’« hypercentralité », c’est-à-dire d’une tendance à la domination totale d’un espace par l’une de ses parties, une centralité recouvrant l’ensemble de sa périphérie.

« La majeure partie d’Internet peut théoriquement être concentrée au sein d’un seul espace. L’acteur le plus évident à ce jour pour tenir ce rôle est indiscutablement Google. »

Extrait de l'Atlas critique d'Internet, par Louise Drulhe
Extrait de l’Atlas critique d’Internet, par Louise Drulhe

Là où cette tendance à l’hypercentralisation de l’activité sur certaines plateformes est préoccupante, c’est que celle-ci conduit aussi à la concentration massive de données et de traces. Et qu’une minorité d’acteurs privés sont donc en position de localiser, profiler, surveiller, contrôler les utilisateurs du web avec une précision inédite et potentiellement à échelle mondiale.

Depuis juin 2013, nous savons que PRISM, nom de code du projet de surveillance globale mené par la NSA des Etats-Unis, révélé au grand public par Edward Snowden, dispose effectivement d’un accès direct aux données hébergées par les géants américains des nouvelles technologies, parmi lesquels Google, Facebook, YouTube, Microsoft et Yahoo!. Il est donc de notoriété publique que les dispositifs de contrôle des États modernes sont alimentés par les acteurs de l’économie numérique et par leurs utilisateurs eux-mêmes.

Dès 2012, la relecture spatiale à laquelle nous invite Boris Beaude lançait l’alerte :

Que dirions-nous si des forces de l’ordre pouvaient accéder à notre ordinateur sans nous en tenir informés, sur la seule base de présomptions ? Que penserions-nous d’entreprises qui, parce que nous aurions volé un ordinateur, s’autoriseraient à regarder ce que nous faisons chez nous ? Que penserions-nous d’une école qui, pour s’assurer du bon usage des ordinateurs qu’elle fournit à ses étudiants et se prémunir des vols, se donnerait aussi les moyens de prendre des photos à partir de la webcam, même lorsque les élèves se trouvent dans leur chambre ?

Que ferions-nous si nous apprenions que notre opérateur de téléphonie mobile avait accès à tout ce que nous faisons sur notre téléphone mobile ? Que dirions-nous si notre fournisseur d’accès à Internet se permettait de surveiller toute notre activité sur Internet, afin de nous proposer de la publicité ciblée ou s’assurer de la légalité des fichiers que nous partageons ?

Que penserions-nous enfin, si des entreprises occidentales vendaient des dispositifs de surveillance généralisée des réseaux de transmission, dont Gmail et Facebook, à des pays autoritaires qui oppressent leur population ? Ces questions, nous devons absolument nous les poser, car tout cela n’est pas de la fiction. Il s’agit au contraire d’actualités tout à fait effectives et, manifestement, nous ne faisons rien !13

D’après un travail de recherche de Meven Marchand Guidevay : Internet, une rationalité du contrôle en actes.

Notes   [ + ]

1. BEAUDE, Boris, Internet, changer l’espace, changer la société, FYP éditions, 2012.
2. Voir les travaux du philosophe Pierre Musso. Par exemple, « De la socio-utopie à la techno-utopie », Manière de voir, 8/2010 (n° 112), p. 6.
3. CHEVALIER, Michel, Lettres sur l’Amérique du Nord (2 volumes), Paris, Gosselin, 1836, tome II.
4. BEAUDE, Boris, op. cit., p. 16.
5. Nous nous appuyons ici sur les travaux de Boris Beaude.
6. Voici comment Foucault décrit les effets de cette organisation spatiale, dans Surveiller et punir :

« L’ef­fet majeur du Panop­tique : induire chez le détenu un état conscient et perma­nent de visi­bi­lité qui assure le fonc­tion­ne­ment auto­ma­tique du pouvoir. Faire que la surveillance soit perma­nente dans ses effets, même si elle est discon­ti­nue dans son action ; que la perfec­tion du pouvoir tende à rendre inutile l’ac­tua­lité de son exer­cice ; que cet appa­reil archi­tec­tu­ral soit une machine à créer et à soute­nir un rapport de pouvoir indé­pen­dant de celui qui l’exerce ; bref que les déte­nus soient pris dans une situa­tion de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. Pour cela, c’est à la fois trop et trop peu que le prison­nier soit sans cesse observé par un surveillant : trop peu, car l’es­sen­tiel c’est qu’il se sache surveillé ; trop, parce qu’il n’a pas besoin de l’être effec­ti­ve­ment. Pour cela Bentham a posé le prin­cipe que le pouvoir devait être visible et invé­ri­fiable. Visible : sans cesse le détenu aura devant les yeux la haute silhouette de la tour centrale d’où il est épié. Invé­ri­fiable : le détenu ne doit jamais savoir s’il est actuel­le­ment regardé ; mais il doit être sûr qu’il peut toujours l’être. Bentham, pour rendre indé­ci­dable la présence ou l’ab­sence du surveillant, pour que les prison­niers, de leur cellule, ne puissent pas même aper­ce­voir une ombre ou saisir un contre-jour, a prévu, non seule­ment des persiennes aux fenêtres de la salle centrale de surveillance, mais, à l’in­té­rieur, des cloi­sons qui la coupent à angle droit et, pour passer d’un quar­tier à l’autre, non des portes mais des chicanes : car le moindre batte­ment, une lumière entre­vue, une clarté dans un entre­bâille­ment trahi­raient la présence d’un gardien. Le Panop­tique est une machine à disso­cier le couple voir-être vu : dans l’an­neau péri­phé­rique, on est tota­le­ment vu, sans jamais voir ; dans la tour centrale, on voit tout, sans être jamais vu. »

7. HUME, David, De la liberté civile, 1741.
8. GARNIER, Jean-Pierre, « Scénographies pour un simulacre : l’espace public réenchanté », Espaces et sociétés, 3/2008 (n° 134), pp. 67-81.
9. BEAUDE, Boris, op. cit., pp. 53-55.
10. DRULHE, Louise, Atlas Critique d’Internet.
11. Alexa est la division « statistiques » d’Amazon.
12. Disponible à la consultation sur http://www.alexa.com/topsites.
13. BEAUDE, Boris, op. cit., pp. 199-200.

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