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Le nouvel âge digital, ou le futur en toc

L’article qui suit est une traduction libre, largement charcutée et résumée d’un article d’Evgeny Morozov. Cet intéressant spécialiste du « progrès technologique et du numérique », surtout de ses défauts, nous livre ici une critique cinglante de l’utopisme technologique de la Silicon Valley. En l’occurrence, deux patrons de Google ont commis récemment un ouvrage annonçant le monde digital à venir, The New Digital Age, dans lequel est censé se trouver la solution de la pauvreté, du terrorisme, de la dictature, la moralisation du monde et le salut de l’humanité.

Or d’autre monde il n’y a et il n’y aura jamais, rappelle Morozov. Il n’y a que la transformation du nôtre, et pas forcément positive, si tant est que la mise en réseau généralisée du monde sous la houlette des géants du numérique semble s’éloigner toujours plus du mythe californien originel d’un web libertaire et horizontal.


Le Nouvel Âge Digital, c’est le nouveau livre haletant d’Eric Schmidt, le président exécutif de Google, et de Jared Cohen, le directeur de Google Ideas1. Schmidt et Cohen sont des hommes épris par les valeurs du marketing américain depuis le XIXème siècle : globalisme, humanitarisme, cosmopolitisme. Hélas, ils ne sont pas très fins en poésie. Le langage du bouquin est une mixture étrange de l’optimisme pince-sans-rire de la propagande soviétique (« Plus d’innovation, plus d’opportunités » est le sous-titre d’un sous-chapitre typique) et du faux cosmopolitisme de The Economist.

Il y a une thèse centrale dans le livre de Schmidt et Cohen. C’est que, tandis que la « fin de l’histoire » est toujours imminente, nous les hommes avons d’abord besoin de devenir complètement interconnectés, de préférence avec des smartphones. « La meilleure chose que chacun puisse faire pour améliorer la qualité de vie dans le monde, c’est de stimuler la connectivité et l’opportunité technologique ». La digitalisation est comme une version plus gentille, plus amicale de la privatisation : comme les auteurs nous le rappellent, « une fois l’accès donné, les gens feront le reste ». « Le reste », ça veut vraisemblablement dire devenir laïque, occidentalisé, avoir l’esprit démocratique. Et, bien sûr, devenir plus entrepreneur, en apprenant comment bouleverser, innover, établir des stratégies.

Si vous vous êtes déjà demandés à quoi ressemblait l’évangile de la modernisation traduit en Siliconais, ce livre est pour vous. La connectivité, semble-t-il, peut guérir tous les maux de la modernité. N’ayant peur ni de la mondialisation, ni de la digitalisation, Schmidt et Cohen s’enthousiasment sur les jours à venir où l’on « pourrait retenir un avocat d’un certain continent et faire appel à un agent immobilier d’un autre continent ».

Ceux qui s’inquiètent à propos des emplois supprimés et des salaires de plus en plus bas sont simplement dans le déni du « vrai » progrès et de la « vraie » innovation. « Ceux qui critiquent la mondialisation dénonceront l’érosion des monopoles locaux », écrivent-ils, « mais elle devrait être embrassée, parce que c’est ainsi que nos sociétés avanceront et continueront à innover ». Le libre échange a finalement trouvé deux éloquents défenseurs.

Notre futur digital est entre des mains bienveillantes

Qu’est-ce qui nous attend exactement dans le nouvel âge digital ? Schmidt et Cohen admettent que c’est difficile à dire. Sans doute, on se rendra compte qu’il y a du bon dans les technologies : par exemple, on aura des chaussures intelligentes (smart shoes) qui nous pincent quand nous sommes en retard. Mais on se rendra compte aussi qu’il y a de sacrées saloperies : par exemple, les drones privés. Et puis entre les deux, il y aura des tas de trucs fadasses.

Ces passages hésitants du bouquins sont introduits avec des formules prudentes : « malgré les gains potentiels, il y aura des conséquences à long terme », « [toutes les] hypes … ne sont pas justifiées … mais les risques sont réels », et ainsi de suite. A leur honneur, Cohen et Schmidt savent comment couvrir les risques de leurs paris : ce livre pourrait avoir été écrit par un économiste à trois mains.

D’autres changements importants nous pendent au nez. Premièrement, une « révolution smart-phone », une « révolution mobile health2 », et une « révolution data » (à ne pas confondre avec la « nouvelle révolution de l’information ») sont en cours.

Deuxièmement, « des nouveautés qui changent la donne » et des « développements tumultueux » nous accueilleront à chaque tournant. Vos cheveux, par exemple, ne seront plus jamais comme avant : « les coupes de cheveux seront finalement automatisées et d’une précision mécanique ». Quiconque peut supporter la vue d’idées si hardies mérite l’admission immédiate dans le panthéon futuriste. Parmi d’autres bonnes nouvelles du futur – essayez cela après une sortie nocturne – « votre routine matinale se fera désormais sans alarme, [car] vous serez éveillé par l’arôme du café fraîchement moulu ». C’est un futur sinistre pour les buveurs de thé – mais ces pauvres nigauds n’y peuvent rien. « Le changement impulsé par la technologie est inévitable ». Sauf, bien sûr, quand il ne l’est pas (« on ne peut pas prendre d’assaut l’intérieur d’un ministère avec un téléphone mobile ») ; mais ceci aussi, peut-être, est une question de temps.

Le rôle des livres comme celui-ci n’est pas de prédire, mais de rassurer — de montrer aux roturiers, qui sont incapables de développer par eux-mêmes une compréhension profonde de ce qui les attend, que les élites calées en technologie contrôlent la situation. Ainsi, les très rassurants Schmidt et Cohen n’ont aucun problème à reconnaître les nombreux inconvénients du « nouvel âge digital » – sans inconvénients, qui aurait besoin de ces fiables gardiens du bien public ? Donc, oui, Internet est à la fois « la source d’un bien immense et d’un mal potentiellement terrible » — mais nous devrions être heureux que les bonnes personnes soient en charge.

L’incertitude ? C’est inévitable, mais gérable. « La réponse n’est pas prédéterminée » — une clause de non-responsabilité nécessaire dans un livre de futurologie — et « le futur sera dessiné par la façon dont les Etats, les citoyens, les entreprises et les institutions font face à leurs nouvelles responsabilités ». Si cela ne suffit pas à vous rassurer, les auteurs annoncent que leur livre est « par-dessus tout, […] un livre sur l’importance d’une main humaine pour nous guider dans le nouvel âge digital ». La « main directrice » (guiding hand) en question sera, en toute vraisemblance, la main de l’entreprise, et elle portera des boutons de manchette.

L’hypothèse des deux mondes : monde physique vs. monde virtuel

Les concepts introduits dans Le Nouvel Âge Digital produisent un effet de nouveauté grâce à ce qu’on pourrait décrire comme l’hypothèse des deux mondes : il y aurait un monde analogique au dehors — où, par exemple, les gens achètent des livres de Eric Schmidt et Jared Cohen — et un monde virtuel correspondant, où toutes sortes de choses bizarres, dangereuses et révolutionnaires peuvent arriver. Ou, comme les auteurs le formulent, « l’un [des deux mondes] est physique et s’est développé depuis des milliers d’années, et l’autre [monde] est virtuel et encore largement en formation ». Tandis que « la grande majorité d’entre nous vivra, travaillera et sera gouvernée de plus en plus dans les deux mondes en même temps », de nouveaux problèmes émergeront, exigeant des solutions originales.

Leur foi incontestable dans l’hypothèse des deux mondes amène Cohen et Schmidt à répéter la vieille rengaine selon laquelle il existe un espace virtuel libre, sans lois ni régulation. Leur vision de l’Internet comme « le plus grand espace non gouverné du monde » était plutôt à la mode dans les années 1990, mais en 2013 elle sonne un chouïa périmée. Considérez leur employeur, Google. La firme sait très bien que, malgré tout le blabla sur la virtualité, elle a toujours des comptes en banque qui peuvent être gelés et des employés qui peuvent être arrêtés.

A quoi bon être le roi du « plus grand espace non gouverné du monde » si vos actifs et votre personnel sont toujours otages des caprices des gouvernements dans l’espace physique ? Y a-t-il réellement quelqu’un chez Google qui croit à l’existence d’ « un monde en ligne qui n’est pas vraiment tenu par les lois terrestres » ? Où est ce monde, et s’il existe, pourquoi Google ne s’y est-il pas encore établi ? Comment se fait-il que Google continue de s’empêtrer dans les conflits avec toutes ces enquiquinantes « lois terrestres » — en Italie, en Inde, en Allemagne, en Chine ? La prochaine fois que Google se brouille avec les « lois terrestres » d’un pays, je suggère que Cohen et Schmidt tentent leur hypothèse des deux mondes au procès.

La fin des intermédiaires ?

Cohen et Schmidt avancent – sans une once d’ironie – que « la presse écrite, le téléphone fixe, la radio, la télévision, le fax représentent tous des révolutions technologiques, mais nécessitaient tous des intermédiaires. … [La révolution digitale] est la première qui rendra possible à presque tout le monde de posséder, développer et diffuser du contenu en temps réel, sans avoir à dépendre des intermédiaires« .

Vraisemblablement, nous diffuserons du « contenu en temps réel » de cerveau à cerveau, car c’est le seul moyen d’éviter les intermédiaires. Venant de cadres vétérans du plus puissant intermédiaire du monde — celui qui détermine comment on trouve l’information (sans mentionner l’expansion de Google dans d’autres champs, comme le réseau de fibre optique) — tout ce beau discours sur la disparition des intermédiaires sonne vraiment bizarre voire hypocrite. Il aurait sonné plus juste dans les années 1990, où tout le monde était encouragé à gérer son propre serveur e-mail — mais les auteurs ont l’air d’avoir raté l’avènement du cloud computing et la montée en puissance subséquente d’une poignée d’intermédiaires de l’information (Google, Facebook, Amazon).

A quel point le nouvel âge digital est-il nouveau ?

Dans la simplicité de sa composition, le livre de Schmidt et Cohen a un caractère très convenu – peut-être même algorithmique, je dirais. L’algorithme, ou leur processus de pensée, marche comme ceci. D’abord, choisir une affirmation non polémique à propos de quelque chose d’important dans le monde réel — par exemple, quelque chose qui a trait à la situation politique mondiale. Ensuite, ajouter le mot « virtuel » pour rendre l’affirmation plus audacieuse et dernier cri. (Si « virtuel » devient lassant, vous pouvez l’alterner avec « digital ».) Enfin, faire une folle spéculation — idéalement, quelque chose de complètement différent de ce qui est déjà connu aujourd’hui. En d’autres termes, la nouvelle réalité de Schmidt et Cohen, comme un parasite, repose sur la vieille réalité, et en dérive entièrement.

Le problème, c’est qu’on ne peut pas inventer de nouveaux concepts en collant simplement des adjectifs sur de vieux concepts. Le futur décrit dans Le Nouvel Âge Digital est juste le passé, auquel on ajoute le qualificatif « virtuel ». Le livre parle tout le temps de kidnappings virtuels, d’otages virtuels, de maisons sécurisées virtuelles, de soldats virtuels, d’asiles virtuels, d’indépendance virtuelle, de multilatéralisme virtuel, d’endiguement virtuel, de souveraineté virtuelle, de visas virtuels, de crimes d’honneur virtuels, d’apartheid virtuel, de discrimination virtuelle, de génocide virtuel, d’armée virtuelle, de gouvernance virtuelle, de mutuelles santé virtuelles, de records juvéniles virtuels, et — mon préféré — de courage virtuel. L’épineux sujet des grossesses virtuelles n’a pas été abordé, mais on sent qu’on n’en est pas loin.

Dans le nouvel âge digital, tout — c’est-à-dire rien — va changer. Le mot « toujours » apparait tant de fois dans ce livre que la « nouveauté » de ce nouvel âge ne paraît plus si évidente : « Sans doute, les gouvernements trouveront toujours des moyens d’utiliser les nouvelles interfaces de connectivité à leur avantage » ; « Bien sûr, il y aura toujours des gens super-riches pour qui les nouvelles technologies seront beaucoup plus accessibles » ; « il y aura toujours une personne qui délivrera par erreur de jugement une information entrainant la mort d’autres personnes » ; « il y aura toujours des entreprises dont le désir de profit l’emporte sur la responsabilité envers les usagers » ; « la logique de sécurité nuira toujours à la vie privée » ; « Bien sûr, il y aura toujours des types vraiment malveillants sur qui la dissuasion ne marchera pas ». Toujours, toujours, toujours : le nouveau futur digital a l’air vraiment différent, sauf qu’il ne l’est pas.

Entre spéculations délirantes et fausses prédictions

Incapables de décider dans quelle mesure le monde d’aujourd’hui est fluide ou permanent, Schmidt et Cohen abandonnent leurs chaussures qui pincent et leurs coupes de cheveux automatisées pour nous gratifier de quelques prédictions sérieuses. La plupart d’entre elles tombent dans deux catégories : d’un côté, de la spéculation sur des choses vraiment bizarres qui n’ont l’air légitimes qu’en raison de la foi des auteurs dans l’hypothèse des deux mondes ; et, de l’autre côté, de la spéculation sur des choses parfaitement normales qui sont à peine nouvelles, et n’ont donc pas besoin de prophètes. Quel meilleur moyen pour assurer sa propre réputation de futuriste que de prédire quelque chose qui est déjà arrivé ?

La première catégorie est pleine de visions apparemment provocatrices qui se dégonflent après une minute d’analyse.3

Le livre de Schmidt et Cohen substitue systématiquement des spéculations abstraites à une enquête minutieuse de ce qui est déjà connu. Prenez la prédiction selon laquelle nous sommes sur le point d’assister à l’essor de « l’édition collective » (collective editing), où les Etats formeront « des communautés d’intérêt pour éditer le web ensemble, fondées sur des valeurs partagées ou sur la géopolitique ». Cohen et Schmidt donnent l’exemple des anciens Etats soviétiques qui en auraient « marre que Moscou insiste pour que la langue russe devienne une langue officielle dans la région », et qui se réuniraient « pour censurer tout le contenu en langue russe de leurs Internets nationaux et ainsi limiter l’exposition des citoyens à la Russie tous ensemble ». Effrayant.

Ce qu’ils oublient de mentionner est que, technologiquement, rien n’empêche la Biélorussie ou l’Arménie de faire dès maintenant la plupart de ces choses. Donc pourquoi ne l’ont-ils pas fait ? Eh bien, ils ont du rater le mémo sur l’avènement d’un « nouvel âge digital ». Plus vraisemblablement, ils savent d’où proviennent l’énergie et les aides économiques. Le « monde virtuel » que Schmidt et Cohen glorifient n’annule aucunement ni ne transforme en profondeur la situation géopolitique actuelle des anciens Etats soviétiques. Certainement, l’infrastructure digitale a ajouté quelques leviers ici et là (et ces leviers peuvent être utilisés par tout le monde) ; mais dire que l’infrastructure digitale a en quelque manière créé un nouveau monde, avec une politique, des relations de pouvoir et des points de pression flambant neufs, c’est ridicule.

Le fait que la plupart de ce que Cohen et Schmidt prédisent encore pour le futur (depuis « l’apartheid virtuel » jusqu’à la « souveraineté virtuelle ») est technologiquement possible depuis très longtemps, c’est la meilleure réfutation de leur hypothèse des deux mondes. Rien n’empêche un gouvernement virtuel en exil de désigner un ministre de l’Intérieur virtuel qui « s’occuperait de préserver la sécurité de l’Etat virtuel ». Ils peuvent déjà le faire aujourd’hui. Mais en l’absence de ressources matérielles et des forces de l’ordre — le genre de choses qu’un ministre de l’Intérieur a à disposition dans le monde physique — ça ne changerait rien. Le ratio d’échange entre pouvoir physique et pouvoir virtuel n’est pas 1:1. Les relations de pouvoir se soucient peu de nos opinions ontologiques sur ce qu’est le monde : le pouvoir, soit tu l’as, soit tu l’as pas.

Le pas très nouvel âge pas très digital

Pourquoi tant de bouquins insignifiants ont l’air sérieux ? C’est assez simple ici : l’hypothèse des deux mondes donne au livre, à ses affirmations et à ses objets, une importance qui n’est fondée que sur leur appartenance au nouveau monde révolutionnaire, qui lui-même n’existe que parce qu’il a été posé par l’hypothèse. Mais qu’est-ce qui est vraiment nouveau dans le nouvel âge digital ? L’impression de nouveauté vient seulement de leur habileté à masquer le vide théorique dans leur usage du terme « virtuel ». Un titre plus adapté pour ce bouquin serait Le pas très nouvel âge pas très digital.

Mais l’enjeu n’est pas seulement sémantique. La fausse nouveauté est invoquée non seulement pour faire de folles prédictions mais aussi pour suggérer que nous devons tous faire des sacrifices — un message qui est correspond à la rhétorique de Google sur des sujets comme la vie privée. « Que devra-t-on abandonner pour faire partie de ce nouvel âge digital ? » demandent Cohen et Schmidt. Eh bien, si cet âge n’est ni nouveau, ni digital, nous ne devons pas abandonner grand chose.

La chose la plus chiante à propos de ce bouquin, c’est qu’il ne prête guère attention aux projets et aux technologies qui existent déjà. Schmidt et Cohen ne les voient que dans des visions. Qu’on lise ce paragraphe, une perle :

Si vous vous ennuyez et que vous voulez prendre des vacances pendant une heure, pourquoi ne pas allumer votre boîte à hologramme pour voir le carnaval de Rio ? Stressé ? Passez un peu de temps sur la plage aux Maldives. Inquiet que vos enfants soient trop gâtés ? Faites leur passer un peu de temps à déambuler dans le bidonville de Dharavi à Mumbai. Frustré par la couverture médiatique des Jeux Olympiques à cause de la différence de fuseau horaire ? Achetez un pass holographique pour un prix raisonnable, et regardez l’équipe féminine de gymnastique entrer en lice devant vous, en direct. Grâce aux interfaces virtuel-réalité et aux équipements de projection holographique, vous pourrez participer à ces activités en temps réel et les vivre comme si vous y étiez.

Autant de choses qu’on peut déjà faire avec un projecteur, un grand écran, et des lunettes 3-D.

La solution à la radicalisation des jeunes

Mais là où Schmidt et Cohen sont à leur plus creux, c’est quand ils discutent de la radicalisation de la jeunesse (c’était la marotte de Cohen au ministère des Affaires étrangères, avant qu’il découvre le monde mirifique de la futurologie). « Atteindre la jeunesse radicalisée à travers leurs téléphones mobiles est le meilleur objectif que l’on puisse se donner » annoncent-ils, avec l’arrogance des technocrates, des entreprises géantes qui confondent les intérêts de leur business avec les intérêts du monde. Des téléphones mobiles ! Et qui est ce « nous » ? Google ? Les Etats-Unis ?

La stratégie de déradicalisation établie par Schmidt et Cohen se lit comme une bonne parodie du Gorafi. Apparemment, une façon efficace de calmer tous ces gamins du Yémen en colère à cause des frappes de drone, ce serait de les distraire avec — prêts ? — des cute cats sur Youtube et le jeu Angry Birds. « La stratégie de déradicalisation la plus efficace visera le nouvel espace virtuel, en fournissant aux jeunes des alternatives riches en contenu, et des distractions pour les empêcher de s’engager dans l’extrémisme comme dernier recours », écrivent Cohen et Schmidt.

Malheureusement, Cohen et Schmidt ne mentionnent pas l’histoire de Josh Begley, l’étudiant new-yorkais qui a programmé l’année dernière une application pour tracer les frappes de drone américaines, et qui l’a envoyé à Apple — l’appli a été rejetée. Cette petite anecdote en dit plus à propos du rôle de la Silicon Valley dans la politique étrangère américaine que toute la futurologie de ce bouquin ridicule.

Cohen et Schmidt croient-ils vraiment que tous ces jeunes gens se radicalisent seulement parce qu’ils sont mal informés ? Que leurs souffrances pourraient être atténuées par des faits et des statistiques ? Que « nous » pourrions juste changer cela en trouvant l’équivalent digital du « parachutage de flyers de propagande depuis un avion » ? Que si nous pouvions juste amener ces jeunes gens à se parler, ils se rendraient compte ? « Les exclus n’ont pas à produire le contenu ; ils doivent juste accéder à l’espace virtuel » remarquent Schmidt et Cohen avec arrogance. « Installez des câbles dans la ville, donnez aux gens les outils de base et ils feront la majorité du travail eux-mêmes ». Maintenant c’est clair : la voix du « nous » est en fait la voix du capitalisme aventurier.

Début XXème siècle, la machine à coudre était décrite comme la « principale contribution de l’Amérique à la civilisation », dans le catalogue de l’entreprise Singer. Aujourd’hui, rien n’a changé : un des co-fondateurs de Twitter a décrit la compagnie comme un « triomphe de l’humanité ». En 1989, la compagnie Singer a pourtant été vendue à une compagnie détenue par un Canadien né à Shanghai, qui a fait faillite une décennie plus tard. Un jour Google aussi tombera. La bonne nouvelle, c’est qu’en partie grâce à ce bouquin superficiel et mégalomaniaque, les ambitions intellectuelles et pachydermiques de cette entreprise seront préservées pour que la postérité puisse l’étudier en guise d’avertissement. Le monde virtuel imaginé par Google pourrait ne pas être réel, mais l’arrogance désinvolte de ses dirigeants l’est définitivement.

Notes   [ + ]

1. Une bizarrerie institutionnelle présentée comme un think/do-tank.
2. La mobile health est la pratique de la médecine et de la santé publique à l’aide des smartphones, smart watches, tablettes tactiles et PDA. Wikipedia.
3. Considérez une seule sous-famille de leur concepts « virtuels » : la « souveraineté virtuelle », l’« indépendance [étatique] virtuelle ». A quoi servent ces concepts exactement ? Voilà comment les auteurs l’expliquent :

Tout comme les efforts des sécessionnistes pour obtenir l’indépendance physique s’opposent généralement à la résistance de l’Etat hôte, de tels groupes devront faire face à une opposition similaire lors de leurs manœuvres en ligne. La création d’une Tchétchénie virtuelle pourrait cimenter la solidarité ethnique et politique parmi ses partisans dans la région du Caucase, mais cela aggravera sans aucun doute les relations avec le gouvernement russe, qui considéreraient un tel mouvement comme une violation de sa souveraineté. Le Kremlin pourrait bien répondre à la provocation virtuelle par une répression physique, en envoyant des tanks et des troupes pour dissiper l’agitation en Tchétchénie.

Pour commencer, ce paragraphe expose le manque de familiarité de Schmidt et Cohen avec le conflit. Les rebelles tchétchènes et leur organe média gèrent déjà plusieurs sites web. En effet, les plus importants d’entre eux, comme le Kavkaz Center, ont été obligés de déplacer leurs serveurs à travers de nombreux pays pour assurer leur fonctionnement sans trop d’interférences de la part des autorités russes ; le Kavkaz Center s’est finalement établi en Scandinavie. Mais ce n’est pas parce que la Tchétchénie imaginée par les rebelles dispose d’un site web que nous assistons à l’apparition de la « Tchétchénie virtuelle » imaginée par Schmidt et Cohen. Les rebelles ont pris des otages dans des théâtres et des hôpitaux sans que ça fasse grandement progresser leur cause — et nous devrions croire qu’ils augmenteraient considérablement leur pouvoir en s’appropriant de banals actifs digitaux.

Qu’importe si les rebelles peuvent proclamer leur « indépendance virtuelle » ? Avec une telle victoire de propagande, on n’est pas loin de l’inutilité totale. Ils pourraient aussi bien annoncer qu’après des décennies de luttes violentes, les Tchétchènes ordinaire sont finalement libres de respirer ou de cligner des yeux : ce qui ne représente pas exactement une amélioration significative des libertés humaines. Une déclaration d’ « indépendance virtuelle » ne change rien à la géopolitique, surtout parce que le conflit entre Russes et Tchétchènes est, au fond, un conflit à propos d’un morceau de terre — d’un morceau de réalité physique. A moins que ce morceau de terre ne leur soit garanti, l’ « indépendance virtuelle » est insignifiante.

Tout cela est bien rudimentaire, et une personne dotée d’une compréhension très sommaire de la géopolitique pourrait s’en rendre compte après un moment de réflexion attentive. Mais la sobre réflexion est bien moins fun que la spéculation délirante, et donc Cohen et Schmidt — oubliant que les rebelles tchétchènes ont en fait établi leurs serveurs à l’étranger depuis plus d’une décennie — nous tartinent un peu de futurologie à propos de la Tchétchénie et de la Mongolie :

Les partisans des … rebelles tchétchènes pourraient chercher à utiliser le réseau Internet de la Mongolie comme une base depuis laquelle mobiliser, lancer des campagnes en ligne, et construire des mouvements virtuels. Si cela arrivait, le gouvernement mongolien subirait sans aucun doute la pression de … la Russie, non seulement diplomatiquement mais aussi parce que son infrastructure nationale n’est pas faite pour supporter une cyber-attaque. … Cherchant à … préserver sa propre souveraineté physique et virtuelle, la Mongolie pourrait trouver nécessaire de se soumettre à … un mandat russe et de filtrer le contenu Internet associé à ces questions sensibles. Dans le cas d’un tel compromis, les perdants seraient les Mongoliens, à qui la liberté en ligne serait retirée à cause de pouvoirs étrangers qui jouent des coudes.

Pauvres Mongoliens ! Mais n’a-t-on pas le droit de se soucier du sort des autres ? Comme on l’a déjà dit, de nombreux pays, surtout en Scandinavie, ont accueilli les sites web des rebelles tchétchènes depuis longtemps. Il va sans dire que les Russes ne leur ont pas déclaré la guerre, et que les Suédois et les Finlandais ne semblent pas non plus avoir vu leurs libertés se restreindre. Le Kremlin a-t-il exercé une pression sur ces gouvernements ? Certainement — mais c’est ainsi que la diplomatie a toujours marché. Pourquoi barboter dans la futurologie si l’expérience et les données empiriques sont déjà disponibles ? C’est que de tels exemples dynamiteraient l’idée selon laquelle il y aurait quelque domaine spécial de la politique appelé « le virtuel », où le pouvoir fonctionne différemment. La vérité est que, à part la propagande vidéo, les plateformes digitales n’ont pas été d’un grand secours aux rebelles tchétchènes.

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