Matériaux

Contre les plans de la « ville intelligente », dessiner nos chemins

Tout comme les téléphones, les villes ont aujourd’hui tendance à se vouloir « smart ». La ville intelligente, c’est le rêve d’une utilisation des technologies de l’information et de la communication (TIC) pour « améliorer » la qualité des services urbains ou encore réduire ses coûts. Entendons : il y a des capteurs partout qui contrôlent en permanence des foules de paramètres pour permettre des adaptations. Mais des adaptations au profit de qui ? Et que devons nous penser d’une ville qui n’est plus perçue que comme la somme de données produites par ses usagers, et non plus comme un espace de vie pour ses habitants ? Nous remanions très librement un article de Dan McQuillan sur l’idée d’une cartographie du vécu s’opposant à celle de la Smart city.

D’une certaine façon, nous faisons toujours des cartes. Plus exactement nous développons en permanence des plans qui organisent notre espace. Évidemment nous ne dessinons pas des chemins sur des papiers. Mais chaque fois que nous visitons une ville, nous construisons une représentation d’une succession de rues, certaines belles, d’autres moches, certaines avec des endroits où manger, d’autres où on a croisé des gens sympas, certaines où on s’est perdu, d’autres où on aimerait habiter. C’est un plan qu’on ne peut pas voir en entier, et qui n’a souvent pas grand chose à voir avec l’espace physique. Il faut parfois trois mois et une promenade hasardeuse pour voir que deux rues que l’on fréquente souvent pour des raisons pratiques sont en fait reliées un peu plus au Nord. Mais c’est un plan quand même parce qu’il condense notre expérience de l’espace et, surtout guide nos aventures du quotidien. En effet, le plan est aussi décisif en tant qu’il retient de l’expérience qu’en tant qu’il participe à déployer notre expérience à venir. Le plan est donc autant un mode d’appréhension du territoire vécu qu’un mode de sa fabrication.. De ce fait il se renouvèle sans cesse avec nos aventures du quotidien, à la fois avant et après elles.

Pour tout un tas de raisons, certaines personnes ou institutions sont amenées à coucher sur le papier des cartes, qui sont en fait des types spécifiques de plans. En termes généraux, le besoin de proposer des réactions aux cartes émerge du constat que les cartes ne sont pas neutres, qu’elles sont une construction reflétant une certaine vision du monde et une dynamique de pouvoir. Les cartographes critiques montrent que les cartes font bien plus que simplement représenter le monde : elles proposent un monde et participent à le créer au travers de divers techniques politiques. En ce sens elles sont des plans objectivés. Les Villes intelligentes sont l’exemple du XXIe siècle de cette critique : elles ferment le cycle de la cartographie et de la production en faisant directement exister le territoire désiré avant même que nous soyons en contact avec lui. Quand les cartes des siècles passés restaient des préludes à l’action, celles du XXIe font en sorte que le territoire doit déjà être géré avant même notre passage.

Une carte de Zurich…. des flux de déplacements, déjà utilisée pour la régulation routière

En effet la « Smart city1 » s’incarne avant tout dans un processus de production de carte. Les multitudes de données accumulées sur nos parcours et activités quotidiennes ne prennent sens que quand elles sont organisées spatialement. Les algorithmes suivent les traces de notre passé, les mouvements de notre présent et ceux de notre futur pour tenter de prédire des tendances de parcours (qu’est-ce que vous faites après être allé à la librairie? Qui va passer sur telle route à telle heure de la journée? Etc…). De tout cela résultent des cartes, cartes qui sont au service de pouvoirs. Et plus les capteurs que peut utiliser la Smart city s’insèrent profondément dans nos vie, plus les pouvoirs peuvent appréhender nos espaces de vie. Ainsi les smartphones, remplis de capteurs, se déplacent avec nous, leurs organismes hôtes, au travers des rues et jusque dans nos maisons, qui sont elles-mêmes connectés au « cloud » par l’intermédiaire des ordinateurs, des compteurs communicants et des télés intelligentes. Aujourd’hui nous sommes pris dans l’infrastructure de la Smart city et devenons,  au service de ses bases de données, les cartographes involontaires de nos propres chemins, triangulés par les technologies post-militaires des GPS. 

La Smart city continue l’utopie d’un monde faits « de déplacements sans efforts ni frictions et de connectivité, par exemple en voyageant dans un véhicule autonome, ou quand votre bagage se présente à votre destination sans que vous ayez à faire aucun effort2 ». Les algorithmes s’intéressent donc spécifiquement aux relations spatiales qui sont aussi dynamiques que les points d’intérêts dans l’espace sont mobiles : les flux de déplacements et les parcours changent à mesure que les désirs et besoins des voyageurs changent (ainsi un concert peut amener plein de gens à un endroit autrement vide). On suppose souvent que les cartes produites par la Ville intelligente s’appuient toujours sur une carte du territoire physique précise. En fait ces cartes doivent plutôt être comprises comme des cartes construites par la narration puisqu’elles sont construites à partir des mouvements et des histoires de nos déplacements, sans réel regard pour l’espace physique qui les sous-tend. Si l’on peut définir un plan humain comme correspondant à la construction d’un territoire investi de sens au travers de toute une histoire pleine d’aventures et d’interactions, la Ville intelligente en développe la version machinique. La carte de la Smart city est remplie par un flux sans fin de données hétérogènes issues de nos expériences quotidiennes « connectées ».

Pour faire une Smart city, suffit-il de rajouter Smart devant tous les trucs qu’on trouve dans une ville ?

Toutes les Smart cities génèrent des données, et à l’échelle d’une ville, c’est une quantité énorme de données hétérogènes qui sont produites en continu. On parle donc de Big Data. Derrière ces Big Data , il y a des algorithmes qui les transforment en cartes. Ils cherchent des corrélations et des regroupements entre de nombreuses variables afin de créer des fonctions qui doivent prédire le comportement futur d’autres variables. De là on peut tirer des idées pour le marketing, entre planification de production et ciblage des consommateurs. Les prédictions sont basées sur des corrélations et non sur la compréhension des causes : ces cartes de probabilités sont construites par des machines et utilisées par des machines. Mais c’est la capacité de prédire qui compte, et elle seule : l’intelligence de la chose n’importe pas. Ce qui est d’autant plus préoccupant que les prédictions ainsi produites sont de plus en plus connectées à des actions préemptives, qui agissent avant même que nous soyons nous-même en train d’habiter nos territoire. La vie de tous les jours se voit déterminée dans un certain nombre de points de contacts avec des systèmes d’algorithmes qui peuvent influencer la friction ou la direction de notre expérience.

L’espace public est devenu un espace privé, et ce qu’il reste de l’espace public n’est pour l’essentiel que pseudo-public et objet de l’intendance opaque de divers groupes d’intérêts. Qui veut suivre, par exemple, le cours de la Tamise, est confronté à une successions de barrières, certaines visibles (des barrières empêchant l’accès à une propriété), d’autres disciplinaires (un panneau « propriété privée, accès interdit »). La nouvelle Ville intelligente tend à y ajouter des genres de restriction nouveaux. Ainsi elle définit partout des zones d’exception par des coordonnées physiques (elle cible tel endroit) et des règles qui doivent réguler les possibles prédits au sein de cet espace par les Big Data : par exemple elle peut ajuster  les limites de vitesses d’une route (l’espace ciblé) selon les mesures de la qualité de l’air au moment T, encadrant ainsi les possibles modes de circulation sur cet espace. La Ville intelligente aspire à être un ensemble en permanence « updated » de zones et d’espaces de possibles que l’on autorise ou non. En ce sens elle peut agir avec force de lois pour contrôler des interactions et des possibilités jusque là non régulées (par exemple la circulation sur telle route à tel moment). Le tout finit par produire une gestion urbaine éclatée et ajusté d’un instant sur l’autre, puisque chaque espace et chaque instant doivent être contrôlés indépendamment des autres.

Peut-on trouver un tel moyen de déployer nos propres plans face à ces assemblages machiniques d’algorithmes qui se veulent en avance sur notre réalité ? L’histoire suggère que oui, moyennant attention et détermination. Le problème majeur, c’est qu’il y a aujourd’hui une différence de niveau entre notre production de plans du vécu (personnelle ou à plusieurs) qui est limitée à une expérience de proximité spatiale et temporelle, et la cartographie systématique de tout ce qui se fait dans la Ville intelligente sur une carte-projet qui veut tout transformer en données objectives.

De là, deux possibilités s’ouvrent :
1) La première, est un effort pour tenter de traduire en cartes objectivantes les façons dont on peut vouloir vivre notre territoire, afin d’avoir à opposer à la carte de la Ville intelligente une alternative qui fonctionne avec les mêmes outils. L’idée serait donc de voler la machine algorithmique pour la mettre au travail en faveur du commun. Par exemple les Native Americans (Indiens d’Amérique) ont été parmi les premiers à adopter des systèmes d’information géographiques qu’ils ont utilisés pour établir leur usage historique du territoire, appuyant ainsi leurs revendications contre les demandes des compagnies minières. Puisque la Ville intelligente est une carte qui agit, une contre-cartographie qui se ferait sur la base des plans du vécu peut elle aussi être une mise en action d’alternatives que l’on préfère. En ce sens, une cartographie critique de la cité intelligente est une préfiguration d’actes politiques. Un tel effort aurait pour lui son potentiel de mobilisation. Dans un mouvement qui viserait à faire nôtres les forces de la Ville intelligente, il nous faudrait justement faire des efforts communs pour penser tous les aspects de notre vie que l’infrastructure matérielle cybernétique nous dévoile. Ainsi on ne peut pas se contenter de dire qu’une régulation de la circulation automobile est automatiquement aliénante : il faut plutôt donner un sens qui vient de nous à cette régulation. Pour lutter contre un contrôle oppressif du territoire, il ne suffit pas de dire que nous ne voulons pas d’organisation du tout : nous avons à penser de nouveaux aménagements, aménagements qui auraient d’autant plus de potentiel de mobilisation qu’ils proposent pour la première fois depuis bien longtemps que l’on regagne un certain contrôle sur nos territoires de vie.

2) La seconde possibilité est complètement inverse : elle revient à dire que l’effort d’accumulation de données et la prise des algorithmes sur l’aménagement de l’espace ne sont que des moyens systémiques pour aliéner tout rapport humain à l’espace. En effet la machine cybernétique tend à vouloir tout contrôler, envahissant ainsi les espaces les plus intimes et plaçant la vie sous le joug des experts, ceux qui comprennent la machine mais aussi le réel puisque c’est elle qui l’organise. Dans ce cas, une contre-cartographie, s’il doit y en avoir une, doit être une mobilisation entière de tous les plans subjectifs et intersubjectifs que nous développons dans nos aventures pour repousser toute tentative de domination algorithmique de l’espace comme tombant à côté de ce qui est essentiel, et donc aliénant. Nos plans seraient donc des cartes vivantes qui seraient aussi des mobilisations des forces de la communauté.

Carte de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes

On le comprend assez vite, ces deux possibilités, plutôt que de s’opposer sont peut-être complémentaires. La contre-cartographie est un processus qui commence avec des gens ordinaires et leurs efforts collectifs pour créer des sens alternatifs à insuffler au territoire, en dessinant leurs propres chemins. En ce sens, la contre-cartographie est une forme de pédagogie critique, par laquelle les gens en viennent à comprendre que les problèmes qu’ils partagent émergent dans le cadre de relations de pouvoir spécifiques et à ainsi penser en commun de potentielles solutions, qui seront toutes finalement des façons de vivre et d’aménager le territoire. C’est donc aussi de ces gens ordinaires que doit dépendre l’usage des techniques qui peuvent avoir des potentiels aliénants ou libérateurs. 

 

Notes   [ + ]

1. Nos bons vieux technocrates français ont préféré conserver le mot anglais, c’est plus stylish.
2. Luebkeman, Chris, and Allgood, Kiva, 2015 ‘Intelligent Connectivity for Seamless Urban Mobility’.

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