Culture impopulaire

Carnet d’un traducteur

Un savant fou californien Rolland Poe – alias Dr Xyz – défraie la chronique avec sa recette de clônage des stars hollywoodiennes.

Note : Cet article étant de culture impopulaire, il a de quoi renverser. Un peu d’obscurité ne fait parfois pas de mal.

On le sait, la traduction est affaire de survie. Survie de l’œuvre qui, sans elle, resterait plongée dans l’oubli (inconnue) mais aussi, à l’heure où l’on ne paie plus ses dettes en ayant du génie, forme-de-vie du traducteur, artiste de la faim, dont il est miraculeux que de sa tâche, on voie encore la fin. Être sous-payé autant que méprisé, on lui impute en général la responsabilité de tous les contretemps de la lecture. D’ailleurs, est-il l’un d’entre nous qui, au détour d’une page, n’ait éprouvé la furieuse envie de se substituer à lui ? Peut-être faut-il y voir la source de certaines des frustrations qui rendent le texte qu’on va lire si soupe-au-lait. Ah, qui dira les infortunes du Traducteur ! Cette figure cacochyme semblant néanmoins détenir les clés d’une certaine littérature à venir, nous nous résolvons à publier ici les feuillets d’un mystérieux carnet, expédié depuis une boîte électronique tout aussi mystérieuse, de la part de quelqu’un qui prétend se faire passer pour le traducteur d’XYZ. Ce roman fascinant, paru le mois dernier chez Allia, traite de la question du clonage avant l’invention du mot en question. Aussi nous a-t-il plu d’y voir l’expression d’une plaisanterie plutôt spirituelle. Après consultation avec Samuel Monsalve, responsable devant l’état civil du texte de la publication, nous avons obtenu confirmation que les fragments qui suivent étaient de nature à jeter une lumière sur le sens de son travail. Il décline cependant toute responsabilité dans les propos outranciers qui, ça et là, émaillent le document. Pour notre part, c’est l’inquiétude touchant au régime ontologique du spectacle, ainsi qu’aux ambitions prométhéennes du transhumanisme, qui a retenu notre attention…

Du carnet d’un traducteur

— Tu fais quoi dans la vie ?

— Je traduis des livres qui n’existent pas. 

Le Traducteur… emmerde les écrivains diplomates.

Traduction Rohmer style au moins à partir du Cycle des 4.

Oyez, oyez… Un magnifique roman sur le cinéma, le premier grand récit sur la Silicon Valley, bientôt un classique du transhumanisme, déjà un chef-d’œuvre absolu de la littérature d’aventures. Que dire de plus ? Une écriture si poussiéreuse qu’elle en devient kitsch, à faire pâlir d’envie un Pierre Michon. Un jeu de cache-cache avec le réel qui met 50 tours de piste à la post-modernité. Et encore : une voix-off à la Rohmer, narration vive à la Truffaut, minutie Roussellienne, flashs-backs policiers dignes de Chandler, mais lecteur de Bolaño et connaisseur de Proust. Enfin aussi :  rencontre de la Vue et de la Voix, du Visible et de l’Audible, du parlant et du muet, du silencieux et du sonore, de l’œil fermé, de l’œil ouvert, de la veille et du sommeil… Quelque chose que vous n’avez jamais vu, quelque chose que vous n’avez jamais lu, mais qui vous donnera l’impression du déjà-vu. Du curieux et du canonique à la fois, une case vacante, un maillon manquant, un drôle de chef-d’œuvre…

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Version publicitaire (aventure, cinéma) traductologique (clonage, reproduction) connaisseur (maillon manquant, Morel) roussélo-spéculaire (écrit, contrainte)  deleuzienne (différence, répétition) piglienne (le roman, le narrateur) dalinienne (chewing-gum, écrevisse) cinéma (Fairbanks, Garbo) mainstream (dialogues, situations) ambitieuse (Asperger, Elon Musk) etc. etc. etc.

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Greta Garbo s’éveille pour la première fois sur une île du Pacifique, elle demande à son hôte mystérieux des explications sur les raisons de sa présence en cet endroit. Le savant fou s’efforce de coller à la vérité, autant qu’il est possible. Et la sublime actrice:  « Je vois, je vois… Quel scénario intéressant !»

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Lu sur Grozeille  : « Si on définit l’homme comme un pur esprit, un pur être de raison, alors la logicisation intégrale est la réalisation totale de la nature humaine, et c’est même l’avènement de Dieu sur terre : c’est la position de Hegel, qui fait le fond de toutes les idéologies ‘new age’ de l’esprit global. Mais si avec Marx, Nietzsche, Husserl et toute la phénoménologie, on redéfinit l’homme par son corps vivant, sa chair, son rapport charnel à autrui, alors la logicisation intégrale devient une dénaturation, une aliénation et un danger, qui nous fait vivre dans un monde invivable et nous condamne à une existence abstraite, une vie inhumaine. » (Entretien avec Jean Vioulac, 12 mars 2018)

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Le récit de l’ère spectaculaire est le récit qui intègre les effets de stéréophonie, de réduplications, de multiplicité propres à une époque où tout événement n’existe que par les multiples versions qu’on en donne. Un monde renversé réellement, dit Guy Debord, et dans lequel le vrai est un moment du faux, le réel objet pour la négation du média. À moins, allant plus loin que Hegel lui-même, de reconnaître que notre rationalité est médiatique, et que le rationnel est réel… Bref, que le réel dans son essence est médiatique et que le médiatique est réel. Il n’y a pas de post-vérité. Le post est la vérité.

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XYZ n’a pas « influencé » l’Invention de Morel. Il en est le point de départ. Il suffira, pour s’en convaincre, de lire le discours de Morel au milieu du roman de Bioy, et les commentaires ironiques qu’en fait le narrateur (« J’ai signalé que la littérature de Morel est désagréable, riche en mots techniques, et qu’elle recherche en vain un certain élan oratoire. Quant au ridicule, inutile de le relever, il apparaît tout seul »). C’est à peu près ce qu’ont dû se dire Bioy et Borges en découvrant le roman de Palma. Il y a encore cette description de la folie de Rolland Poe, qui dans l’Invention deviendra le « musée » avec sa fabuleuse machine dans le sous-sol :

Le troisième étage serait entièrement consacré à une série de petits appartements confortables et élégamment décorés. Rolland désirait qu’un beau parc entourât l’édifice et qu’y soit creusée une piscine qu’on pourrait remplir, à volonté, soit avec l’eau potable dont un puissant ruisseau alimentait l’île en abondance, soit par de l’eau de mer amenée au moyen d’une pompe branchée sur le courant électrique fourni par un puissant groupe électrogène fonctionnant au pétrole, et qui devait être installé dans le sous-sol de la villa pour générer toute la lumière et énergie nécessaires aux travaux de mon ami.

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Il faudrait une langue spéciale. Une langue tellement naturelle qu’elle semble parfaitement artificielle. On ne peut pas traduire un roman sur les clones sans faire un clone soi-même. Traduction-monstre. Traduction de notre temps, car notre temps est celui des monstres normaux. Mais aussi, plaisir ambigu et un peu pervers, le clone a des aspects ludiques, tu seras toi aussi ce savant fou… Il faudrait, l’espace d’un instant, se vivre technocrate pour mieux comprendre comment cela fonctionne. Sans que cela n’exclue un profond orphisme.

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Les Polynésiens (ou Noirs, indigènes, sauvages, subalternes, insulaires, Océaniens, Indiens, non-blancs, non-européens) de Rolland sont la version démultipliée et anonymisée du Vendredi de Robinson. Le sujet du roman de De Foe est encore celui du libéralisme « individualiste » et, tel un libertarien ou un survivaliste, réinvente par la force des choses un mode de vie entièrement autonome, celui de l’homme neutre et solitaire de Rousseau, cependant expulsé du jardin d’Éden comme de la forêt primitive, et tenu de se procurer sa nourriture à la sueur de son front. Le sens de ce front et de cette sueur changent entièrement s’agissant de Rolland. Sujet du capitalisme fordien, il dispose d’auxiliaires remplaçables : il les paie bien et ceux-ci sont libres de s’en aller quand ils le souhaitent. Il ne les en appelle pas moins ses « Nègres », ses bêtes de somme, et peut-être après tout cette traduction, sans avoir l’exotisme des « Polynésiens », demeure-elle encore la préférable (quoique j’y résiste). Car Rolland, sans cette puissance mise au service de son imagination grandiose, ne serait rien. C’est ce rapport de subordination qui permet d’opérer la traduction de son appareil conceptuel et de ses formules mathématiques en objets aussi surprenants qu’attrayants. Les Polynésiens ou Nègres incarnent une force de travail brute, bête, sourde et muette, dominée et asservie, appréciée autant que méprisée.

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La première des règles s’appliquant à la traduction est-elle celle de se méfier des fausses évidences. « Une femme embarrassée » ne sera pas plus fidèle au sens de Una mujer embarazada que l’expression « Une femme enceinte », quoi que toutes deux soient des expressions parfaitement françaises. Être fidèle, je ne dirais pas à l’esprit, mais à l’usage, implique de ne pas accorder un poids excessif (et cela sera toujours la tentation du traducteur) à la lettre de la parole ou, comme le dit Karl Marx ou le traducteur de Karl Marx, à son « verbe ». « On ne traduit pas des textes sacrés » sera la première maxime du traducteur, surtout quand il traduit des « monstres sacrés. »

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Mon amie Morgane a raison, si le travail du traducteur n’a rien de tragique, celui-ci est néanmoins infini… Du moins, jusqu’à ce qu’il ait atteint son terme… Depuis l’envoi du manuscrit jeudi dernier, les mots tournent dans ma tête, de nouvelles idées ne cessent de se présenter… Je sais bien que même après le BAT, rien à faire, il en ira de même, en vertu d’une inéluctable loi de différance.

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Lu sur Grozeille :« La prémisse qui laisse penser que parce que les discours sont plus radicaux, les gens vont devenir plus radicaux, c’est de la vieille science politique des années 30. C’est un peu le modèle de Harold Lasswell avec le modèle de la « piqûre hypodermique ». Ça consiste à dire que les média ou les leaders politiques injectent directement leurs messages dans le corps social (comme le ferait une seringue dans le corps humain). En bref : on considère les gens comme des pantins. À l’époque, toutes ces théories sont nées avec la peur panique du communisme, autrement dit, autour d’une vision moralisée et simpliste de la réalité. » En acceptant les prémisses ici refoulées, on serait tenté de se demander : le cinéma peut-il être le communisme ? (Entretien avec Fabien Truong, 28 mars 2018)

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D’autres se demanderont si nous nous sommes livrés à un travail « objectif ». Qui aurait la naïveté de penser qu’une traduction, aussi mathématique et statistiquement irréprochable qu’elle se présente (encore une telle traduction ne relève-t-elle pour l’heure que du fantasme du cybernéticien) puisse correspondre à autre chose qu’au produit de la lecture et la réécriture, sous certaines contraintes, d’un objet dont l’en-soi représente le résultat d’un processus dialectique ? Pour cette raison, la traduction comme la fiction échapperont toujours aux décodeurs : qu’il s’agisse du plus performant outil d’un GAFA comme de n’importe quel organe élaboré ad hoc par les instances du flicage de la pensée.

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Lu en bibliothèque : « Un moment, Benjamin songe à écrire un texte intitulé ‘‘En traduisant Marcel Proust’’ où il réfléchirait sur sa traduction, mais ce projet se transforme en réflexion sur l’œuvre de Proust – non sur sa traduction. » (Antoine Berman, L’Âge de la traduction, 2008).

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Les cellules organiques soumises à l’action radioactive et à l’influence du cinématographe, la modélisation du corps social, l’ingénierie de la masse puis, finalement, des masses. Une rêverie. Une idylle. Le songe dont on est puni car, de le voir réalisé, nous nous transporterions au paradis.

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Le roman de Clemente Palma médite patiemment sur les formes de survie des œuvres, la manière dont leurs spectres voyagent d’un corps à l’autre, j’irais presque jusqu’à dire : se pense comme une traduction, en un sens et sur un mode bien plus radical que je ne me le suis moi-même autorisé. On pourra, par exemple, se reporter à la liste des « lois » formulées par Palma au chapitre IV, à propos de ce qu’il appelle tantôt « les androgènes », « les homunculus » ou « les andromorphes », tantôt les « copies », les « répliques », ou encore (aimerais-je dire parfois) les « duplicats », les « paires », les « superpositions », les « sosies » et les « associées » de son héros Rolland. À cet endroit, l’ontologie n’est nullement séparable d’une économie : « La vie dont jouissent les androgènes et particulièrement les homunculus s’apparente à un crédit à (très) brève échéance. » Une « mise en albumine » serait-elle susceptible de les sauver ?

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Lu sur lundi.am : « Mais qu’y-a-t-il de radicalement nouveau avec ce système ? La réponse peut paraître anodine ou superficielle mais ses implications sont loin d’être négligeables : il est désormais possible de créer de la rareté dans le monde du numérique. Jusqu’ici un fichier informatique (une photo, un document, etc.) était comparable à de la connaissance : il se partageait en se dupliquant à l’infini. D’où la nécessité d’un organe régulateur lorsque le partage voulait se détruire comme partage pour devenir échange. La blockchain empêche cette duplication ; elle garantit que le fichier existant, (un bitcoin par exemple ou une photo), c’est-à-dire l’original, soit le seul existant, qu’il ne soit pas doublé, dupliqué ou modifié lorsqu’il change de propriétaire. » (article sur le bitcoin, 19 mars 2018)

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Lu en Pdf : « Une marchandise particulière, un quarteron de froment par exemple, s’échange dans les proportions les plus diverses avec d’autres articles. Cependant, sa valeur d’échange reste immuable, de quelque manière qu’on l’exprime, en x cirage, y soie, z or, et ainsi de suite. Elle doit donc avoir un contenu distinct de ces diverses expressions. » (Karl Marx, Le Capital, Livre I)

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« Mais il utilise le mot ‘clone’ ?» C’est une question qu’on m’a posée à plusieurs reprises quand j’expliquais que je travaillais à un roman sur un-savant-fou-qui-clone-des-stars-de-cinéma, en ajoutant que son auteur était péruvien et que l’ouvrage datait de 1934. Comme je me suis rendu compte très tardivement qu’au fond, ce mot n’apparaissait nulle part (pendant des mois, j’aurais juré qu’au détour d’une page, dans les replis d’une phrase que je ne parvenais pas à retrouver, se lisaient les huit lettres du mot clonación), je répondais : « Oui, oui… Je vous assure, ce n’est pas le plus fréquent, mais on repère quelques occurrences… » Et l’autre : « Comme c’est curieux… ‘Clones’, il utilise le mot ‘clones’… »

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Ma thèse serait presque inverse de celle de Jean Baudrillard. L’uniformisation n’est pas la prémisse de la pensée du clone, plutôt ce qui empêche de le penser tout à fait. C’est le principe de sacralité de la vie, l’idée de la vie comme substrat, le primat du visible et le fait qu’elle soit pensée comme spectaculaire et sensible qui empêche Clemente Palma d’accoucher du concept emprunté à la biologie modélisée selon les paradigmes de la linguistique. C’est parce que cela demeure un impensable que cela est source d’une aussi prolifique et communicative abondance.

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J’ai dû me rendre à l’évidence : au long des trente-trois chapitres qui composent le roman, le langage tourne autour d’un sens qu’il ne peut épuiser dans la désignation directe, et recourt à un éventail terminologique restreint (il s’agit bien de cerner un concept) mais varié (la pensée forme un nouveau pli) tel que : « copie », « homunculus », « androgène », « sosies », « associées », « partenaires », « paires », « avatar », « réincarnation », « exemplaire », « répétition », « spécimen », « recréation », évoquant également une  « technologie reconstructrice » et la « reconstruction physique et psychologique » des « doubles » (doble, pareja, duplicado, copartícipe, encarnación, reencarnación, persona, figura, imágen, personalidad, símil, sosia, socia, reproducción, repetición, reconstrucción, superposición, …)

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Pour moi, le livre a la couleur rose claire du chiclet et le bleu électrique de la piscine de son langage…

Impression. Un roman impressionniste. Traduction sur impression. Surimpressions.

À la façon d’une imprimante 3D : par giclure. Dans le creux de ton oreille : un murmure. Quand tu fermes les yeux : noir et blanc.

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Au fond, il s’agit de toute une ontologie des indiscernables et de la multiplicité, en effet, de clones, d’une forme de crise de la pensée qui correspond à l’effondrement du modèle classique de l’ontologie et de l’épistémologie de l’arborescence, sans disposer pour autant, encore, du concept bio-technologique servant à nommer proprement ce nouveau paradigme et qui serait celui de clone. C’est du côté de ce prophétisme conceptuel qu’il faut chercher la raison de ce qui allonge, étire le texte, lui confère son élasticité, son côté usant, certes, mais néanmoins jouissif, et son étonnante actualité : il nous replace devant un moment de crise originaire qui nous permet d’interroger le sens réifié de notre environnement.

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Un étrange amalgame, une concrétisation cabossée, du flan explosif et inflammable, gélatineux et fondant sous la langue.

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On s’étonne quand quelqu’un dit qu’il préfère la traduction d’un texte à son « original ». On soupçonne toujours soit une excentricité de sa part, soit être en présence d’une curiosité, d’une exception dérogeant à la règle qui veut que l’original soit préférable à la traduction, qu’il y ait un original et ses traductions. Pourtant, c’est bien l’inverse qui devrait être surprenant. Un texte est le produit d’un travail de pensée et d’écriture. Le temps de travail cumulé donnant naissance à une traduction est supérieur à celui ayant présidé à l’élaboration du texte traduit. Le canevas a déjà été parcouru de bout en bout par un auteur et des lecteurs, le traducteur travaille à la mise au point et au dépassement de la pensée.

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Xyz est l’idylle rompue par l’industrie à la naissance du spectacle. C’est un récit peuplé d’écrans, quoi que l’on n’en dénombre qu’un, au début, dans la salle de projection personnelle de Rolland, et un autre, à la fin, dans le Grand Théâtre de San Francisco. Mais s’est-on jamais demandé pourquoi les cinq, les six comparses ne regardaient jamais de films sur l’îlot solitaire ? Inventant les clones, Rolland Poe invente littéralement une vie-écran, le vivant comme surface de projection, et le monde comme scénographie. Il ne s’agit pas tant du néant de reflets sans intériorité que d’une mutation qui, du désir de reproduction, est devenue désir de métamorphoses, avidité de transfiguration et quête éperdue de cinéma. Trois quarts de siècle avant les premiers Iphones, un protagoniste vit au milieu de simulacres qui contaminent de doute la grande toile de fond sur laquelle ils se découpent, je veux dire le monde et le récit eux-mêmes.

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Pour le Traducteur comme pour le Spectacle, le monde est renversé, et le vrai est d’abord et avant tout un moment du faux (évidemment, cela se renverse indéfiniment). Une bonne traduction est un superbe Simulacre, un double absolu, une copie sans modèle, un reflet autonome, un clone indépendant.

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S’il était encore possible pour un écrivain artiste, au début du XXe siècle, de s’adonner à un travail alimentaire, la « copie » désignait alors une modalité de survie très exactement opposée à celle du traducteur artiste d’aujourd’hui. Alors qu’il pouvait y avoir de la virtuosité à montrer comment la chaleur de l’imagination permettait de s’acquitter en toute élégance d’une tâche dans des délais serrés, la fébrilité d’une telle activité n’a plus lieu d’exister. La littérature est désormais si mal rémunérée que, s’il demeure possible de payer ses dettes en ayant du génie, on préférera s’orienter vers d’autres machines de production et de distribution plus lucratives, au premier rang desquelles l’art contemporain. Les œuvres de commande ressemblant aujourd’hui davantage à 50 nuances de Grey ou au dernier opus de l’autrice de la saga de Harry Potter qu’au Mathurin de Melmoth, le paradigme en vient donc à se renverser. Le traducteur est forcé de se procurer son argent par des moyens, légaux ou illégaux, étrangers à sa vocation, et s’adonne à son labeur (mental, informationnel, transférentiel, transformationnel) de façon désintéressée. Il s’agit pour lui de passer autant de temps que possible sur une tâche dont la société lui fait payer chèrement l’inutilité imputée (à quoi bon ?, puisque n’importe quel moteur de recherche…, etc.), bref : il lui faut cultiver une forme de paresse délinquante.

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« Clones », « version policière », « récit alternatif », « contre-enquête », « CDD », « roman loufoque », « déjanté », « racisés », « Polynésiens », « L’Idylle », « ego-trip humain sonore » , « sosies », « doublures », « avatars », « duos » nomment une série d’écarts de plus ou moins d’amplitude, tantôt censurés, tantôt passés inaperçus, où se marque la marge propre à l’opération de change en quoi réside le traduire, mais aussi l’épaisseur de film qui fait d’une histoire davantage que la somme de ses caractères ou de ses mots, un espace curieux que vient remplir un jus de l’esprit, lequel ne s’extrait pas sans jeu, et à partir de quoi il faudrait élaborer une théorie de la traduction comme glisse ou aquaplanning.

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Xyz invente très tôt un rapport subversif de la littérature au cinéma. Contrairement à la littérature majeure du XIXe, qui est cinématographique avant la naissance du cinématographe (la définition même de l’esthétique de Flaubert) ; contrairement, aussi, à tous les auteurs qui peuvent essayer de faire fortune en espérant l’adaptation de leur roman, écrivent des scénarios déguisés, Palma se demande comment faire de la littérature avec le cinéma. Comment la littérature peut reproduire (au sens de répliquer et détourner) l’art des masses qu’est le cinéma ?

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Prière d’insérer

Le 28 mai 1872, trois mois avant la parution de la première livraison en français du Capital, Karl Marx écrit à Danielson : « Quoique l’édition française soit l’œuvre d’un parfait connaisseur des deux langues, Roy a souvent écrit trop verbalement. Je me vois donc forcé de réécrire des passages entiers en français, pour les rendre accessibles au public français. » Le traducteur du présent ouvrage s’est scrupuleusement efforcé d’éviter cet écueil, si courant quand on traduit avec trop de scrupules. Aussi espère-t-il, ô lecteur, que tu prendras goût à ce clone qui t’est offert, et que celui-ci s’avérera assez autonome et attrayant pour amener à toi un peu d’un texte inconnu né sur un continent lointain, à l’orée de l’époque spectaculaire qui est la nôtre. Libre à toi d’en rêver le modèle, de partir à sa recherche ou de faire comme si celui-ci n’existait pas. Le but serait atteint si les mânes de l’auteur, pour parodier une autre réflexion traductologique du célèbre penseur du Capital, voulaient bien parapher notre avis au lecteur : « Quelles que soient les imperfections littéraires de cette édition française, elle possède une valeur scientifique indépendante de l’original et devrait être consultée même par les lecteurs familiers de la langue espagnole. »

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Villiers, Palma, Bioy Casares (« La copulation et les miroirs sont abominables, car ils multiplient le nombre des hommes » aurait dit ce dernier) : de superbes antimodernes paranoïaques… Pourtant, dirons-nous, nous avons survécu au phonographe, au cinéma, à la télévision, comme nous survivons aujourd’hui à la cybernétique… Nous y prenons même un certain plaisir ! À moins que ? …

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Un entretien possible


Q1 : Cette traduction paraît sans préface et sans avant-propos du traducteur… Peux-tu nous expliquer pourquoi ?

Q2 : XYZ, répètes-tu, est un roman sur le clonage. Mais Palma utilise-t-il le mot « clone » ?

Q3 : Il semble également évident de dire que XYZ est un roman sur le cinéma. En quel sens ?

Q4 : Pourquoi accompagner la publication d’XYZ de quelque chose comme les feuillets de ton carnet ?

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Tout ouvrage traduit est un produit de haute lutte, non pas destiné à permettre de récolter de l’argent par le génie (échanger ce qui ne se monnaie pas contre de la monnaie), mais plutôt à témoigner de la possibilité de continuer à exercer la pensée tout en n’en gagnant pas (aussi le traducteur, comme son texte, est-il un survivant).

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Enfin, je dédie cette traduction à l’hologramme de Mélenchon.

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