Blouses Noires, soignants en deuil
#TousBlousesNoires : le collectif au cœur des grèves de l'hôpital du Rouvray
Depuis le 22 mars, l’hôpital psychiatrique du Rouvray à Rouen est en grève illimitée. Et pour cause : comme de nombreux autres hôpitaux, il souffre du manque de moyens humains et financiers, d’un dépassement chronique de ses capacités d’accueil et de travail, et de l’ignorance abjecte des décideurs qui n’ont en vue que les objectifs financiers. Cette situation a des conséquences catastrophiques aussi bien chez les patients que les soignants : violences, viols, lits de camp, inattention, maltraitance, oubli, sur- ou sous-médication… Après 2 mois de grève et deux semaines de grève de la faim (!), les soignant·es obtiennent enfin la création de 30 postes. Une victoire en demi-teinte, certes inespérée, mais largement inférieure aux revendications des grévistes.
Au cœur de cette bataille, un collectif se fait remarquer : les Blouses noires. Avec la ferme intention de dépasser les étiquettes syndicales, politiques ou professionnelles, ils adoptent des techniques de lutte et de communication plus radicales : tenues et banderoles noires, actions de blocage et d’occupation, convergence avec les cheminots et les étudiants. Le noir, s’il témoigne bien sûr d’un certain « esprit anar », interpelle surtout sur l’agonie du métier de soignant, bouleversé par des machines et des gestionnaires. Se déclarant « en deuil » de leur vocation, les Blouses noires du Rouvray tentent malgré tout un dernier soubresaut (prometteur ?) contre « l’enfer à l’hôpital ». Ils font déjà des petits : au Havre, à Saint-Etienne, d’autres collectifs Blouses noires commencent à apparaître.
Des membres de l’AUP’S1, une jeune association de soignant·es et de patient·es, ont souhaité revenir sur les événements marquants de cette lutte qui a beaucoup fait couler d’encre, sous la forme d’une chronologie. Ils publieront également un entretien avec les Blouses noires, dans les jours à venir.
L’hôpital psychiatrique du Rouvray est situé dans la banlieue de Rouen, et emploie 2000 agent·es. Comme de nombreux autres hôpitaux et centres de soin, il est confronté de plus en plus à des difficultés et des pénuries, ainsi qu’à l’immobilisme de l’administration et des syndicats. Fin janvier 2018, un groupe de soignant·es du Rouvray forme le collectif « Blouses noires » :
[…] Nous étions les premiers à penser que discuter était la bonne solution mais la désillusion est désormais totale et nous nous sentons dorénavant légitimes dans notre démarche. Il est temps de se rassembler et de se faire enfin entendre !
[…} Les tables rondes, les groupes de travail et autres audits ont assez duré.
Prenons notre destin en main, rassemblons nous et faisons bouger les choses2.
En février, les Blouses noires diffusent sauvagement un texte intitulé « lettre à ma nièce » dans l’hôpital du Rouvray : par mail, sur les murs, sur internet.
L’initiative, qui n’a pas l’heur de plaire aux syndicats, provoque néanmoins beaucoup de réactions, notamment des réponses émouvantes de la part de collègues et de patient·es.
Les Blouses noires connaissent alors un certain succès, qui réside sans doute dans le fait que leurs actions sont très visuelles : distribution de tracts avec des blouses noires floquées avec leur logo, banderoles écrites blanc sur noir déployées partout, avec des messages qui frappent, comme « l’ARS m’a tuer », « Mon HP va craquer4 », « #TousBlousesNoires », « J’ai le blues noir », ou « Paradis fiscal – Enfer à l’hôpital« . Ils remuent si bien leur hôpital que les médias, au mois de mars, commencent à s’intéresser au bouillonnement contre la misère soignante.
Autour du 22 mars, les Blouses noires imposent de plus en plus leur présence au Rouvray et montrent patte blanche aux syndicats, d’abord assez méfiants. Poussés par les multiples actions banderole des Blouses noires et par la journée de grève interpro du 22 mars, les soignant·es du Rouvray votent la grève. Une intersyndicale CGT-CFDT-CFTC se monte. Un piquet de grève est tenu devant l’hôpital. Leur demande la plus urgente concerne la création d’au moins 52 postes de paramédicaux.
Bien évidemment, « au-delà même de leurs revendications internes à l’établissement, leur message a une vocation bien plus large et s’adresse à la France entière : l’hôpital public est à l’agonie, et au-delà, d’autres services publics sont menacés à court terme6. »
Environ 5000 personnes manifestent l’après-midi du 22 mars à Rouen. Les Blouses noires se font remarquer lors de la manifestation grâce à leurs fameuses tenues floquées et leurs banderoles noires.
Le 23 mars, les discussions avec la direction au CHSCT est très décevante « voire même indécente7 ». En effet, pour résoudre les problèmes d’effectifs, on leur propose rien de moins que la création de… 5 postes de contractuels. Pour résoudre le problème de la « sur-occupation » (trop de patients pour trop peu de personnel), la direction leur propose de se décharger de certains patients en les envoyant à l’extérieur de l’hôpital, dans les centres médico-psychologiques (CMP). Hélas, même si cette option débarrassage était envisageable pour la direction, il se trouve que le nombre et la qualité d’accueil des CMP sont en train de chuter drastiquement, comme l’explique le Dr. Brétel (un ancien du Rouvray) sur son blog :
Un peu partout en France, on assiste à une régression continue de la politique de sectorisation en psychiatrie mise en place courant des années 70. Celle-ci s’est fondée sur le redéploiement d’une partie des moyens des hôpitaux psychiatriques vers la création de structures de soins extra-hospitalières au plus proche de la population soignée, à partir de la fermeture de lits d’hospitalisation : centre médico-psychologiques (centres publics de consultations psychiatriques), centres d’activité thérapeutiques à temps partiel et hôpitaux de jour. Mais, à partir dès années 2000, le chemin inverse a été parcouru en fermant une à une ces structures de soins de proximité, sans pour autant re-doter en conséquence l’hospitalisation, ce qui explique la situation de surcharge des hôpitaux psychiatriques que l’on connaît.8
A l’initiative de la CFDT, les syndicats et les Blouses noires, dont le slogan est « Notre nombre sera notre force », répliquent à ces demi-mesures en improvisant un camping9 au sein de l’hôpital.
Les Blouses noires sont partout : sur Internet, elles mettent en œuvre une propagande très active, à base de compte-rendus quasi-quotidiens, d’illustrations et de photos. In real life, elles bloquent les urgences, organisent des assemblées générales, tractent sur les marchés et à l’entrée de l’hôpital.
Comme les négociations restent au point mort, le 29 mars10, syndiqués, grévistes et Blouses noires s’enveloppent dans des sacs poubelles et meurent symboliquement devant le palais de justice, sous les yeux ébahis des passants. Une manière d’alerter sur la « mort de la profession ».
Courant avril, les visites de personnalités politiques à Rouen se succèdent. Le 5 avril, Macron est en visite au CHU Charles-Nicolle à Rouen, où les conditions de travail sont ainsi décrites par une infirmière :
Je suis une piqueuse ! Voilà le résumé de cette matinée, une piqueuse qui n’a pas le temps de parler, pas le temps de savoir pourquoi mes patients viennent. […] Et en pensant à tout ça dans ma salle de soin, je craque, je commence à pleurer, ma collègue qui est dans le secteur à côté pleure aussi.11
Le président, qui est venu faire la promotion de son indigent « plan autisme »12, se fait copieusement huer à son arrivée. Il sera donc finalement accueilli par une horde de CRS, une foule de barrières, et quelques fans13, avant de se faire rabrouer le caquet dans l’hôpital par une soignante énervée14. Par contre, le président ne daignera pas passer à l’hôpital du Rouvray.
Le 20 avril, Hubert Wulfranc, l’ancien maire (PCF) de Saint-Etienne du Rouvray et actuel député de Seine-Maritime, rend visite aux grévistes, qui n’ont toujours rien obtenu. Il résume ainsi son passage sur place :
Les urgences psychiatriques et les unités de soins doivent recourir régulièrement à des lits d’urgence dans des pièces inadaptées pour pallier le manque de lits d’hospitalisation « ordinaires ». Certains bâtiments ne permettent plus d’accueillir les patients dans des conditions optimales. […] Les agents et les cadres de santé rencontrés s’accordent sur la nécessité de réévaluer les moyens consacrés à la psychiatrie, parent pauvre du système hospitalier public, lui même en souffrance. Quels que soient les critères de réforme du financement des hôpitaux publics il apparaît indispensable pour tous d’augmenter l’enveloppe globale nationale consacrée aux hôpitaux15.
Et promet d’interpeller la préfète de la « situation de blocage des négociations avec l’ARS », ce qu’il fera effectivement dès le 25 avril.
A Angers se tient le 24 avril une assemblée générale de tous les hôpitaux en lutte de France. L’occasion pour les Blouses noires et les syndicats du Rouvray de prendre la température de la grogne hospitalière en France :
[…] Des représentants blouses noires étaient présents à Angers avec une quarantaine d’autres centres hospitaliers (Cholet, Tours, Nantes, APHP, Ch du Rouvray, Niort, Caen, Lyon…) afin de faire converger les luttes. […]
Les témoignages des collègues sont invraisemblables, croyez-nous si nous ne faisons pas bloc maintenant nous allons tout droit à la catastrophe. Nous ne pouvons nommer les établissements mais laissez nous vous donner quelques exemples : feuille de route mensuelle donnée par l’ARS, suicides dissimulés, décès dans la salle d’attente des urgences constaté des heures plus tard, crime contre un agent banalisé par la direction ce qui entraîne une récidive… et nous en passons !
Loin de nous l’idée de faire du sensationnalisme nous aurions préféré vous rapporter de bonnes nouvelles. Les collègues des hôpitaux qui vont « le moins mal » se sont presque sentis chanceux mais ils ont aussi commencé à ressentir une grande angoisse.
Est-ce cela qui nous attend? […] Ils sont en marche, il est grand temps de se mettre à courir! Ne nous laissons pas faire, ensemble nous sommes plus forts qu’eux!16
A cette AG, une « marche blanche » de tous les hôpitaux de France est décidée pour le 15 mai à Paris. Mais les constats qui ressortent de cette journée sont plutôt désespérants : « On aimerait enclencher un mouvement national, poursuit Marie-José Faligant. Car tous les hôpitaux sont confrontés à des restructurations budgétaires, qui se traduisent par des suppressions de postes. On n’en est même plus à revendiquer. Aujourd’hui, on demande juste l’arrêt de l’hémorragie17. »
Après la manifestation du 1er mai, les Blouses noires accompagnent le collectif Surgissement dans la prise d’un bâtiment désaffecté à Rouen18. L’opération, qui vise à rassembler les luttes, réunit des étudiants mobilisés contre la sélection, des précaires, des artistes, des gens proches de la Zad, et nos Blouses noires. Néanmoins, ces dernières ne resteront pas très longtemps, forcées à partir par diverses pressions. L’occupation elle-même sera de courte durée, car la bâtiment est évacué le vendredi 4 mai. Les deux collectifs resteront néanmoins très proches, comme en témoignent les différents articles parus dans Rouen dans la rue sur les Blouses noires.
Du 1er au 15 mai, pour promouvoir leurs actions et le rendez-vous de la « marée blanche », les Blouses noires choisissent de publier une photo originale par jour. Adeptes du body-paint, ils montrent d’abord leur dos…
… et terminent naturellement par leurs fesses :
Le 15 mai à Paris, néanmoins, l’affluence est un peu décevante. Seul le syndicat SUD Santé-Sociaux a appelé à participer à la manifestation19, rassemblant 600 personnes dans l’ouest parisien. La marche sera cependant égayée par un blocage imprévu des Champs-Elysées.
Si on récapitule les étapes de cette lutte rafraîchissante des Blouses noires et de leurs collègues syndiqués ou grévistes hors syndicats, donc : « il y a eu la menace de grève, la grève reconductible, une action symbolique sur « la mort du métier », l’occupation des locaux de l’ARS, la visite d’un député communiste accablé, une apparition hors syndicats à Surgissement20 ». Le 22 mai, les grévistes du Rouvray, excédés de ne rien obtenir, démarrent une grève de la faim. C’est un tournant dans leur lutte. Les grévistes s’installent avec des tentes devant les bureaux de l’administration.
Diverses personnalités rencontrent et soutiennent les grévistes du Rouvray, comme le boxeur Mayar Monshipour. Le 29 mai, notamment, l’ex-candidat à la présidentielle Benoît Hamon vient prendre un petit bain de foule au Rouvray, sans doute pour pouvoir mettre un petit peu de parfum de « luttes sociales » sur son costard électoral.
Rouen dans la rue, un des collectifs à l’origine de l’opération Surgissement, continue d’écrire des articles pour couvrir les actions des Blouses noires, et publient d’excellents reportages sur leurs amis grévistes.
Malgré tout ce tintamarre, augmenté par des actions « péage gratuit » sur l’A13 avec les cheminots et les étudiants, les grévistes du Rouvray n’obtiennent toujours rien de la direction. Au bout de 10 jours de grève de la faim, les soignant·es dévolus au martyr ont déjà perdu plusieurs kilos. Les Blouses noires écrivent :
Chaque jour qui passe augmente un peu plus notre sentiment d’abandon et illustre la façon dont nos dirigeants nous considèrent. Nous avons donc décidé d’investir l’administration et de nous y installer21.
Cela tombe bien, la direction a déserté les lieux dans la journée22. Les vautours journalistiques en quête de sensass’ se précipitent sur les lieux. Konbini et Brut récoltent des témoignages, tandis que les imbéciles de BFM/RMC commentent les faits avec hauteur, dans une vidéo qu’il faut regarder tant elle est affligeante de déconnexion avec la réalité : « Est-ce qu’il faut les soutenir, Johnny Blanc ? » demande le présentateur. Réponse de Johnny : « Je ne sais pas s’il faut les soutenir, je me demande juste si c’est raisonnable. […] Je ne dis pas qu’il ne faut pas de personnel, mais de là à en embaucher 50 d’un coup et à rajouter 1 million et demi d’euros de masse salariale sur l’entreprise… [sic — il veut certainement parler de l’hôpital] ».
Le 2 juin, Philippe Poutou et France Culture sont aussi passés dire bonjour aux grévistes de la faim. Malheureusement, leur état continue de se détériorer : « Un point santé a été fait et certains de nos 7 fantastiques ont déjà perdu de 10 à 12% de leur poids d’origine.23 ». Les grévistes de la faim témoignent dans les journaux : « L’envie de bouffe est là en permanence… […] ! Moi, ce qui me manque le plus, depuis le premier jour, c’est de croquer dans une part de pizza. Le bout pointu, là, où il y a le moins de pâte… Plein d’huile, plein de fromage… Je pense à cette bouchée de pizza une fois par minute. Et le pire, c’est que quand cette action sera terminée, on passera par une phase d’alimentation à base de bouillons et tout ça, le temps que notre corps se réadapte.24 ».
La suite est un peu moins marrante : deux grévistes, le 4 juin, sont évacués par le SAMU en raison de la mise en danger de leur état physique et mental.
Les négociations avec l’ARS [Agence régionale de santé], incarnée par l’antipathique mais très « raisonnable » Christine Gardel, commencent enfin autour du 5 juin. Le rapport de force dans la rue et dans les médias a permis d’obtenir un rendez-vous. Néanmoins, les réunions se passent mal et se soldent par un échec : Christine n’a rien d’autre à proposer aux grévistes que la finalisation de deux unités (ados et détenus) qui étaient déjà prévues depuis quelques années. Pas de postes en plus à l’horizon. Les propositions de l’ARS sont naturellement rejetées par les grévistes en assemblée générale. L’ARS, qui n’est pas à court de mépris, annule les rendez-vous suivants.
En réponse, le 7 juin, une action coup de poing est organisée par les Blouses noires et l’intersyndicale avec les cheminots : blocages et démonstration de force qui foutent un bordel monstre sur les routes de Rouen. Le coup de pression permet aux négociations avec l’ARS de redémarrer, cette fois chez la préfète.
Le lendemain, les négociations avec l’ARS ont abouti à un accord sur la création de 32 nouveaux postes, en plus des deux unités prévues. Des cheminots et des soignants accueillent la directrice de l’ARS, Mme Gardel, par une haie d’honneur collective. Celle-ci annonce la bonne nouvelle aux grévistes, qui acceptent et votent la fin de la grève. Les Blouses noires, pas trop promptes à se réjouir, écrivent :
Aujourd’hui est un grand jour pour notre établissement. Nos 8 fantastiques ne passeront pas une nuit de plus loin de leurs familles. La discussion a été vaillamment menée et un accord a été conclu.
Pour autant nous devons rester vigilants et mobilisés. L’hôpital va mal, l’histoire ne fait que commencer. Notre engagement doit rester fort et l’énergie déployée chez nous doit maintenant se propager aux quatre coins de la France, pour que chacun bénéficie des meilleurs soins et pour qu’ils puissent être prodigués dans les meilleures conditions.
Nous avons été beaux, forts et solidaires. Maintenons l’effort. Nous pouvons être fiers de ce que nous avons accomplis.25
Gageons que cette lutte victorieuse est un début et non une fin. C’est en tout cas ce que laisse à penser l’apparition de Blouses noires au Havre et à Saint-Etienne. Le 15 juin, en effet, les Blouses noires du Rouvray accompagnent les Blouses noires du Havre dans le blocage du CHSCT de l’hôpital Pierre Janet. Des actions collectives sont prévues avec eux dans les prochaines semaines. Les Blouses noires deviendront-elles ce qu’elles ont vocation à être, non pas un groupe local et défini d’activistes, mais une bannière commune et des techniques de lutte nouvelles pour secouer les hôpitaux ? En attendant la suite, on souhaite bon repos à celles du Rouvray !
Notes