Situation

Variations de la violence : la journée du 16 mars à Paris

Dans la très chic rue de Montorgueil, la bourgeoisie jette des pots de fleurs sur le cortège de gilets jaunes, BHL soutient la « Marche du siècle » qui sert de prétexte à maudire les autres mobilisations et quand le Fouquet’s brûle, c’est l’abomination. Faut-il plus de preuves que la perception de « la violence » est toujours affaire de politique et que la politique est encore affaire de classes ?

Un lecteur de Grozeille, bien inspiré, nous envoie une analyse pratique de cette question tirée de son récit de la journée du 16 mars 2019 à Paris. Journée essentielle marquée à la fois par l’acte 18 du mouvement des gilets jaunes et par la « Marche du Siècle » organisée pour le climat.

Je tiens à préciser avant toute chose que je n’ai rien contre la Marche du Siècle qui s’est déroulée le 16 mars à Paris : je me suis moi-même considéré pendant des années comme écolo (je vous rassure, on vit très bien avec ensuite) et je suis de tout cœur avec la (re)prise de conscience écologique à laquelle on assiste aujourd’hui (peut-être faudrait-il plutôt parler d’éclairs de lucidité dans une tendance générale à une forme flasque d’amnésie collective ?) 

Les considérations subjectives exposées ici doivent avant tout être prises comme des éléments pour penser sociologiquement et spatialement la « violence » (pour employer un mot vague mais suffisamment en vogue de nos jours pour mériter qu’on lui prête attention) qui s’est déployée dans Paris ce 16 mars ; et les réactions pour le moins différentes qu’elle suscite en fonction des lieux et des modes de son déploiement, des spectateurs et protagonistes en présence ainsi que de leurs attributs grossièrement sociologiques (j’ajoute grossièrement parce que l’analyse ferait sans doute criser tout sociologue qui se respecte c’est-à-dire, écrivant depuis le confort d’un bureau bien chauffé du boulevard Raspail sur ce qui se passe à quelques encablures de son écran d’ordinateur.) 

Ma journée se découpe en 4 parties :

  • 1) les gilets jaunes à Disneyland : la plus bête avenue du monde rebaptisée « Avenue Gilets Jaunes »
  • 2) égarement dans la Marche du Siècle, ou la bonne conscience des « bobos » attirés par la République comme des mouches vers un caca
  • 3) les gilets jaunes contre la France périphérique de la rue Montorgueil : la bourgeoisie jette des pots de fleurs en terre du 5e étage sur la tête des manifestants
  • 4) carnaval et liesse populaire à Châtelet : théâtre de rue autour d’une voiture de police en feu

1) Les gilets jaunes à Disneyland : la plus bête avenue du monde rebaptisée « Avenue Gilets Jaunes »

La première partie du 16 mars fut somme toute assez classique (ou devenue classique du fait des situations hors-normes auxquelles nous ont habitués les gilets-jaunes, même si elles auraient peut-être paru inimaginables à beaucoup il y a quelques mois à peine.) La journée commence en effet par une émeute en bonne et due forme sur les Champs Elysées, rebaptisée pour l’occasion « Avenue Gilets Jaunes » par quelques autocollants, une dénomination qui semble assez bien correspondre à la capacité sans cesse renouvelée des gilets jaunes de surprendre et déborder le dispositif policier pour déferler sur la plus bête avenue du monde. Temple de la consommation, mise en scène d’un étalage de richesses aussi kitsch qu’indécent, reflet existentiel du vide d’une époque qui décolle de Dubaï le matin, boit un latté au Starbucks de l’aéroport le midi et fait un selfie avec son nouveau sac Louis Vuitton sur l’Arc de Triomphe à 16 heures pour repartir dans la foulée boire un mojito à Londres : semaine après semaine, les gilets jaunes ont su chaque fois innover pour revenir perturber le fonctionnement normal de la catastrophe écologique, économique et existentielle qu’incarne cette avenue pour toute personne en pleine possession de ses esprits. 

Ce samedi, il fallait faire face à la stratégie de terreur imaginée par le pouvoir, qui consistait à positionner à chaque acte des forces de milices mobiles entièrement vêtues de noir sur toute la rive droite, contrôlant aléatoirement les manifestants pour tantôt les déposséder de leurs maigres protections (lunettes, masques), tantôt pour embarquer aléatoirement les personnes jugées trop équipées (en possession par exemple d’armes par destination, comme des flacons de sérum physiologiques.) Une initiative née spontanément sur les réseaux sociaux permit à tout le monde de se retrouver dans toutes les gares entre 10h et 10h10 pour échapper aux fouilles et arrestations, et partir en groupes massifs vers les Champs Elysées. Ayant encore l’habitude de la mollesse militante et des cortèges qui partent une heure après l’heure fixée, j’arrive donc à 10h13 et il me faut courir pour rattraper le cortège qui marche déjà d’un pas décidé et joyeux en direction des beaux quartiers pour y faire la révolution. 

Contrairement aux fois précédentes, le passage vers les Champs est aisé, et rapidement un cortège assez massif s’agglutine sur l’avenue. La foule est beaucoup mieux équipée que les semaines passées (si l’on excepte les situations exceptionnelles d’avant le virage répressif opéré par le gouvernement le 8 décembre.) L’expérience vécue de la violence étatique lors des actes précédents et la manœuvre collective pour contourner les fouilles expliquent peut-être la présence en plus grand nombre de masques et lunettes de protection. Cela, ajouté à la détermination collective à ne plus se laisser victimiser par la police, explique sans doute pourquoi la foule resta aussi soudée tout au long de la journée, comme un bloc massif que rien ne permit de séparer de ceux qu’on s’évertue années après années à appeler « casseurs », même si le terme peine de plus en plus à masquer la jubilation collective à chaque acte de « casse » (qu’il soit vécu en direct ou derrière un écran) ; ainsi que la participation massive aux « dégradations ». La composition du « black bloc », massif et déterminé, était extrêmement hétéroclite et après discussions on y trouve autant des militants chevronnés que des prolétaires venus de partout en France (Marseille, Auxerre…) et ayant adopté la technique pour échapper aux innombrables arrestations survenues lors des actes précédents.

Peut-être peu préparés à un début aussi précoce des hostilités, ou à cette détermination collective à ne plus se laisser faire, le dispositif policier assez léger en haut de l’avenue est rapidement chassé lorsqu’il tente d’empêcher l’attaque du Fouquet’s (symbole pour quasiment tout le pays du sarkozysme et de tout ce qui fait vomir dans le monde) ; dans une atmosphère de joie collective et aux cris de « révolution ! » 

Jérôme Rodriguez fait une entrée en Rockstar assez loin des attaques de boutiques de luxe, et certains passent un long moment à chanter en communion autour de lui, preuve de la diversité des inclinations au sein du mouvement. Chaque fusée de feu d’artifice reçue par les lignes de gendarmes venues attaquer le cortège est cependant célébrée par de grands cris, comme une forme de revanche légitime (et ô combien inoffensives face à des individus armurés et casqués, comparé à des grenades remplies de TNT et des balles de LBD sur des corps nus ; ce qui explique sans doute la légèreté avec laquelle ces explosions sont accueillies malgré le drame organisé par les journalistes qui tentent difficilement de maquiller ces farces enfantines en tentatives d’homicide.) 

Poussé par les blindés vers la place de la Concorde, le cortège descend donc l’avenue sous les lacrymogènes et la fumée des incendies jusqu’à arriver à une seconde ligne de blindés qui arrose elle aussi copieusement le cortège, le forçant à se terrer dans des rues adjacentes. S’ensuit une longue heure d’angoisse où des milliers de personnes parquées dans des ruelles étroites et saturées de gaz toxiques se retrouvent comprimées les unes contre les autres, toutes les sorties étant bloquées, à tenter de chercher de l’air au sol sous une pluie toujours continue de grenades, des personnes âgées comprimées dans les mouvements de foule, des courageux tentant des percées… 

Réfugié chez un marchand de sandwich qui, ayant gentiment ouvert ses portes au maximum de personnes pouvant se loger dans l’échoppe envahie par les gaz, parvenait adroitement à confectionner nos repas sans se couper malgré les larmes qui envahissaient ses yeux, ce fut l’occasion de discuter avec des gilets jaunes venus encore de Marseille, de Corrèze et de partout ailleurs de nos revendications ; tandis que l’inévitable télévision branchée sur CNEWS diffusait son flot d’imbécilités au fond de la salle et qu’on voyait en direct nos amis se faire tirer dessus à quelques centaines de mètres de là.

L’étau desserré, je me retrouve sur le trottoir à me demander ce que je vais bien faire maintenant que le cortège est disloqué et que seuls des affrontements sporadiques subsistent sur les Champs et je me surprends donc, parmi beaucoup d’autres égarés, à marcher vers Opéra, à quelques centaines de mètres de là, pour voir un peu la tête de cette « Marche du Siècle ». 

On peut d’ores et déjà conclure, comme cela a été souligné ailleurs, à un basculement du rapport à la violence chez les gilets jaunes au fur et à mesure des semaines, c’est-à-dire la réalisation in situ du caractère dérisoire de la « violence » (mais faut-il l’appeler violence ?) des manifestants, par rapport à celle, implacable et froide (ou chaude quand on la reçoit en pleine tête) des institutions et de leurs gardiens (politiques, policiers, militaires) – et donc à la nécessité d’une riposte populaire face à cette violence. 

2) Égarement dans la Marche du Siècle, ou la bonne conscience des « bobos » attirés par la République comme des mouches vers un caca

J’ai conscience du fait que le terme de « bobo » est une mauvaise catégorie sociologique qui ne veut pas dire grand-chose, et j’ajoute que je me suis dirigé vers la Marche sans aucun a priori, simplement heureux qu’elle ait lieu et sans beaucoup d’attente même si je cultivais l’espoir diffus qu’une étincelle d’intelligence surgisse dans le cerveau des organisateurs qui décident soudainement de détourner le cortège vers les Champs, pour voler au secours de leurs amis en train de se faire massacrer par la police. Cette idée pourra paraître saugrenue à certains, mais si l’on considère que la seule victoire (partielle) du mouvement écolo en 20 ans fut l’abandon de l’aéroport et qu’elle fut due en partie à la présence de ceux qu’on appelle vaguement « black blocs » au sein du mouvement  – en partie seulement, puisque ce fut précisément l’articulation entre une présence numérique massive et bon enfant permettant à tout un chacun de venir sans crainte et des franges plus offensives prêtes à défendre le bocage qui permit l’abandon de l’aéroport, mais une partie loin d’être négligeable, – la moindre des cohérences pour des écolos conscients de leur histoire eut été un geste de soutien dans ce sens. 

Au lieu de cela, on assista à un moment surréaliste où une masse énorme réunie à quelques mètres du palais présidentiel et d’un mouvement allié en train de se faire éclater quelques dizaines de mètres plus loin, et qui prétendait, après 20 ans d’échecs de l’activisme écolo et d’inaction des politiques – dont tout le monde sait avec une certitude absolue qu’ils ne feront jamais rien pour dévier le cours actuel de la catastrophe, – mouvement qui prétendait donc avoir organisé, je cite, « la Marche du Siècle », bref, cette foule révolutionnaire s’ébranla péniblement à l’exact opposé du vrai théâtre des hostilités et de tout lieu de pouvoir significatif de la capitale. On vit alors des dizaines de milliers d’écologistes foncer comme une masse de zombie en délire vers rien, vers nulle part, vers le désert, ou bien vers la statue de la République, fascinés par ce totem comme des mouches par un caca. 

J’ai fait tout le cortège depuis sa tête jusqu’à la queue en sens inverse pour rejoindre les Champs Élysées, et le contraste entre ce qui se passait ici et là-bas était saisissant. Même si je n’aime pas ce mot, il faut croire que la Marche du Siècle avait choisi de chercher à coller à tout prix à tous les clichés du boboïsme : la foule bigarrée et haute en couleur, dansant les mains en l’air derrière un énorme char digne de la technoparade garni de youtubeurs ; foule intégralement vêtue comme des mannequins Asos au milieu d’une mise en scène digne d’un magasin Urban outfitters (parce que même quand on sauve la planète il faut être beaux et cools, make ecology sexy again, on voit ici les ravages de la pensée marketing appliquée à la politique) portait haut l’étendard de l’écologie libérale des petits gestes aussi inefficaces pour sauver la planète qu’inoffensifs pour ceux qui orchestrent sa destruction.

Je ne dis pas que tous les participants à la marche étaient dans cet état d’esprit : beaucoup semblaient même frustrés de cet état des choses. A titre d’exemple fragmentaire de cette confusion, j’ai remonté le cortège avec un panneau de fortune « on ne sauvera pas le monde (juste) en dansant pendant que les gilets jaunes se font plomber sur les Champs » (le « juste » entre parenthèses s’explique par une pensée émue à Emma Goldman au moment d’écrire la pancarte) ; et l’inscription, si elle provoqua un certain malaise et l’interruption de certains mouvements de danse « cool », fut aussi accueillie par des applaudissements et approbations (preuve que beaucoup d’écolos dans le cortège auraient aussi souhaité un autre trajet et une autre finalité), tandis qu’une mamie me dit que j’avais bien raison et que c’était leur faute à la génération des soixante-huitards, qui avaient mal élevé leurs enfants avec l’idée qu’on gagnerait tout en chantant et en dansant. 

Crédit photo : Sofia Babani

Il ne s’agit évidemment pas d’exiger de tout le monde une participation à l’émeute. Au vu de l’urgence de la situation, on aurait cependant pu attendre une tentative symbolique d’encerclement du Ministère de l’Écologie ou, mieux, de l’Élysée (ce qui aurait pu constituer un rapprochement géographique intéressant vu les circonstances.) Il reste surprenant que parmi les écolos de la Marche du Siècle, on ne pose pas (ou plus) la question du rapport à la violence, non pas la question de la violence du point de vue des manifestants (qui n’existe pas et n’a jamais existé), mais des réactions à adopter face à la violence inévitable que des actions qui pourraient réellement aller dans le sens d’un sauvetage de la planète ne manqueraient et ne manquent pas de provoquer (en témoigne la ZAD) – qu’on soit pacifiste, pour de l’action directe non violente ou pour des formes plus offensives de défense de nos vies. Cette éventualité de la violence qui survient toujours est pourtant constitutive de l’identité du mouvement écologiste, des actions directes altermondialistes massives pour bloquer les sommets internationaux aux activistes tués partout dans le monde en s’opposant aux ravages des multinationales et des États, comme le montre en France le meurtre de Rémi Fraisse à la ZAD de Sivens par les gendarmes1.

3) Guerre civile dans la rue Montorgueil : la bourgeoisie jette des pots de fleurs en terre du 5e étage sur la tête des manifestants.

Je vous épargne le retour aux Champs, où globalement le scénario fut exactement le même que le matin avec le même nombre de participants et une ambiance complètement survoltée, les « révolutions » se faisant plus forts à chaque nouvelle explosion de vitrines, jusqu’à la descente de l’avenue aux cris de « à l’Élysée ! », la ligne de blindés du bas qui bloque le passage, les poursuites dans les ruelles, le dispositif policier complètement dépassé par une percée qui des Champs jusqu’à la rue Montorgueil en passant par Saint-Lazare dévaste absolument toutes les grandes enseignes se trouvant sur son passage, poursuivie par une lignes de gendarmes mobiles qui charge sporadiquement par l’arrière du cortège qu’elle arrose de lacrymogènes sans jamais parvenir à l’arrêter. Le commandant qui tentait de guider grâce à son petit plan de Paris relié cuir n’était visiblement pas originaire de la capitale, et l’hélico de la Préfecture à quelques milliers d’euros le décollage un peu dépassé par la tournure des évènements.

Avec les gilets jaunes, c’est toujours la même farce qui se reproduit, on se demande entre nous : « Quelqu’un est de Paris ? Quelqu’un connait la ville ? Personne ? » « Vous savez où l’on va ? » « C’est par là République non ? » « Oui allez on prend à gauche » et en fait on se retrouve à Châtelet, etc. Sur le trajet ce clivage entre province et campagne est plus clair que jamais. On descend la rue des Petits Carreaux bondée de bourgeois oisifs, en particulier vers Montorgueil, où certaines personnes dans le cortège supportent mal cet hédonisme assumé, cette opulence alors que la planète brûle et que depuis le matin ils se font brutaliser : ils font voler les tables des terrasses des cafés et renversent les verres, brisant ainsi la règle habituelle tacite de ne viser que les grandes enseignes et chaînes, tandis que d’autres manifestants tentent de leur dire de laisser tranquilles les petits commerçants. 

Mais l’ambiance est véritablement à la guerre civile car, alors que les quelques individus virulents en question sont progressivement calmés par les autres, des bourgeois jettent depuis leurs fenêtres des liquides divers et des pots en terre de la taille d’un crâne qui, à la vitesse où ils s’écrasent depuis le 5e étage, auraient pu tuer quelqu’un s’ils avaient été reçus sur la tête : cela pose encore la question de savoir où est la violence entre un individu jetant un pavé qui, selon les lois de la gravité, a une force relativement faible lorsqu’il vient s’écraser sur l’armure d’un CRS situé à 20m de là, et un bourgeois qui, spontanément, jette un pot rempli de terre en hurlant des insultes sur des têtes nues qui, avec l’accélération cinétique de la chute, vient s’écraser au sol avec une violence extrême. 

La radicalité et donc encore et toujours du côté des puissants, qui n’assument pas leur violence comme telle et dénoncent la fausse violence des gilets jaunes, alors que la violence est clairement du côté des bourgeois, qu’elle soit active (jeter dans un élan de furie des projectiles sur la tête des passants), ou passive : rester en terrasse chaque samedi, chaque fois que passent les gilets jaunes, et se contenter d’afficher un regard innocent, oisif et innocent, voire un regard en coin légèrement désapprobateur, ou un peu moqueur en filmant à travers la vitre ou le rideau en fer du Naturalia cette foule sauvage qui vient ajouter un peu d’excitation dans un après-midi paisible à siroter un petit vin blanc au soleil. Cette attitude insupportable et répétée explique sans doute les représailles de certains contre la civilisation des terrasses, et force les bourgeois à sortir de cette fausse innocence, cette complicité passive avec le pouvoir, pour manifester leur vraie hostilité à l’égard des gilets jaunes, leur vomir toute leur haine (ou tenter de les tuer à coups de pots de fleurs.)

Des gilets jaunes, de leur côté, tentent d’expliquer la situation aux bourgeois en terrasse qui ont l’air sincèrement choqués, sincèrement choqués qu’on puisse les associer, eux, à la violence sociale du pouvoir, eux qui n’ont rien à voir avec tout cela et ont juste le malheur d’être riches, voudraient se contenter de n’être ni pour ni contre les gilets jaunes en attendant que leur mouvement crève pour ne pas avoir à se salir l’esprit avec ces questions politiques, ou alors se contenter d’être mollement pour les revendications mais contre les dérapages et les violences, sans jamais se demander ce qui, socialement, a déjà été conquis sans la violence ou sans riposte face à la violence du pouvoir. Et les gilets jaunes de tenter de leur faire comprendre, certains s’adressent directement aux terrassiers pour leur expliquer : « bah ouais les Parisiens, mais c’est comme ça, faut partager avec les autres, vous pouvez pas tout garder pour vous, faut partager avec la province » ; et les terrassiers sont choqués de ces sauvages qui leur font la leçon politiquement.

Mais les faits sont là : on ne revient pas chaque samedi raser la plus bête avenue du monde sans une idée derrière la tête, sans une idée de ce qu’est la vie juste, ou de ce que vivre veut dire. Et il y a une incompatibilité existentielle manifeste entre la vie de l’extrême majorité de la population du pays et le mode de vie de quelques individus vivant au cœur de la France périphérique, la France périphérique c’est-à-dire : la civilisation des terrasses qui vit entre toutes les mégalopoles du monde, se croit le centre de la planète au point de qualifier tout le reste de la population de « périphérique » sans volonté sincère de nuire, mais juste parce qu’elle est suffisamment débile pour y croire, pour croire que la « génération Erasmus » et tout l’édifice idéologique, matériel et existentiel qu’elle s’est construit concerne autre chose qu’une infime minorité de la population. Périphérique malgré leur hégémonie médiatique, malgré leur omniprésence dans les médias, en politique, dans les entreprises, et l’appareil démesuré qu’ils déploient pour tenter de faire ployer les esprits de tout le monde. 

Jusqu’au moment où la violence que la génération Erasmus engendre partout lui revient comme un retour de flamme, où elle ne peut plus se contenter de désirer la paix bien au chaud derrière le confort d’une vitre de restaurant pendant que d’autres se gèlent depuis 18 semaines sur des ronds-points, où on lui renverse sa bière IPA par terre et soudain elle réalise : comment ? Je fais partie du problème ? Vous m’associez à eux ? Aux 1% qui tirent les ficelles pendant que moi je me contente juste de 4000 par mois pour un travail créatif freelance où c’est parfois un peu ric rac pour terminer les fins de mois, entre le crédit à rembourser les brunchs à 22 balles et le dernier macbook pro indispensable pour réaliser mes powerpoints ?

Les gilets-jaunes, entre eux, débattent aussi de la violence. Alors que la vitrine d’un Joué Club est en train de se faire éclater par un mec, tout le monde lui court dessus : « arrête il y a des enfants à l’intérieur !!! » Un type à qui je viens de parler, pas du tout du genre militant mais tout en noir, et qui est content parce qu’il s’est récupéré des chaussures de mariage dans un magasin de luxe, blague : « on s’en fout ça les rendra droit dans leurs esprits » et un autre s’énerve « t’en as des enfants ? Tu voudrais qu’ils voient ça ? »  » – Non justement j’en ai pas et je pourrai jamais m’en payer ! » « Ah ouais ? Bah moi j’en ai alors on casse pas le Joué Club ! » 

4) Carnaval et liesse populaire à Châtelet : théâtre de rue autour d’une voiture de police en feu

Arrivés à Châtelet, les rues sont bondées, toute trace du dispositif policier a disparu, à part une voiture de police vide garée au milieu des rues piétonnes. S’ensuit un très long moment fascinant, 15 minutes (c’est long, 15 minutes) de performance artistique, de théâtre de rue. Quelqu’un s’approche d’abord pour casser une vitre, des gens surpris commencent à crier un peu mais subrepticement la foule se rapproche, aussi bien les bourgeois en terrasse que la foule des jeunes qui traînent habituellement à Chatelet ; une autre vitre est cassée, les gens rient, filment, jubilent, un monsieur s’approche tel un clown de spectacle vivant pour déposer un plot de signalisation pris dans la voiture sur son toit, les gilets siglés « police » et quantités de papiers sont jetés en l’air… La plupart des riches se sont éloignés de ces canailleries. Les gens observent fascinés le pouvoir en train d’être destitué de son principal attribut : le monopole de la violence légitime.

Mais, contrairement à ce qu’on voudrait à tout prix faire croire – qu’il s’agit de symboles forts, sacrés, que les toucher est une atteinte à la République, à la Nation, un crime de lèse-majesté, etc. – la réaction instinctive, naturelle de tout le monde est de venir voir, rire, prendre en vidéo cette grande scène de carnaval populaire, un gyrophare s’approche, tout le monde (essentiellement des enfants) se met à courir en hurlant et en riant, quelqu’un tombe et est trainé à terre par ses amis qui rient eux aussi, je ne suis plus la scène que de loin, apparemment le gyrophare a été chassé, tout le monde revient, un incendie démarre dans la voiture, les gens sont excités comme à la kermesse de l’école… Un escadron de robocops arrive par un côté, tout le monde court de nouveau joyeusement de l’autre toujours en hurlant de rire car plus personne ne sait qui est censé être coupable de quoi : coupable d’avoir mis le feu ? Coupable de ne s’être pas interposé mais d’avoir profité, que dis-je, jubilé du spectacle en riant ? A moins qu’il ne s’agisse du fait d’avoir grandi pour beaucoup comme non-Blancs dans un pays raciste, et de savoir qu’aux yeux de la police on est toujours un coupable potentiel ?

Quelle que soit la raison, il y a un abîme sans cesse grandissant entre le message qu’on essaie de véhiculer dans tous les grands médias et la réalité sur le terrain. D’abord, il faudrait trouver la timide violence révolutionnaire des gilets jaunes scandaleuses : or, si les bourgeois de Montorgueil la trouvent en effet scandaleuse dès lors qu’ils réalisent qu’elle est en partie dirigée contre eux puisque, dans l’esprit des gilets jaunes et de beaucoup d’autres, ils font partie du problème ; cette violence fait rire et crier de joie la plupart des gens normaux.

Ensuite, il y a une claire spatialité du soutien aux gilets jaunes, qui conduit à repenser la question de la « France périphérique. » Quand on va en province, il est surprenant de voir à quel point le soutien aux gilets jaunes est généralisé, et le nombre de voitures qui continuaient à arborer semaines après semaines le gilet sur le pare-brise, même quand on avait tenté de les dégouter de le faire en faisant passer les gilets jaunes pour les pires antisémites, homophobes, racistes et nazis que le monde ait jamais compté. Mais même « en Province » un clivage s’exprime entre la ville et la campagne, et à Rouen et Bordeaux (mais sans doute ailleurs) c’est chaque samedi les campagnes qui venaient ravager la civilisation des terrasses en exprimant une hostilité claire à l’égard des bourgeois rouennais et leur mode de vie bobo-urbain oisif, pendant que partout ailleurs on crève. 

Les fois où les gilets jaunes sont passés dans des quartiers populaires, au nord et au sud de Paris, tout le monde klaxonnait sur leur passage, les gens hurlaient par la vitre de leur voiture ou la fenêtre de leur immeuble des encouragements : de ce point de vue, il est clair que le soutien des pauvres aux gilets jaunes est spontané, et il est rare de voir un mouvement encouragé partout sur son passage comme une armée de libération, par les sans-abris comme par les vendeurs de petites Tour Eiffel. 

Quelques jours avant l’acte 18 je lisais sur les groupes gilets jaunes une réponse à quelqu’un manifestant son intention d’aller pour la première fois à Paris pour l’ultimatum, et un autre de lui répondre « tu n’es pas prêt, c’est la folie là-bas, ça court dans tous les sens, tu rencontres des gens de la France entière, des juifs, des prêtres, des femmes voilées, etc. » ; et on peut noter en effet encore dans le cortège du 16 mars la présence d’un monsieur entièrement en habits traditionnels et kipa, peut-être pour démentir les accusations portées à l’encontre du mouvement. De ce point de vue, les gilets jaunes fonctionnent comme un véritable creuset d’expérimentation et d’apprentissage politique ; dont la gauchisation de la rhétorique des leaders et l’essaimage de la technique du black bloc sont des exemples concrets. On peut d’ailleurs être surpris du fait que les postmodernes, d’habitude si prompts à dénoncer le manque d’inclusivité d’un mouvement, n’aient pas relevé le fait qu’on n’aura jamais vu des manifestations avec autant de handicapés dans les cortèges, prêts à braver les charges et les lacrymos, parfois en fauteuil et malgré les déplacements imprévisibles de la foule dans la panique.

On pourrait de fait relever l’extraordinaire consensualité du mouvement pour toutes les classes opprimées, et si l’absence des « banlieues » en son sein a souvent été pointée du doigt (elle est d’ailleurs à relativiser, en témoigne encore la composition du cortège d’hier arrivé à Montorgueil et toutes les percées offensives des semaines passées) elle s’explique par mille raisons (notamment le souvenir de l’écrasement de 2005 dans l’indifférence générale.) Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas un soutien populaire massif au mouvement, n’en déplaise à certains philosophes périmés qui ont apparemment suivi les gilets jaunes depuis leur télé pour n’y voir que des drapeaux bleu-blanc-rouge et qui, d’ordinaire si prompts à gommer la question de la race, regrettent le manque de Nord-Africains et d’Africains dans le mouvement (pour ne pas utiliser le mot « Blanc ».) 

Ce soutien et les différents clivages que mettent en évidence les gilets jaunes se cristallisent dans le rapport à la violence, véritable révélateur de l’état du rapport de force social et en même temps dépassement de ces conditions sociologiques objectives. On peut globalement relever que les bourgeois rejettent cette violence dès lors qu’ils comprennent qu’elle est également une riposte contre la violence sociale qu’ils engendrent, et ils se réfugient immédiatement du côté du pouvoir. Les bobos-classes moyennes, pour certains, s’aveuglent volontairement en refusant de devoir choisir un camp dans la guerre qui partout autour d’eux fait rage, et dans leurs version écolo, ils détalent vers République pour ne surtout pas voir ce qui se passe aux Champs. Beaucoup d’entre eux sont pourtant en voie de réalisation (en témoigne le nombre de gilets jaunes anciens « soutien des forces de l’ordre » et qui aujourd’hui acclament les tirs de feu d’artifice) ou ont déjà depuis longtemps rejoint le bon côté de la barricade. Dans les classes populaires, la compréhension de la violence est instinctive et tout le monde sait immédiatement de quel côté cette violence se situe : en témoignent les premiers actes des gilets jaunes où spontanément, le prolétariat rural débarqué sur Paris fonçait sur les cohortes de robocops qui venaient pour le réprimer, ou la réaction spontanée de liesse suite à l’incendie de la voiture de police à Châtelet. Si l’on voulait être honnête, il faudrait admettre que nombre de bourgeois eux-mêmes jubilent à la vue des Champs Élysées dévastés (en témoignent les nombreux messages enthousiastes reçus de proches et moins proches qui ne vont pas dans les manifs, mais étaient juste hilares suite à la disparition du Fouquet’s.)

On peut alors se poser sincèrement la question : y a-t-il encore des gens pour croire aux conneries des médias dominants qui voudraient à tout prix organiser le deuil collectif d’une poignée de vitrines et de voitures brûlées, et si oui, qui ? Ces images produisent-elles autre chose que de la joie chez ceux qui les visionnent, une « profonde colère » par exemple, et si oui chez qui à part chez le premier ministre ? En cherchant la réponse à cette question simple, on pourra commencer à dessiner les contours de « la France périphérique », cette France habitant quelques quartiers de l’hypercentre parisien et pourtant omnipotente dans toutes les institutions de pouvoir et de savoir, qui frémit à l’image d’un restaurant de luxe enflammé par des palets de lacrymogènes. 

Il faudra alors que cette France-là réalise que, si le mouvement n’a jamais retrouvé son intensité des premiers actes, ce n’est pas à cause de quelques concessions imaginaires de la part du gouvernement ni du fait de la croyance en un hypothétique grand-débat : beaucoup de gilets jaunes sont rentrés chez eux par désespoir après le virage du 8 décembre et les nuées de BACs et milices mobiles lâchées sur les Champs pour terroriser toutes les personnes qui la veille encore croyaient que la révolution était venue. Ils sont rentrés chez eux parce que revenir chaque week-end à Paris leur coûtait trop cher et qu’ils n’en avaient pas les moyens. Ils sont rentrés chez eux parce que le matraquage médiatique et policier semblait trop intense, trop implacable, que le pouvoir pouvait du jour au lendemain assumer son caractère autoritaire sans que personne ne moufte car l’extrême majorité de la population est terrorisée et a tellement la tête sous l’eau qu’elle s’accroche au quotidien et à la routine comme à la seule bouée de survie qui lui évite de complètement se noyer. 

Mais cette population, terrorisée par un pouvoir aux abois qui ne recule plus devant rien pour lui faire déserter les rues, est rentrée chez elle uniquement par désespoir et par terreur. La voiture brûlée de Châtelet n’en est qu’un exemple : une partie énorme de la population n’attend que le moment propice pour foncer dans la brèche. On ne garde pas les gens chez eux éternellement par la peur. Comme le disait un célèbre chroniqueur : l’Élysée ne tient plus que par la police. Pour combien de temps ?

Crédit photos : Serge D’ignazio


Notes   [ + ]

1. Pour un début de critique interne au mouvement, voir la vidéo des youtubeurs citée dans https://rouendanslarue.net/on-sest-plante-ecologistes-encore-un-effort-si-vous-voulez-etre-revolutionnaires/?fbclid=IwAR2ck-68tEMYtPTCdJLhd_werYV5yF_ZTL_sM1PBCQjUAcYYcF_IjW_kH5E et la synthèse de cette vidéo par Rouen dans la Rue.

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