Matériaux

Travailler plus pour souffrir plus : la santé au travail

Séminaire Kairos, Mardi 13 mars 2018

On ne le rappellera jamais assez : le travail épuise des corps, abîme des santés, détruit des vies. C’est donc l’enjeu d’une médecine du travail d’assurer des conditions et des soins qui permettent aux travailleurs, notamment salariés, de n’être pas sacrifiés sur l’autel de la productivité. Mais la médecine du travail n’a rien d’une évidence : elle est le produit d’un combat, d’un combat qui se continue encore aujourd’hui. Lutter contre l’assujettissement des médecins et des travailleurs à la logique de profit de l’entreprise, faire reconnaître des responsabilités, assurer la prévention : autant de tâches que doivent mener ensemble médecins et travailleurs engagés contre un système qui gagne à les oublier.

Nous vous proposons une version aménagée et retranscrite d’une séance du séminaire Kairos avec Jean Michel Sterdyniak, médecin du travail, secrétaire général du Syndicat National des Professionnels de la Santé au Travail (SNPST) et Pascal Marichalar, historien et sociologue. Si ces questions entre médecine et politique vous intéresse, vous pouvez retrouver Kairos sur Facebook et/ou à les contacter : seminairekairos@gmail.com.

Pascal Marichalar : Je fais des entretiens avec les gens aujourd’hui vivants, et à j’étudie aussi des archives. J’ai travaillé sur la médecine du travail, avec Jean-Michel Sterdyniak, un illustre médecin du travail qui m’a tout appris sur ce champ. Je vais faire un historique, très rapide, sur la pensée médicale portant sur les questions de santé au travail. Il s’agit aussi de considérer les idées relatives à la nécessité d’une médecine du travail et le sens qu’on met derrière.

Souvent cet historique, on le commence en 1700, avec la parution en Italie, d’un livre écrit par un médecin, le professeur Bernardino Ramazzini : le Traité sur les maladies des artisans. Ce livre est souvent considéré comme fondateur pour la pensée médicale des problèmes de santé au travail. Les chapitres, en effet, ne correspondent pas aux pathologies mais aux métiers : « les maladies des blanchisseuses, des verriers, de ceux qui frappent la monnaie », etc. Il avait une approche moderne car il pensait qu’il fallait observer directement les artisans sur leur lieu de travail, parler avec les travailleurs et travailleuses.

Il a des phrases où il dit presque texto « il faut s’asseoir sur un banc de bois comme si c’était un trône en or et parler avec le travailleur de son travail, ne pas tout de suite lui tâter le pouls, mais écouter avec son cœur », en gros avoir de l’empathie, comprendre ce qu’il vit dans son travail, et c’est comme ça qu’on comprendra pourquoi le travail peut poser des problèmes ou causer des pathologies.

Ce livre de Ramazzini a été traduit en français vers la fin du XVIIIème siècle, un peu avant la Révolution Française. Mais il n’a pas eu beaucoup d’influence sur la pensée médicale du travail en France, car au XIXème siècle, l’hygiénisme a pris le dessus, notamment avec Villermé. Au milieu du XIXème celui-ci a fait un tableau de « l’état moral » des classes populaires de l’époque, en expliquant leur état de santé non pas par leur travail, mais par leur comportement individuel, leur manque d’hygiène, leurs conditions de vie, etc. Ce travail a pu être considéré comme progressiste car il a alerté sur les logements insalubres et d’autres problèmes de ce genre. Mais il a totalement occulté le lien qu’il pouvait y avoir entre la santé et le travail et a ouvert la voie à un ensemble d’arguments qui perdure jusqu’à aujourd’hui : quand quelqu’un a un problème de santé, on va l’expliquer par ses comportements individuels (prises de risques, négligences, etc). Si vous avez un cancer du poumon, on va regarder si vous fumez ou si quelqu’un fume autour de vous, le travail passant après voire n’étant jamais évoqué.

La manière dont on considère les maladies professionnelles et les accidents du travail aujourd’hui est très marquée par des lois de la fin du XIXème-début XXème qui sont toujours en vigueur. Notamment la loi de 1898 sur la reconnaissance des accidents du travail et la loi de 1919 sur les maladies professionnelles. Je ne vous fais pas de l’histoire pour que vous puissiez briller en société, mais ces lois sont toujours notre cadre légal et influencent la façon dont on pense aujourd’hui les maladies du travail.

La loi de 1898 dit : « les ouvriers ont des accidents au travail » ce qui permettait de faire des procès (au civil) aux employeurs, en démontrant qu’il y avait une faute dont ils étaient responsables, pour obtenir des dédommagements. Ça a entraîné beaucoup de procès, un engorgement des tribunaux, ce qui a amené des réflexions, qu’on retrouve encore aujourd’hui, sur comment désengorger, dé-judiciariser.

Pour remédier à ces problèmes, on a créé un nouveau cadre dont l’idée était qu’« on n’en a plus rien à faire de la responsabilité et de la faute, on considère que si l’employé a un accident au travail, il n’est plus obligé de prouver que c’est la responsabilité de l’employeur, on reconnait son accident/maladie ». Et en échange de l’automaticité de la reconnaissance, on lui verse une indemnité forfaitaire, environ la moitié du salaire, puis on considère que c’est fini, on a réglé le problème. Il est marqué dans la loi qu’on a pas le droit de faire d’autres procédures. Même si quelque chose de criminel a été commis : par exemple si l’employeur a exposé à un danger connu, a empoisonné, etc. On considère qu’on a réglé le problème une fois la reconnaissance de l’accident du travail donnée et l’indemnisation versée. Jusqu’à aujourd’hui si vous n’avez pas été reconnu, on ne vous reconnait pas comme victime légitime, il faut faire des démarches de reconnaissance, et si vous êtes reconnus, vous n’avez pas le droit de dire que vous êtes une victime, car vous avez été dédommagé.

La loi de 1919, c’est la loi sur les maladies professionnelles qui s’inscrit dans le même cadre, mais plus complexe, de peur de la multiplication des reconnaissances de maladies professionnelles. Le but, c’est donc de les limiter. On a alors créé le système des tableaux des maladies professionnelles : si vous avez telle maladie qui est marquée dans un tableau, que vous avez tel poste aussi marqué dans le tableau, que vous avez travaillé dans ces conditions-là pendant tant d’années,  on va considérer que cette maladie est liée à votre travail. Vous n’avez pas besoin de le prouver, vous obtenez une indemnité et c’est fini. Là, l’automaticité de la reconnaissance devient problématique, car il faut correspondre à toutes les cases du tableau. Si le médecin du travail a le malheur de ne pas écrire exactement le nom de la maladie, c’est une cause de non reconnaissance; de même si vous n’avez pas exactement le poste qui est écrit dans le tableau. C’est un système très violent. Comme le dit Anne Marchand, qui a travaillé avec des victimes de cancers professionnels : vous avez un cancer, et vous découvrez que dans la loi votre cancer était prévu, « quand vous travaillez dans tel poste, on peut avoir tel cancer, et on prévoit telle indemnité ». C’est une manière d’accepter la mort par le travail… C’est le compromis social de 1898/1919 avec l’idée que c’est gagnant-gagnant : c’est plus facile pour les travailleurs de faire reconnaître leurs problèmes de santé au travail, mais en échange ils touchent juste un forfait. Il y a quand même des gens qui vont être malades et qui vont mourir. Ce n’est pas quelque chose qui peut être réparé comme ça.

La médecine du travail, c’est quelque chose qui va être institutionnalisée dans les années 40, mais les premières réflexions datent d’avant, notamment avec les médecins légistes qui sont chargés d’évaluer le prix des lésions pour les assurances. Je vais vous parler de deux personnes qui incarnent la réflexion sur la médecine du travail dans les années 30. D’un côté il y a Louis-Ferdinand Céline, le grand écrivain, qui était médecin généraliste à Clichy. En 1928 une loi est passée en France : « la loi des assurances sociales », un ancêtre de la Sécurité Sociale telle qu’on la connait, avec déjà la notion d’arrêt maladie. Céline, qui est situé très à droite, va écrire un article dans La presse médicale, en 1930 dans lequel il dit que « cette loi va mettre en faillite l’économie française car tous les travailleurs vont se mettre en arrêt maladie, ce qui va coûter très cher et mettre directement les assurances en déficit ; il faudrait donc créer un nouveau travail, la médecine du travail, pour faire en sorte que les malades continuent de travailler… » Il fait le parallèle avec la guerre : « les soldats en très bonne forme physique coutent cher à entretenir et ne sont pas forcément de meilleurs soldats que ceux qui étaient malades ». Le médecin du travail sera là derrière le salarié malade pour aménager un peu pour qu’il puisse continuer à travailler et pour faire la chasse aux fraudeurs. Derrière ça il y a toute la réflexion sur l’aptitude d’un travailleur à son poste, qui va être un pilier central de la médecine du travail : est-ce qu’un travailleur est apte à tenir son poste ? Il y a beaucoup de réflexions, notamment eugénistes sous Vichy : comment améliorer les qualités générales des corps des travailleurs pour que l’économie fonctionne mieux ?

Second personnage : Guy Hausser est un médecin qui travaille avec la CGT dans les années 30, et va beaucoup écrire sur les maladies professionnelles et accidents du travail. Il va aussi appeler à la création d’un poste de médecin du travail, en disant « regardez on a une liste des conditions de travail dangereuses auxquelles les travailleurs continuent d’être exposés, le rôle du médecin du travail sera de faire en sorte que les travailleurs ne soient plus exposés et d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail ». On passe de la question de l’aptitude du travailleur au poste, à l’aptitude du poste au travail.

La loi de 1942 institutionnalise la médecine du travail et la rend obligatoire dans les entreprises de plus d’environ 200 salariés. Cette loi pose le cadre légal qui est toujours en vigueur aujourd’hui. Elle n’a pas été inspirée par Guy Hausser (qui meurt déporté dans un camp de concentration), mais plutôt par les idées de Céline. En 1946 il y aura une autre loi sous la république d’après la seconde guerre mondiale, qui reprend en gros la loi de Vichy.

Jean Michel Sterdyniak : La loi ne parlait pas d’aptitude, ce sont les décrets qui ont suivi. En fait en 1946, la médecine du travail servait essentiellement à dépister la tuberculose pour empêcher la contamination des collègues, évacuant toute notion de conditions de travail. La tare fondatrice de la médecine du travail, dont l’idée était d’éviter toute altération de l’état de santé du travailleur, est d’avoir confié la gestion du système au patronat, alors que c’est lui qui produit les risques. C’est un conflit d’intérêt majeur.

Pascal Marichalar : Que le patronat gère le système, ça veut dire que la plupart des médecins du travail travaillent aujourd’hui dans des services de santé du travail inter-entreprises qui sont des associations dont les membres fondateurs et financeurs sont des entreprises qui se partagent un « pool » de médecins du travail. Si vous êtes médecin vous êtes amené à dire « il faut changer le poste car il rend malade » ou « ce travailleur a une maladie professionnelle » alors que ça engendre des frais importants pour l’employeur, ils ne vont donc pas pousser les médecins à le faire. Les autres médecins du travail sont dits « autonomes » mais ne le sont en fait pas : ils travaillent au sein d’un service d’une grande entreprise (au lieu de naviguer dans un pool inter-entreprises) ce qui fait qu’il leur est tout aussi difficile de défendre les salariés.

Dans les années 70 il y a une loi sur le reclassement : si un salarié est inapte à un poste, il faut le reclasser dans un autre poste. Ça ne marche pas vraiment. Si vous êtes déclaré inapte, en fait, vous êtes souvent virés. On a des situations où vous allez, en tant que médecin du travail, voir un salarié confronté à des conditions de travail dangereuses, vous mettez apte, et un jour le salarié ne peut plus bouger les bras, et donc vous mettez inapte. Du point de vue préventif, pas grand chose n’a été fait.

Pour terminer sur ce cadre très général, la médecine du travail reste en retrait car la science ne parle pas beaucoup des maladies professionnelles. Or il y aurait 10 à 20% des cancers qui seraient d’origine professionnelle. Chaque année en France, 80 000 maladies professionnelles sont reconnues environ, ce sont majoritairement ce qu’on appelle les troubles musculo-squelettiques, surtout des troubles articulaires. La vérité c’est qu’il y en a beaucoup plus que celles qui sont reconnues. Entre 2000 et 3000 cancers liés à l’amiante sont reconnus chaque année. Pourquoi l’amiante ? Car une grosse mobilisation a fait émerger ce problème sur la place publique, la reconnaissance est donc plus facile que pour d’autres cancers ou maladies, mais si on avait la même mobilisation pour tous les problèmes, on aurait plus de reconnaissance. Généralement c’est le cadet des soucis de l’État et des soignants, notamment dans la formation des étudiants en médecine sur la médecine au travail : c’est, je crois, 6h dans tout le cursus, ils ont intérêt à être présents pour être au courant. Il n’y a pas de formation sur ces questions-là.

Petits échantillons de maladies physiques dues au travail

On m’a demandé de parler des luttes autour de la santé au travail et de la participation des soignants dans ces luttes. Si on prend les médecins, notamment, il y en a qui interviennent dans toutes ces questions, surtout pour empêcher la reconnaissance des maladies professionnelles, ou mettre en place le cadre restrictif du tableau professionnel dont il est difficile de remplir les critères. Mais il y a aussi des médecins qui ont aidé des travailleurs à faire reconnaitre que la maladie est due à leur travail. Que fait-on quand on est confronté à un tel problème ? Depuis 1998, on a cette idée que quand on a un problème de santé lié au travail, le but est de le faire « reconnaitre ». C’est légitime, d’avoir une rente pour faire survivre sa famille. Rien n’est fait pourtant ni sur la prévention, ni sur l’identification des responsables.

  • La prévention : l’Assurance Maladie ne joue pas son rôle d’assurance, car elle a les moyens de savoir qu’il y a des postes qui tuent, mais quand un travailleur meurt à cause de son poste, le patron va juste mettre un autre travailleur au même poste. L’assurance ne dit rien là-dessus. Pourtant si on fait un parallèle avec l’assurance automobile : si votre voiture fonctionne mal et cause un accident, vous ne pourrez pas la reconduire tant qu’elle ne sera pas réparée, l’assurance refusera de l’assurer.
  • L’identification et la punition des responsables : on n’a rien du tout là-dessus, il y a eu des plaintes déposées au pénal, des instructions qui ont eu lieu, mais jamais de grand procès, mis à part AZF à Toulouse 1, une grande catastrophe très visible, avec beaucoup de morts. Mais les maladies professionnelles c’est beaucoup plus de morts que de gens qui meurent d’accidents du travail, là-dessus il n’y a rien au pénal.

Sur les grandes luttes emblématiques, j’en choisis quelques-unes :

Les suicides à France Télécom, qui ont touché plutôt les employés en « col blanc », cadre,employés, etc. Il va y avoir sans doute un procès au pénal sur cette question-là. Que s’est-il passé ? La direction a décidé il y a quelques années de virer 20 000 personnes. Or c’étaient des fonctionnaires qu’on ne pouvait pas licencier comme ça. Donc des techniques de management ont été mises en place intentionnellement pour faire craquer les gens. Soit on ne donne pas de travail à une personne, soit on lui retire sa chaise, soit on le mute à 400 km alors qu’il a sa famille, qu’il vit là depuis toujours. Le procès permettra ou non de déterminer les responsabilités et de sanctionner quelqu’un, d’envoyer un signal pour que ça ne puisse pas se reproduire. Ça c’est ce qu’on appelle les « risques psychosociaux », mais il faudrait appeler ça « les facteurs psychosociaux de risques de santé » : ce sont les facteurs de l’organisation qui peuvent avoir des répercussions psychologiques ou sociales et peuvent causer des effets de santé comme des dépressions et des maladies physiques. Mais il ne faut pas tomber dans le piège qui consiste à penser qu’il n’y aurait aujourd’hui que des risques psychosociaux, qui auraient remplacé les risques physiques. Si on regarde les enquêtes SUMER (Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels) faites par des médecins de travail, on estime qu’il y a aujourd’hui 3 millions de salariés qui sont exposés à des produits cancérigènes dans leur travail quotidien. On dit souvent « oui mais ce sont de nouvelles maladies, avant on ne savait pas pour l’amiante », c’est faux, on savait depuis longtemps. C’est vrai pour d’autres risques auxquels les salariés sont exposés aujourd’hui : poussière de bois, benzène, plomb, mercure, chrome… et aussi le travail posté (alternant jour et nuit) qui est un facteur de cancer.

Je finis par un exemple sur lequel j’ai travaillé récemment : les verriers de Givors, près de Lyon, dans une usine de verre qui a fermé en 2003, qui fabriquait des bouteilles de vin, des pots de sauce tomate etc. C’est fortement automatisé mais on ne peut pas se passer des ouvriers. Des gouttes de verre en fusion à 800°C tombent sur un moule préalablement graissé avec de l’huile minérale et ensuite une machine forme la bouteille et injecte de l’air comprimé à l’intérieur etc. Ces verriers étaient très attachés à leur usine, ils ont continué à se voir dans une association d’anciens verriers et se sont rendus compte qu’ils avaient tous des cancers et que beaucoup mourraient prématurément. Alors ils ont fait de « l’épidémiologie populaire » : c’est un terme sociologique qui désigne une étude épidémiologique faite directement par les concernés quand aucun scientifique patenté n’est prêt à aider. Ils ont recensé le nombre de malades et cherché un facteur commun susceptible d’en être responsable. Ils ont fait un questionnaire dont ils ont obtenu 200 réponses, dont 92 cas de cancers. Ils ont ensuite trouvé plein de cancérogènes auxquels ils étaient exposés dans leur travail. Ils ont voulu la justice et je les ai suivis là-dessus. Ils vont demander la punition des responsables et la prévention. Dans cette affaire, les professionnels de santé au travail ont joué un rôle déterminant, des deux côtés. Il y a Marie-Christine Cabrera, une infirmière du syndicat de Jean Michel (SNPST), qui voit à la télé cette histoire et qui dit «je peux vous aider à reconstituer votre parcours professionnel, voir à quoi vous avez été exposés ». Elle fait des entretiens avec eux retraçant toute leurs carrières en pointant les risques probables auxquels ils ont été exposés. Elle envoie ça au Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle (GISCOP93) en Seine Saint-Denis où y a des médecins comme Jean- Michel, des sociologues comme Annie Thébaud-Mony, qui vont expertiser ces témoignages et vont coder la fréquence et l’intensité des expositions aux cancérogènes, puis aider à la démarche de reconnaissance en maladie professionnelle.

Il y avait un ouvrier appelé Christian Cervantes qui a eu un premier cancer diagnostiqué en 2005 et une autre tumeur en 2009, il a lancé la demande de reconnaissance en maladie professionnelle en 2008. Il est mort en 2012. Par une absurdité administrative les deux tumeurs ont été dissociées par la Sécurité Sociale, «ce sont deux maladies professionnelles différentes, il faut faire deux dossiers différents ». Les médecins du comité d’expert ont dit « on n’arrive pas à prouver de manière certaine que le travail a causé la maladie de ce Monsieur ». Effectivement, scientifiquement il est impossible de prouver de manière certaine la cause d’un cancer de quelqu’un. La dangerosité d’un produit est prouvée statistiquement, épidémiologiquement seulement, sur des populations. Donc là le juge dit « on arrive pas à le prouver, ce n’est pas une maladie professionnelle » quand ce sont des maladies qui ne rentrent pas exactement dans le tableau. Mais les médecins experts n’étaient pas censés statuer là-dessus mais sur « est- ce qu’il y a un lien direct et essentiel entre le travail et la maladie, c’est à dire est-ce que ce genre de travail cause directement ce genre de maladie et est-ce qu’il y a plus de chance que ça soit le travail qui ait causé cette maladie qu’autre chose ? ». Les maladies de Cervantes n’ont pas été reconnues tout de suite, sa femme a dû batailler. Si ça a été reconnu c’est parce qu’il y a des médecins comme Philippe Davezies (Université de Lyon, spécialiste des questions de santé au travail) qui a fait des recherches d’articles scientifiques et trouvé deux articles à verser au dossier judiciaire. L’un sur les maladies des verriers en Suède dans les années 90 avec des cancers similaires à ceux de Christian Cervantes : ces verriers avaient deux fois plus de chance de développer ces cancers par rapport à la population de référence. Le second sur des verriers Tchécoslovaques qui démontrait que les huiles minérales auxquels ils étaient exposés entrainaient des mutations qui augmentent le risque de cancer. Ça, bien sûr, le travailleur tout seul, il ne peut pas le faire, il faut un médecin pour l’aider.

Mercedes Cervantes, veuve de Christian (source : https://reporterre.net/Le-combat-des-ouvriers-verriers-de-Givors-decimes-par-les-cancers)

Dans le code de déontologie, un article dit que le médecin doit aider le patient à faire valoir ses droits, à lui permettre d’obtenir les prestations auxquels il a droit. Il est évidemment précisé « sans fraude, sans complaisance ». Or il n’y jamais eu de procédure de l’ordre des médecins pour dire « vous n’avez pas aidé ce patient à faire reconnaitre sa maladie professionnelle ». Par contre, il y a eu des procédures dans le cadre de risques psychosociaux, pour des « certificats de complaisance » (être trop gentil avec le travailleur) avec  pour argument principal cette question : « comment avez-vous pu vérifier le lien de cause à effet ? ». Le rôle et la responsabilité des médecins sont donc extrêmement importants sur ces questions, il y a beaucoup à faire sur la prévention et sur la santé au travail.

Jean Michel Sterdyniak :

Je suis médecin du travail dans un service interentreprises en Seine Saint-Denis. Je ne vais pas revenir sur ce qui a été dit mais je vais insister sur certaines notions.

La première chose c’est l’importance de la problématique de la santé au travail : car le travail est un des principaux discriminants dans les inégalités sociales de santé. Il y a une différence dans l’espérance de vie entre cadre et ouvrier. Même en prenant compte le tabac et l’alcool (qui sont très liés à la classe ouvrière parait-il), on voit que les cadres vivent plus longtemps que les ouvriers et que leur espérance de vie en bonne santé est très supérieure à celle des ouvriers. C’est une problématique très politique.

La médecine du travail est donc quelque chose de très contradictoire depuis le départ. Il y a d’un côté les questions de l’aptitude, de la productivité, et de l’autre la protection du salarié; tout l’intérêt du médecin du travail aujourd’hui est de faire pencher la balance du côté de la santé des salariés, et non du côté de la productivité. En particulier toute l’activité des médecins du travail est de contourner la réglementation qui est particulièrement formelle.

Pascal Marichalar a parlé de la pensée médicale au 19ème siècle qui fonde aujourd’hui la médecine du travail : il a parlé de Villermé qui disait qu’on nait ouvrier. Les médecins ont souvent des enfants médecins, les ouvriers ont souvent des enfants ouvriers. De même, on nait cadre, il y a un déterminisme social mais pour des gens comme Villermé c’est comme un déterminisme génétique : les ouvriers sont par définition pervers (au sens de l’époque), leur santé est pervertie par des vices qui semblent se transmettre. Pour montrer que la frontière gauche-droite n’est pas si tranchée que ça, on peut se rappeler que le grand écrivain Zola diffusait aussi ces théories dans la Bête humaine. La famille Lantier est marquée par un fatalisme génétique et social qui les pousse à commettre des crimes C’est du darwinisme mal digéré. La médecine du travail d’emblée va développer un côté à la fois méfiant et paternaliste vis à vis des ouvriers : on va les protéger mais attention ils sont dangereux, ils risquent de contaminer les autres.

Dans d’autres pays (Scandinavie, Allemagne), la santé au travail repose sur l’idée qu’il faut fournir aux ouvriers un milieu sain qui permette de travailler sans risque et qui permette de faire travailler tout le monde. En France le système est très différent, basé sur le couple infernal aptitude et réparation. Il faut rappeler que les premiers moments de la médecine du travail en France (début 20ème siècle), c’est un patronat social plus ou moins catholique qui va organiser un suivi médical plus ou moins symbolique : on protège les salariés mais dès qu’ils sont malades on va les éliminer. Quand ils sont malades ils ont le droit à une réparation en même temps qu’ils sont exclus du monde du travail. Pascal a été gentil en disant que l’indemnité forfaitaire était la moitié du salaire, c’est bien plus bas en fait. L’indemnité est calculée sur la base de tableau établis par des experts. Je vous donne un exemple : un salarié qui avait une sciatique avec atteinte des membres inférieurs, le médecin de la Sécu m’a écrit « vu sa maladie il ne peut plus travailler à ce poste, il y a une inaptitude majeure ». La rente d’accident du travail était de 7% alors qu’une personne qui n’est pas reconnue en maladie professionnelle peut, avec la même pathologie, être reconnue en invalidité et toucher 30% de son salaire. On voit bien que ce système de réparation des maladies professionnelles assure un revenu au salarié mais est très défavorable. C’est ce que l’affaire de l’amiante a mis en cause; les victimes demandent la réparation intégrale, c’est en cours.

Pascal a parlé des reclassements. Aujourd’hui il y a environ 95 000 salariés par an qui se retrouvent licenciés pour des questions d’inaptitude médicale : là où il y aurait dû y avoir reclassement, il y a licenciement. Les chiffres sont sous-estimés car quelques fois quand le salarié revient avec une inaptitude, l’employeur lui propose une rupture conventionnelle de contrat ou bien quand le salarié ne peut pas faire le boulot, il finit par démissionner. Si bien que selon certains spécialistes, chaque année 120 000 personnes se retrouvent au chômage pour des problèmes médicaux, c’est une véritable catastrophe humaine et sociale.

En tant que médecin du travail je reçois des salariés en consultation : on voit bien que cette préoccupation pour la santé au travail est importante. Lorsqu’on interroge les Français une de leurs premières préoccupations, c’est la santé. Et pourtant cette préoccupation contraste avec la faible prise en compte de la problématique de la santé au travail, que ce soit par les pouvoirs publics, par les professionnels de santé, par les employeurs – dont c’est la responsabilité ! – et même par les syndicats.

Pour l’amiante, un grand congrès international s’est tenu à Montréal en 1982 dont les conclusions sont sans appel : toutes les formes d’amiante sont cancérogènes pour le poumon, la plèvre, sans dose seuil et sans qu’existe un dépistage précoce ou un traitement. De telles conclusions scientifiques devaient inéluctablement conduire à l’interdiction de l’amiante. Des ONG aux Etats- Unis ont obtenu une interdiction fédérale de l’amiante. Or en France il s’est passé autre chose. En 1982, il s’est formé le comité permanent amiante organisé par le lobby industriel des amianteurs, où ont participé des représentants du ministère du travail, du ministère de la santé, des sommités médicales et des syndicats, sauf FO qui a refusé de participer à ce qu’on sait aujourd’hui être une mascarade. Et tous ces gens ont œuvré pour retarder au maximum l’interdiction de l’amiante qui n’a eu lieu qu’au 1er janvier 1997. Concomitamment au congrès de Montréal, il y a eu la crise, c’est-à-dire le chômage de masse. La position d’alors, répétée il n’y a pas longtemps encore par la CGT, c’était de dire « il faut participer au comité permanent amiante, pour défendre l’emploi ». C’est ça la problématique française : c’est qu’il n’y a aucune culture de la prévention, de la santé au travail, qui est toujours sacrifiée sur l’autel de l’emploi. La santé au travail est une variable d’ajustement dans les négociations entre partenaires sociaux. Il y a du marchandage entre syndicats et employeurs : « Vous nous laissez la médecine du travail, on vous laisse la Caisse nationale vieillesse ». Aujourd’hui les syndicats se partagent ce genre de poste (présidence des caisses) et la santé au travail est sacrifiée.

On entend souvent dire qu’il n’y a pas de conflits sur la santé au travail, mas en fait il y a des conflits locaux que très souvent les confédérations ne suivent pas. Par exemple, il y a une entreprise qui s’appelle ADICEO. Le médecin du travail a constaté un nombre important de cancers du rein et il s’est fait remonter les bretelles par la CGT Chimie car son action nuisait à l’emploi. Dans l’entreprise, en permanence, il y a ce chantage à l’emploi.

Le schéma français fait que la santé et la médecine au travail reposent sur l’aptitude et la réparation, absolument pas sur la prévention. Pourtant, en même temps qu’il y a eu ces lois en 1898 et en 1919, il y en a eu d’autres, je crois en 1887 et 1913 (comme dans d’autres pays), qui stipulaient que l’employeur doit assurer aux salariés un milieu sain. Mais tout ça, malgré quelques procès, ne l’a pas emporté au niveau idéologique.

Source : http://www.cgt-unilever-hpc-france.com/2017/01/une-nouvelle-attaque-contre-la-medecine-du-travail.html

Aujourd’hui la situation est évolutive. En ce qui concerne la médecine du travail : le concept d’aptitude n’est plus dominant. Ce n’est pas cette notion qui meut les médecins. Il y a certains médecins qui individuellement ou collectivement à travers les associations ou syndicats (dont le SNPST) ont évolué sur ces questions : le médecin du travail n’est pas là pour l’aptitude mais pour aider les salariés à se construire une santé en milieu de travail, à travailler dans les meilleures conditions et pour leur donner les moyens de se défendre.

Sur les grandes problématiques de santé aujourd’hui : ce qui émerge, c’est évident, comme principale atteinte à la santé notamment dans le monde ouvrier, tient en six lettres : TMS et RPS (Troubles Musculo-Squelettiques et Risques Psycho-Sociaux). Ce sont les principales causes d’inaptitude. L’inaptitude on sait ce que ça veut dire mais l’aptitude par contre on ne sait pas ce que ça veut dire. Tout le monde s’en fout de l’aptitude aujourd’hui, elle a été supprimée pour l’essentiel des postes de travail et ne reste que pour un petit nombre de postes à risque à la demande du patronat qui pense 1) que la médecine du travail ne sert à rien, elle coûte de l’argent 2) qu’il faut la rendre utile : la médecine du travail doit détecter à l’embauche les salariés qui ne supportent pas les risques de l’entreprise. Donc Il y a une évolution de la réflexion des médecins pour remplir leur fonction.

TMS ça veut dire quoi ? Ça veut dire pénibilité du travail. Il n’y a pas que le problème des RPS (risques psychosociaux), il y a d’abord un problème de pénibilité du travail ! Or si on veut apporter une véritable réponse à cette problématique qui est source d’espérance de vie en mauvaise santé, il faut aller dans les entreprises pour s’attaquer aux conditions de travail : ici cette machine impose des postures impossibles, là le salarié porte des poids trop importants. Or du côté des pouvoirs publics, on est beaucoup dans le faire semblant plutôt que dans le faire. Les consignes que donnent la CRAMIF (Assurance Maladie) et le ministère du travail reposent toujours sur l’individuel.

La grande problématique aujourd’hui est individuelle : c’est le maintien dans l’emploi. Evidemment, c’est important d’aider les salariés à se maintenir dans l’emploi mais plus les conditions de travail sont difficiles, plus il y a un risque de désinsertion professionnelle et plus le reclassement est difficile. La véritable politique pour maintenir les gens dans l’emploi ce n’est pas un traitement individuel qui est voué à l’échec (95 000 personnes licenciées) ; c’est de travailler sur les conditions de travail avec un genre de politique de la carotte et du bâton comme pour les routiers avec le permis à points. Et puis une politique pénale car aujourd’hui c’est impossible de poursuivre un responsable quand bien même il serait responsable de milliers de morts. Quotidiennement les médecins sont dans cette injonction paradoxale qui est de reclasser les malades dans les entreprises qui les ont abimés.

Deuxième problématique : les Risques Psycho-Sociaux (RPS). Rien que ce nom est un mot inventé pour masquer la réalité des choses. Le RPS est lié à l’organisation du travail, au management. En fait, il n’est pas « psychosocial » ! La problématique est mal envisagée par les pouvoirs publics. Quand on lit les textes de l’Assurance Maladie, on a l’impression que le RPS est comme les risques chimiques, apparaissant indépendamment du travail ! S’il y a RPS c’est parce que les conditions de travail ne sont pas bonnes, et c’est volontairement que c’est pas bon. Il y a une grande hypocrisie, le monde du travail est traversé par l’impératif de la productivité à tout prix. Ça a commencé au milieu des années 1980 quand la capitalisme financier a pris le pas sur le capitalisme industriel et que les actionnaires ont pris un poids important avec tout ce que ça comporte de conséquences sur les conditions de travail.

Stress au travail

Il ne peut pas y avoir de véritable prévention sur les RPS, les risques organisationnels, si on ne prend pas en compte la véritable nature du problème. Il faut parler un peu politique : il y a un problème idéologique aujourd’hui me semble-t-il. Dans le temps en France, on avait des syndicats qui étaient forts et qui se battaient sur des positions de classe, fortes. La CGT dans les années 20 se battait pour l’abolition du salariat ! Aujourd’hui la CFDT est prête à signer n’importe quel accord du moment qu’elle garde sa légitimité. Les syndicats ont perdu beaucoup de leur légitimité puisqu’ils n’assurent pas la défense des salariés, il y a des logiques d’appareil qui sont incompréhensibles. Aujourd’hui le triomphe du capitalisme n’est pas seulement économique mais est surtout idéologique avec l’idée qu’il faut acheter des actions… L’individualisme est très prégnant, chez les cadres mais aussi chez les ouvriers et les employés. On recherche des solutions individuelles comme, par exemple, dans les entreprises, l’individualisation du contrat de travail : au lieu de loger tout le monde à la même enseigne avec des contrats collectifs, on fait des différences entre les gens.

La conséquence c’est la rupture des collectifs de travail. Dans le temps, avant les années 1980, il y avait de véritables collectifs de travail qui prenaient en main les problèmes. Aujourd’hui cette rupture des collectifs et cette individualisation des problèmes de travail, situation amplifiée par le chômage de masse, font que les gens sont isolés sur leur lieu de travail.

Les gens souffrent de cet isolement et c’est une des raisons de l’émergence des RPS. Par exemple, au début des années 1980, quand dans une entreprise il y avait des phénomènes de harcèlement, notamment sexuel, pour peu qu’une femme s’en plaignait, l’affaire était prise en compte par le collectif. Je travaillais moi-même dans une entreprise où un contremaitre avait la main baladeuse. Les ouvrières se sont mises en grève et il a été sanctionné. Aujourd’hui ça ne marche plus ainsi ; ça se transforme en problème médical et individuel car le collectif ne prend plus en charge ce problème.

Le schéma actuel de la santé au travail doit prendre en compte ces problèmes économiques, idéologiques, politiques. L’idée c’est de redonner du sens aux collectifs. Quand on est médecin du travail, on ne peut pas agir de façon efficace s’il n’y a pas de collectif qui est là pour vous aider dans vos préconisations. Je redonne l’exemple d’ADICEO, entreprise où le médecin du travail a décelé l’augmentation de cancers du rein (aujourd’hui 35-40 sur 200 ouvriers concernés). : l’employeur s’est fait condamner car le médecin s’est appuyé sur le CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, obligatoire dans les entreprises de plus de 50 salariés) et la médiatisation pour obtenir la reconnaissance en maladie professionnelle (après ce n’est pas non plus la panacée).

On voit bien que l’action du médecin du travail ne peut pas se concevoir aujourd’hui s’il n’y a pas à côté un collectif ouvrier/employé fort pour le soutenir. C’est pourquoi ce métier est aussi un combat.

Notes   [ + ]

1. L’usine AZF de Toulouse est détruite le par l’explosion d’un stock de nitrate d’ammonium, entraînant la mort de trente et une personnes, faisant deux mille cinq cents blessés et de lourds dégâts matériels : https://fr.wikipedia.org/wiki/Explosion_de_l%27usine_AZF_de_Toulouse

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