Culture impopulaire

« T’es juste une variable piégée dans l’i-monde » (Zippo)

Entretien avec Zippo autour de Zippo contre les robots (2018)

Zippo est un rappeur niçois, qui nous avait déjà secoués avec son premier EP gratuit, Bûcheron (2012). Sa marque de fabrique : une riche lucidité pré- et post-apocalyptique nourrie d’une écriture directe, franche, touffue, qui ne se refuse pas non plus quelques grossièretés et mauvais jeux de mot.

Avec Zippo contre les robots (2018), il saute sans transition de son refuge campagnard à la métropole cybernétique, pour critiquer à tout-va le transhumanisme, l’essor du numérique comme fabrique de l’absence à soi et aux autres, la « siliconisation du monde », le capitalisme qui ravage et dévaste chaque jour un peu plus ce qui n’est plus que notre « environnement ». Tout ce qui devient automatique et machinal dans nos vies sous couvert de progrès en prend pour son grade, alors que cette vie qui ne cesse de nous échapper ne semble pouvoir être retrouvée que dans l’insurrection.

Zippo est un peu au rap ce que Jean Vioulac est à la philosophie. Après avoir discuté avec l’un, il s’imposait donc de discuter avec l’autre !

Avant toute chose, voici « i-monde », un excellent morceau-fleuve :

Tu as beaucoup attendu pour sortir ton premier disque (2018), après ton premier EP (2012) intitulé Bûcheron. Tu n’as pas eu peur que le monde s’effondre avant que tu puisses le sortir ? Comment s’est passée sa production ? 

Ahah. Je l’ai envisagé… Mais le monde s’effondre déjà depuis longtemps, enfin ça dépend de quel monde on parle. Si tu parles de la civilisation industrielle, son effondrement aurait réglé le problème, je n’aurais plus eu besoin de partir en guerre contre les robots…

En fait, j’ai eu l’idée de l’album alors même que Bûcheron n’était pas encore sorti, je voulais faire un album concept sur le thème techno-critique. L’écriture s’est étalée sur plusieurs années parce que je ne me force jamais à écrire. J’ai traversé des phases où je ne voulais plus du tout entendre parler du rap. Et donc j’ai lu pas mal sur ce thème, fait des rencontres, et de fil en aiguille l’album s’est précisé, jusqu’au lancement du crowdfunding qui m’a mis un coup de pied au cul. Après tout est allé très vite. Quand tu as de l’argent ça devient beaucoup plus simple.

Alors, tu as « enterré la hache » ? Ton premier EP, Bûcheron, était plus volontiers champêtre et provincial, dans ses visions de l’humanité post-effondrement ; avec Zippo contre les robots, le ton s’est durci, et on est passé des champs de « kiwi bleus » aux villes robotisées et inhospitalières, à une sorte de dystopie cybernétique. Pourquoi ce changement de thématiques et de ton (plus pessimiste) ?

Cette opposition rural/urbain c’est un peu l’histoire de ma vie, ce sont mes deux facettes, liées à mon background personnel on va dire. L’intro de l’album par exemple, « Noeud de cravate », ça parle de cette époque où je bossais dans un hôtel, c’était pas franchement épanouissant. Je me retrouvais en costard cravate, rasé de près, j’étais tout sauf un « bûcheron » en fin de compte. Donc oui, autant le dire dès la première phrase, j’ai enterré ma hache, pour un temps tout du moins. Cet album c’est un peu une longue investigation dans le monde urbain, moderne, technologique, et le constat que j’en tire est effectivement assez sinistre. Je pense que rétrospectivement ça correspondra à une période très particulière de ma vie.

Néanmoins, il reste quelque chose de l’atmosphère post-apo écologique de ton premier EP, c’est des allusions à un temps antérieur où l’humanité vivait tranquillement, avec moins de confort, moins sous l’emprise technologique, en jouant « à la toupie » et en s’éclairant « à la bougie » (« i-monde »). Pour toi, la décroissance est une voie praticable ? On a l’impression que t’es un peu revenu du trip survivaliste, que pour toi ça ne constitue pas une alternative suffisante à la hauteur du monde numérique et sécuritaire qui se prépare ?

Je pense qu’une des voies les plus praticable, celle que j’envisage personnellement en tout cas, c’est de revenir à une forme d’autonomie, à tous les niveaux. Alimentaire, pour commencer. C’est notre dépendance à ce système économique qui nous aliène et nous force à plier le genou. Le problème, c’est qu’il ne suffit pas de fuir, parce qu’il n’y a plus nulle part où tu ne sois atteint par les retombées du monde industriel. Un jour, ils empoisonneront ta rivière aussi, ou alors ils découvriront un gisement prometteur sous ta montagne et la dynamiteront, ou encore ils arroseront le champ voisin de pesticide… Alors, quoi, fuir à nouveau ? Jusqu’à quand ? C’est réel tout ça, ça se passe partout sur la planète, en ce moment même, il y a des témoignages hallucinants de vies gâchées, de familles brisées, de peuples entiers qui font les frais de la surexploitation du monde naturel, il n’y a qu’à se pencher pour recueillir les exemples. Donc je pense qu’il faut des résistants, qui se battent contre ça, mais il faut aussi des fermiers, des gens qui pensent à la suite, qui essaient de reconstruire un autre monde en parallèle.

Le titre Zippo contre les robots est un clin d’oeil à La France contre les robots de Georges Bernanos ?

Je ne me souviens plus comment ce titre est arrivé, mais assez naturellement en fait. C’est simple, direct, le titre s’est un peu imposé de lui même. J’avais lu le Bernanos quelques années auparavant mais je n’y ai pas particulièrement pensé sur le coup. Il y a peu de temps j’en ai relu certains passages et c’est assez marrant, je m’y retrouve, certaines idées ont du faire leur petit bout de chemin tranquillement dans mon inconscient.

Ton morceau « In girum inus nocte » reprend un extrait du film éponyme de Guy Debord. C’est un penseur majeur de notre époque, selon toi ?

Complètement. La théorie du spectacle est d’une puissance terrible,  j’y pense énormément, même si je n’ai pas le niveau intellectuel suffisant pour comprendre toute sa philosophie. Je pense qu’il a vu arriver Facebook bien avant l’heure par exemple : Facebook c’est l’apogée du spectacle. Chacun s’éloigne dans une représentation de soi-même en spectacularisant sa vie sur son petit mur cybernétique. Et le film In girum m’avait mis une belle claque quand je l’avais vu la première fois, je trouvais ça parfait pour un interlude. En plus le titre complet vaut le coup à lui seul, In girum imus nocte et consumimur igni, c’est un palindrome [phrase qui peut se lire dans les deux sens] super long qui veut dire en gros « nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes consumés par les flammes », alors en plus s’il y a du feu, parfait.

Ton nouvel album est selon toi une arme contre la « technophilie ambiante ». Pour toi, ce discours anti-technologique est encore trop rare aujourd’hui. Y a-t-il cependant des auteurs, des personnes ou des artistes contemporains dont tu rapprocherais ton discours, comme le philosophe Jean Vioulac, ou la série Black Mirror ?

Je n’ai jamais lu de Vioulac, il faut que je me penche dessus. Mais oui, il y a quand même quelques auteurs contemporains qui ont pas mal exploré la question, Ellul par exemple, ou d’une façon générale tout ce qui est paru aux éditions de l’Encyclopédie des nuisances : Semprun, Anders, Charbonneau, Mumford… Theodore Kaczynski aussi, alias unabomber, auquel je fais allusion dans « i-monde », un des types les plus recherché par le FBI dans les années 90, qui a écrit un livre techno-critique particulièrement virulent, et dont certaines idées me parlent, même si d’autre moins.

Sinon oui, Black Mirror j’aime bien, tous les épisodes ne se valent pas mais ils ont le mérite d’explorer assez profondément les problématiques liées au transhumanisme notamment, c’est le genre de divertissement qui fait un peu gamberger les gens, c’est cool.

Pour faire du rap, hélas, il faut s’allier avec des machines : carte son, micro, ampli, ordi… Y a-t-il un bon usage des machines ?

Ecoute, peut-être que j’essaie de me trouver des justifications intellectuelles, mais je n’ai pas de scrupules à utiliser les armes de l’ennemi pour le combattre. Si ça peut faire réfléchir ne serait-ce que quelques personnes, peut-être se remettre en question ou être le point de départ d’une réflexion plus documentée par la suite, ça me va. En gros, si la somme du bien que tu fais est supérieur au « mal » que tu cautionnes (en étant consommateur de ces objets, qui rappelons-le sont couverts du sang de ceux qui sont exploités pour nous les fabriquer), si la balance est positive, et j’espère qu’elle l’est, je me dis que ça vaut le coup.

D’ailleurs, musicalement, tu as même fait le choix d’un disque plus « robotique » que le précédent (flow trap plus machinal, auto-tune sur « La mer monte », effets voix, etc.). Dans « Noeud de cravate », ainsi que dans une interview récente, tu confies qu’il t’arrive de devenir un robot toi-même. C’est inévitable, aujourd’hui, de se robotiser ?

C’est un peu le parti-pris de l’album, je voulais un univers cohérent, tant au niveau des thèmes abordés, du choix des instrus, que de la façon de poser dessus. Ensuite, comme je te le disais tout à l’heure, l’écriture de cet album a accompagné une période précise de ma vie, très citadine, donc déconnectée du monde naturel, faite d’expériences sensorielles artificielles, c’est ce que j’appelle devenir un robot. Aujourd’hui, la majorité des gens vivent dans des villes où ils n’ont d’interactions qu’avec des machines ou des choses faites par des machines, leurs sens sont atrophiés, leur vue baisse, leur odorat est saturé par la pollution, leur ouïe est débordée par le bruit environnant, leur goût est complètement faussé par la chimie alimentaire, et leur mémoire est transférée dans leurs smartphones… Donc oui, en ville ça me semble assez inévitable de devenir un robot.

« Des tyrans et des rois on s’en est farcis dix siècles, maintenant ils ont des intelligences artificielles » (« i-monde »). La nature du pouvoir a changé, selon toi ? Avant, le pouvoir était incarné par des figures politiques à la tête de la hiérarchie sociale, aujourd’hui, tu dirais que c’est les machines qui sont aux commandes (« L’humanité est en pilote automatique ») ?

Je crois que les hommes ont construit des machines pour se simplifier la vie, mais qu’ils sont en train d’en perdre le contrôle. Il faut voir comment fonctionnent les super-calculateurs de Wall Street aujourd’hui, des milliards d’opérations à la seconde qui font la pluie et le beau temps sur l’économie mondiale, ce ne sont plus que des algorithmes qui jouent au ping-pong avec des sommes incompréhensibles pour nous. De plus, avec cette phase, je faisais référence aux transhumanistes qui comptent d’ici 2050 tenter de sauvegarder des consciences humaines dans des ordinateurs ultra-puissants qui n’existent pas encore, ça s’appelle le mind uploading et c’est étudié de façon très sérieuse par la communauté scientifique. Si on parvient à ce genre de folie furieuse, les milliardaires qui auront accès à ce privilège seront érigés au rang de dieux, ça fait froid dans le dos.

Alors qu’on nous fait miroiter un énième « pacte finance-climat » qui fasse enfin advenir le capitalisme vert, ton morceau « Greenwashing » rappelle en quelque sorte qu’on ne peut pas se contenter d’être seulement écolo, car « l’écologie devient rentable », devient l’outil de chantage préféré des forces économiques ?

Je parle ici d’un certain type d’écologie qui se donne bonne conscience avec des alternatives dites « durables » alors qu’elles ne le sont pas vraiment. C’est un peu la bouchée la plus difficile à avaler quand tu expliques ça aux gens, parce que depuis quelques années ils s’en remettaient émotionnellement à cet « espoir vert » à travers lequel le déni collectif a trouvé un nouvel échappatoire. Ce qu’il faut bien comprendre c’est que pour fabriquer un panneau solaire par exemple, il faut une liste longue comme le bras de matières premières, notamment ce qu’on appelle des terres rares, qu’on ne trouve qu’à certains endroits de la planète, qui impliquent un extractivisme acharné, une pollution lourde et une nécessaire exploitation de la main d’œuvre. Alors bon, si on accepte de voir les choses en face on voit bien que sur le long terme ce n’est pas viable non plus. Par contre ça permet de vendre toujours plus, de relancer l’économie d’une nouvelle façon, et de faire du pognon en passant pour des philanthropes, c’est nickel.

Dans « Charlie », tu reviens sur les attentats et dit « La barbarie vient forcément des confins du royaume / Impensable d’envisager que le ver vienne du noyau / Ou que ces crétins soient le fruit de leur époque / Du gris de leur décor voire du prix de leur école ». Pour toi, le djihadisme est un crétinisme qui ne prend pas racine nulle part. Qu’est-ce qui fait un terreau fertile pour ces loyautés radicales ?

J’ai un gros problème avec les mots « barbare » ou « barbarie ». Ils font un peu partie de ce dictionnaire de la novlangue ambiante. Tu entends ça à chaque nouvel attentat, soit. Mais ça a un côté expéditif et un peu trop facile à mon gout, ça évacue la possibilité de comprendre comment on en est arrivé là. « Ils sont barbares, point final ». Je pense que la violence jaillit de fait de notre société marchande, de cet environnement anxiogène auquel on doit adhérer pour survivre. Ces gars là sont complètement paumés, ils grandissent dans notre monde, pas en Syrie. Ils sont rattrapés par l’obscurantisme religieux et les fausses promesses qui donnent soudain un semblant de sens à leurs vies qui en étaient jusque là complètement dépourvues. Si on veut sauver ces nouvelles générations, il faut leur donner la possibilité de réinjecter du sens dans leur vie.

« La mer monte », le morceau le plus étrange du disque, décrit une humanité qui ne trouve plus de sens à sa vie dans un décor d’apocalypse, mais qui continue machinalement de se reproduire. J’avoue que je ne suis pas très à l’aise avec le mythe misanthrope brandi par l’écologie dominante/scientifique, genre « l’humanité est le cancer de la Terre, il faut stopper la croissance démographique ». Car il me semble que c’est une manière de masquer derrière des abstractions (l’Homme ou la nature humaine) le vrai responsable de la situation (l’économie capitaliste, qui est un état historique récent). Est-ce ce que tu as voulu dire dans ce morceau ?

Oui bien sûr, le problème ce n’est pas l’Homme en soi. L’Homme avec un grand H je ne suis même pas bien sûr que ça veuille dire quelque chose. Il y a encore aujourd’hui sur la planète des êtres humains qui ne bénéficient pas du confort moderne et vivent en harmonie avec leur environnement. Mais voilà, la démographie humaine a pris des proportions qu’elle n’aurait jamais atteintes sans le progrès technique : en un siècle et demi à partir de la révolution industrielle, on est passé d’un à sept milliards… Comme tu dis le problème c’est ce modèle économique, mais au-delà c’est le concept même de civilisation. Après l’effondrement de l’Empire romain, les terres arables avaient été tellement surexploitées qu’elles sont restées quasi incultivables pendant des décennies. En fait, ce morceau c’est plutôt un constat tragique, par-delà le bien et le mal : les hommes continueront de se reproduire et d’obéir à leur programme génétique, quelles qu’en soient les conséquences.

Tu dis que tu es « dans le business du désespoir », et qu’il faut « casser les rêves à la con pour reconstruire derrière ». Plus ça va, plus tu te dis qu’on ne pourra rien faire de ce monde, qu’il faut le détruire et qu’il ne sert à rien d’essayer de reprendre en main la machine ?

Je pense que l’espoir est la meilleure façon de tenir les gens en laisse. Je ne supporte plus ces sites démago genre Konbini qui te vendent du rêve, des trouvailles technologiques qui vont sauver le monde, des lendemains qui chantent avec des villes en cristal pleine de verdure où il fera bon vivre. Non. Il n’y a rien de plus paralysant que l’espoir, on attend que ça change, on croise les doigts. Mais on servait déjà ce genre de soupe aux gens il y a plus d’un demi-siècle en leur promettant un futur confortable dans ces nouvelles tours HLM équipées en électroménager. Au final, je crois qu’il n’y a que les désespérés qui agissent. Et il est clair que la machine est hors de contrôle, elle ne sait pas faire marche arrière, elle fonce dans le mur en accélérant un peu plus chaque jour qui passe. Il faut sauter en marche, mais plus on attend, plus elle accélère, et plus ça risque d’être difficile.

Tu dis « C’est sur tes frayeurs, tes monstres qu’on construit le meilleur des mondes » (« Le meilleur des mondes »). Pour toi, la peur, la terreur qui paralysent les révoltes sont des techniques de gouvernement ? Pourtant, ta musique est-elle même assez anxiogène et effrayante.

Ma musique est désespérée. Ce n’est pas exactement la même chose que de terroriser un peuple en lui parlant de terrorisme quand un mec instable sort un marteau devant Notre-Dame. Ce n’est pas nouveau, un peuple qui a peur, on en fait ce qu’on veut, Machiavel en a fait la démonstration il y a déjà cinq siècles. Et je ne doute pas que ceux qui nous gouvernent aient lu Machiavel.

Le morceau « L’homme à la tête creuse » me fait penser à une sorte de réécriture anti-numérique de « Près d’une vie » de Psykick Lyrikah, qui raconte aussi l’histoire d’un type à côté de sa vie, qui la regarde en spectateur, qui est absent à lui-même. Y a-t-il un lien avec Psykick ?

Je ne connais pas cette chanson. En fait ce morceau m’a été inspiré par un fait divers que j’avais lu il y a quelques années, un type qu’on avait retrouvé mort dans son appartement, plus d’un an après. La télé était toujours allumée, il était sur le canapé, squelette. La machine avait continué de fonctionner autour de lui, peut-être une pension retraite qui alimentait un compte en banque où étaient débitées ses charges, etc. Même plus besoin d’être vivant… C’est d’une tristesse inouïe. Du coup, j’en ai fait un morceau, et une métaphore de l’avachissement intellectuel au passage.

Le morceau comme le clip « Google » sont excellents. Ils traduisent avec une grande justesse la volonté totalitaire de Google à infiltrer et dévorer tous les aspects de la vie, mais il faut bien reconnaître que Google se partage aujourd’hui le gâteau avec d’autres : Amazon, Facebook, Apple, Netflix, etc. Tu dirais néanmoins qu’il y a un projet commun à tous ces géants du numérique ?

Ecoute, je ne sais pas à quoi Mark Zuckerberg pense quand il sort ses poubelles, mais ça ne m’étonnerait pas qu’il envisage la maison blanche… Non, mais sans rire, le projet commun c’est le pouvoir, ça l’a toujours été. Ces grandes firmes se comportent comme des Empires conquérants, elles sont piégées dans des mécanismes d’expansion permanente dont elles dépendent et qui sont liés à cette sacro-sainte croissance économique. Je ne sais pas s’ils ont un projet commun, je crois qu’ils essaient juste de faire le plus de fric possible en tâchant de ne pas penser aux conséquences à long terme. En tout cas, ce qui est intéressant c’est de constater que plein d’entrepreneurs multimillionnaires de la Silicon Valley s’achètent des bunker ou des terrains en Nouvelle Zélande pour décamper en cas de pépin, donc dans le fond ils doivent sentir arriver la catastrophe.

La plupart de tes morceaux sont écrits à la deuxième personne, avec un « tu » qui interpelle systématiquement l’auditeur, et lui rappelle sa propre complaisance envers le monde horrible dans lequel il vit. Tu vois l’art comme une pratique politique ? Tu penses que le rap est un moyen de toucher des gens qui ne lisent pas ou qui ne s’intéressent pas à la politique par d’autres moyens ?

Oui, bien sûr j’y pense. Et je le constate, j’ai pas mal de retours qui vont dans ce sens. Moi même j’ai été influencé par le rap, il m’a permis de me forger un esprit critique quand j’avais une quinzaine d’années, m’a donné des pistes de réflexion. Après ce « tu » est parfois générique, c’est une façon détournée de parler de moi aussi. Mais c’est vrai que le fait d’interpeller l’auditeur donne une certaine puissance à ton propos (tu vois je dis « ton » propos alors que je parle du mien ahah).

Y a-t-il des issues hors de l’ « i-monde », qui fait de nous des « variables » ? Où y a-t-il encore de la vie aujourd’hui ? Y a-t-il des initiatives politiques qui trouvent grâce à tes yeux, des courants d’où te paraît émerger une perspective révolutionnaire, telle que tu l’évoques dans « Etincelle » ?

Il se passe plein de choses en ce moment. Il y a de belles victoires comme celle de NDDL, des foyers de résistance qui s’organisent en communautés autogérées, des gens qui se servent d’Internet d’une façon intelligente pour tenter de faire passer des idées. Le mouvement dont je me sens le plus proche personnellement s’appelle DGR, pour Deep Green Resistance. C’est un courant qu’on peut qualifier d’écologie radicale, et qui pose la question de la légitimité de notre modèle civilisationnel. En France, il est représenté par une poignée de personnes dont certains sont devenus des amis, et il tend à prendre de l’ampleur car beaucoup de gens ressentent l’absurdité de notre mode de vie.

Qu’est-ce que tu penses du rap français de ces dernières années, après le tournant « trap » ? On sent que toi aussi, tu en as subi l’influence (« Hémorragie », « i-monde »).

La forme n’a jamais été un problème pour moi. Je ne suis pas un puriste du boom-bap, j’en ai pourtant fait beaucoup à une époque avec mon groupe, Le Pakkt. Après la trap m’intéresse aussi, tout dépend de ce que tu racontes dessus. Là en l’occurrence il fallait poser une ambiance qui colle au propos, et j’ai beaucoup bossé avec Vargas (alias le PDG, qui a produit 12 morceaux sur 15 de l’album) dans ce sens-là. Lui aussi était à un moment où il voulait expérimenter de nouvelles choses je pense, il s’est mis à composer sur synthés alors qu’auparavant on faisait principalement du sample. Et puis c’est toujours sympa de relever des défis en terme de flow, de rythmique, de ne pas rester sur ses acquis.

Les derniers livres qui t’ont marqué ? Les derniers disques/artistes qui t’ont scotché ?

Il y a un livre qui ne quitte pas ma table de chevet, ça s’appelle La vie sur terre d’un auteur quasi inconnu qui s’appelle Baudouin de Bodinat, c’est aussi édité par l’Encyclopédie des nuisances d’ailleurs. C’est un livre d’une puissance terrible que je relis souvent pour y puiser de la rage, lorsque je doute.

Musicalement j’ai adoré Les Soliloques du pauvre, l’adaptation des poèmes de Jehan Rictus par Vîrus, je trouve ça impeccable, du texte d’origine incroyablement d’actualité, à l’interprétation en passant par les instrumentales, chapeau.

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