Matériaux

Repenser le salariat, détricoter le capitalisme (avec Danièle Linhart)

Entretien autour des mutations du travail et du salariat avec la sociologue Danièle Linhart

Pour les différents tentacules mobilisés ces derniers mois contre les réformes du gouvernement Macron, les étudiants, lycéens, les soignants et personnels des hôpitaux, les cheminots, postiers ou salariés de McDo, les motifs de lutte commune semblaient presque inexistants. En tout cas, c’est ce que soulignaient divers observateurs, souvent afin d’expliquer les faiblesses du mouvement social ou de le décrédibiliser.

Il n’est pourtant pas certain que la situation soit si éclatée. Preuve en est, de nombreuses composantes des luttes en cours se regroupent encore sous les couleurs de leur métier. Défendre une certaine idée du travail contre celle portée par le gouvernement, voilà a minima une volonté commune sous laquelle se rassembler. Bien entendu, là n’est pas l’unique question politique déterminante aujourd’hui mais il est clair que sous ces deux conceptions opposées de ce qu’est et doit être le travail reposent aussi deux vision différentes du monde et de la société.

Pour comprendre le coeur de ce nouvel antagonisme, nous avons interrogé Danièle Linhart, sociologue et professeure à l’université Paris 8, qui étudie les mutations du travail et plus particulièrement les nouvelles techniques de management.

1/ L’aliénation et le salariat

Quand on parle de travail à gauche, en général c’est pour évoquer son caractère aliénant. A quelles conditions est ce que le travail vous semble aliénant ?

Ce que je trouve aliénant dans le travail moderne et dans le cadre du management moderne, c’est ce qui est à la base du contrat salarial, à savoir le lien de subordination qui se met en place dès que vous entrez dans une entreprise. Quand c’est dans le privé, vous êtes dans une relation de subordination à votre hiérarchie que vous devez accepter. Quand vous êtes dans le secteur public vous avez un devoir d’obéissance à votre hiérarchie donc c’est tout à fait équivalent.

Ce qui veut dire que quelle que soit votre qualification, votre profession, dès que vous entrez dans le monde du salariat vous acceptez d’entrer dans un statut d’assujettissement à une direction, à une hiérarchie. Et ça effectivement, c’est la base de l’aliénation qui peut se mettre en place : c’est à dire que vous allez travailler selon des objectifs, des critères définis qui sont pensés par d’autres que vous, le plus souvent en dehors des spécificités de votre travail, de votre métier.

Et c’est ça qui peut rejoindre le concept d’aliénation : cette espèce d’étrangeté qui se met en place par le fait que l’on va développer un travail sur la base d’une mobilisation de sa propre énergie, du temps qu’on y consacre, de ses compétences, de ses affects, de ses émotions, dans un cadre qui est préfabriqué par d’autres, et avec une finalité de votre travail qui est décidée par d’autres que vous et en fonction de critères auxquels vous pouvez ne pas adhérer du tout. Souvent ce sont des critères de qualité qui peuvent ne pas être ceux que votre profession reconnaît mais qui sont des critères de qualité dans le cadre d’une logique financière à savoir : « est de qualité ce que le client accepte de payer », et non : « est de qualité quelque chose qui correspond aux règles du métier, à l’art du métier, qu’on a fait avec rigueur et savoir-faire ».

Donc la base de l’aliénation, à mon avis, est inscrite dans cette relation de subordination qui fait que, quoi que l’on vous demande et commande, vous êtes tenu de vous y conformer en terme de méthodes de travail et de critères de définition de la qualité de ce que vous faites.

Comment réagissent les salariés à ce lien de subordination ?

Si on prend les années des trente glorieuses (des années 50 jusqu’en 1973 en France), la logique de subordination s’inscrivait dans un taylorisme classique. Dans ce cadre les ouvriers étaient soumis à une même condition, ils étaient tous payés selon la logique de « à travail égal salaire égal » avec des augmentations et des promotions à l’ancienneté et il y avait une stabilité dans l’emploi puisqu’une bonne partie de la gestion salariale était conçue de manière à fidéliser, à fixer les travailleurs pour éviter qu’ils ne mettent en concurrence les directions d’entreprise en cherchant à s’embaucher chez celui qui paie le mieux.

Il y avait des promotions et des augmentations à l’ancienneté et donc ce sentiment partagé par la plupart des ouvriers d’avoir un destin commun, une identité commune, une condition ouvrière commune, et il y avait des collectifs de travail, où l’on échangeait des savoirs, savoir-faire, pour réaliser ce que les ergonomes et sociologues appellent le travail réel qui est sensiblement différent du travail prescrit.

Le travail prescrit c’est ce que la pensée organisationnelle de l’entreprise définit comme la forme normale du travail : c’est la manière dont on doit travailler, le temps qu’on doit mettre pour réaliser les taches, tout cela est programmé avec des bureaux des temps et des méthodes qui définissent le travail prescrit, le travail tel qu’il doit être fait.

Dans les collectifs de travail,  on s’aperçoit en réalité qu’il y a tout un travail d’interprétation qui est fait par les ouvriers eux-mêmes. La mise en œuvre d’une activité est sensiblement différente de ce que chacun est censé faire d’après les prescriptions officielles parce que dans les bureaux « des temps et des méthodes », les ingénieurs et les techniciens qui conçoivent toutes les taches, etc. ne sont pas confrontés à la réalité du travail local et donc ne peuvent pas imaginer les mille et uns aléas qui se produisent régulièrement dans l’exercice du travail. Les ouvriers, eux, ont à gérer tout ça et  développent donc l’habitude de prendre un petit peu de leur aise par rapport aux prescriptions, par rapport aux consignes, aux ordres hiérarchiques, mais justement pour que ça marche.

A contrario, lors d’une grève du zèle, les ouvriers font exactement ce qu’ils sont censés faire : ils suivent les prescriptions point par point, très soigneusement : magique, il n’y a rien qui marche ! Ou ça marche en dégradé, les résultats sont très mauvais. Ce qui veut dire que dans le courant quotidien des choses les ouvriers s’y prennent un peu autrement. Ils ne sont pas à des années-lumières de la consigne, de la prescription, mais il y a une forme d’interprétation, d’adaptation, d’ajustement permanent qui fait que ça fonctionne. Et ce phénomène fait partie du quotidien du travail ouvrier : on fait différemment, on élabore des savoirs, des savoirs-faire qui sont clandestins, qui ne sont pas censés être mobilisés mais qui permettent d’effectuer le travail quand il y a un problème, quand ça coince, ou quand on veut aller plus vite pour gagner du temps et fumer une petite cigarette, se donner un petit temps de repos, bref sortir de la logique temporelle prescrite.

Donc on pourrait dire qu’en gros l’aliénation est un peu amoindrie, mais de façon microscopique. Elle est un peu amoindrie parce qu’il y a une réappropriation, là aussi microscopique, mais qui donne en tout cas un peu le sentiment aux ouvriers qu’ils ne sont pas dans un état d’impuissance totale, et de conformité absolue par rapport à la règle, à la norme, à la prescription, à la consigne, à ce qu’ils sont censés faire, mais qu’ils ont donc des marges de manœuvre qui leur permettent d’agir, d’inventer, et de mobiliser leur intelligence pour redonner un peu de sens et un peu de logique de métier à ces situations de travail. En somme, collectivement les ouvriers parviennent à relativiser quelque peu une subordination avec laquelle ils rusent grâce à leur connaissances et inventions.

2/ Les nouvelles méthodes de management : la conquête de la subjectivité

Et qu’est ce qui a changé depuis les trente glorieuses ?

Maintenant dans le management moderne, depuis les années 80, s’est mise en place une logique d’individualisation systématique de la gestion des salariés, avec une personnalisation de la relation de chacun à son travail, une mise en concurrence des uns et des autres. Il y a des primes individuelles, il y a des salaires qui sont différents pour les même postes de travail donc l’équation « à travail égal salaire égal » a volé en éclats. Tout est organisé pour faire disparaître les collectifs, qui ont été bien utiles aux patrons en permettant des adaptations du travail, mais qui se sont montrés dangereux du point de vue managérial puisqu’ils avaient une capacité de contestation qui s’est vraiment montrée en 1968 lorsqu’il y a eu une paralysie générale de la France avec des grèves et occupations d’usines1.

Donc l’idée des directions d’entreprises, c’était de promouvoir un management centré sur les personnes en prétendant satisfaire des aspirations qui s’étaient manifestées justement en 1968, pour plus de dignité, d’autonomie, de liberté, de reconnaissance afin d’inverser en réalité un rapport de forces qui était devenu trop défavorable aux directions d’entreprise.

En pratique cette stratégie consiste en l’individualisation, la personnalisation, et même la psychologisation des relations de chacun à son travail. On évalue le travail des gens en fonction, pas uniquement de leur professionnalité mais aussi beaucoup de leur « personnalité » : de leur capacité à s’engager à fond, à se mobiliser totalement, à viser l’excellence, à se remettre en question, à prendre des risques pour l’entreprise. Et donc il y a une sorte de colonisation de la subjectivité pour obliger les salariés – c’est toujours la même grande question – à travailler de la façon estimée la plus rentable, la plus profitable du point de vue de la direction.

C’est chaque personne qui est subordonnée, là où avant c’était le collectif de travailleurs qui était logé à cette enseigne de la subordination et qui pouvait prendre un peu ses distances par le travail réel à distance du travail prescrit. L’aliénation est désormais plus personnelle, plus psychologisée si on peut dire.

Mais est ce que cette conception-là ne donne pas une vision positive du salariat tel qu’il était vécu au moment du taylorisme le plus classique ?

Alors, positive il ne faut pas exagérer. Moi je la présente comme positive par rapport à ce qui se passe maintenant, mais il faut y mettre beaucoup de guillemets, beaucoup de précautions parce qu’il ne s’agit pas d’avoir un regard nostalgique sur cette période des trente glorieuses où les conditions de travail étaient éprouvantes avec énormément de sueur versée sur les chaînes de montage, une hiérarchie très harcelante, très méprisante. Les contremaîtres de l’époque étaient vraiment humiliants. Ils traitaient les ouvriers comme du bétail. Il ne faut pas avoir un regard nostalgique sur cette période-là, c’est pas du tout ce que je veux dire. Ce que je veux dire, simplement, c’est que dans tout ce contexte-là proliféraient des collectifs de travail où il y avait au moins cette possibilité de maintenir un peu de distance par rapport à cette aliénation, cette subordination parce qu’elle était vécue sur un mode collectif et du coup il y avait cette d’idée de « on va pas se laisser faire ». D’abord on fait un peu différemment dans la pratique, mais aussi idéologiquement et politiquement « on ne va pas se laisser faire, on va se syndiquer, on prend sa carte ». Dans cette période-là il y avait jusqu’à 30 % de syndiqués, on est à 7 % à l’heure actuelle, et pourtant il y a 90 % des actifs qui sont salariés encore.

Ce qui caractérise maintenant le salariat moderne c’est que chacun subit la subordination mais d’un point de vue plus personnel, isolé, parce que chacun est mis à l’épreuve individuellement et est personnellement en concurrence avec les autres. Donc c’est quelque chose qui est encore plus profond, cette subordination est vécue de manière plus déchirante, plus difficile à mettre à distance. Chacun est dans son coin en concurrence avec les autres, la peur de ne pas être bien jugé, de ne pas être bien évalué, de ne pas avoir de promotion, parce qu’il y a une psychologisation qui fait que l’on vous dit « Montrez-nous qui vous êtes, est ce que vous êtes courageux ? Est ce qu’on peut compter sur vous ? Si c’est le cas on va vous promouvoir on va vous faire une belle carrière ». C’est beaucoup le cas pour les jeunes cadres qui arrivent dans les entreprises : « on mise sur vous, on voit que vous avez un potentiel, on a décelé un talent ».

Donc c’est cette espèce de psychologisation, de jeu sur le narcissisme des individus. C’est pour les rendre plus malléables mais ça les rend aussi beaucoup plus vulnérables. Et quand on dit « Tu nous as déçus, on voit qu’on peut pas compter sur toi, t’es pas celui qu’on pensait que t’étais, etc. », les gens s’effondrent.

3/ Pourquoi le management change : obtenir le consentement des salariés coûte que coûte

Qu’est-ce qui motive l’évolution des techniques de management, est-ce que ceux qui les développent visent uniquement un accroissement de la productivité ou est-ce que c’est une amélioration de l’image de l’entreprise ? Quels sont les enjeux qui sont pris en compte ?

Le management c’est un mot assez fluide. Grossièrement il désigne le travail des responsables de l’entreprise qui développent des techniques de mise au travail et d’organisation du travail. Je dirais qu’ils sont guidés par deux injonctions : penser l’organisation technique du travail c’est à dire « quelle machine, quel process, quel marché, combien et comment on investit, comment on trouve les fonds, etc ». Et l’autre, la nécessité de gérer la mobilisation des salariés qui sont une ressource particulière pour l’entreprise, et dans cette optique-là je dirais qu’une énorme partie du travail consiste à trouver les modalités qui permettent de rendre la subordination effective.

Donc c’est ça qui est le moteur principal des évolutions ?

Oui, parce qu’après il y a des évolutions qui sont d’ordres technique, économique, commercial, etc. Mais il y a une grande partie qui vise à rendre la subordination effective parce que la grande question qui n’arrête pas de serpenter dans l’inconscient managérial c’est : « Comment est-ce qu’on fait pour obliger des salariés qui sont des citoyens dans des démocraties politiques où nul n’est censé appartenir à personne, comment on fait pour qu’ils acceptent de travailler selon les méthodes qu’on veut leur imposer, et selon des critères d’efficacité qu’on veut leur imposer et non pas leurs propres valeurs professionnelles, leur éthique citoyenne, leurs intérêts personnels ? » Pour ça naturellement, on ne peut pas leur taper sur la tête toute la journée, il faut qu’ils consentent, qu’ils acceptent. Exemple : si un directeur d’hôpital convoque un médecin en lui disant « dorénavant les bonnes pratiques indiquent qu’un rendez-vous avec un schizophrène, c’est tant de minutes et pas plus », comment trouve-t-on les moyens de contraindre ces professionnels et de faire en sorte qu’ils consentent aux mesures adoptées ?

Et pourquoi ces moyens de contraindre la subjectivité du salarié ont-t-ils évolué au cours du temps ?

Parce qu’il y a eu une remise en cause, en 68, de l’autorité. Il y a eu les manifestations des salariés qui montraient leurs aspirations, leur refus d’abord de l’autoritarisme, de la logique taylorienne, leur besoin de se réaliser dans le travail, d’être reconnus et de se reconnaître dans leur travail comme on dit maintenant. Et donc il est apparu qu’on ne pouvait plus utiliser la ressource taylorienne comme avant parce que l’intelligence du taylorisme c’était d’inscrire le contrôle et la contrainte dans la définition même des taches. Les ouvriers n’avaient pas d’autre choix que d’accepter de travailler selon cette logique, sinon c’était la porte. Même si dans la réalité il y a une différence entre travail prescrit et travail réel comme je vous en ai parlé…

Et c’est ça qui a été remis en cause en 68, il fallait, pour les employeurs inventer un autre modèle. Et le modèle contemporain, c’est de faire en sorte que chaque salarié accepte de devenir le relais de la pensée taylorienne d’économie des temps et des coûts en permanence. Chaque salarié doit faire l’usage de lui-même où qu’il soit, le plus rentablement et le plus efficacement, le plus profitablement possible du point de vue des critères d’efficacité de sa direction. Il doit intérioriser le point de vue de sa direction et y trouver du bonheur et du plaisir. C’est ça l’équation du management moderne.

Ce n’est pas un hasard si sont apparus dans toutes les grandes entreprises des Chief Happiness Officers, c’est à dire les responsables en chef du bonheur, et que les DRH, Directions des Ressources Humaines s’appellent les DRH du bonheur et de la bienveillance, ou se rebaptisent Direction qui Rendent Heureux.

Cheese, 2012 – Sabien Witteman

Vous avez observé ça sur le terrain ?

Ah oui, j’ai été une fois invitée à un club de DRH, il y avait 200 à 300 personnes, et les journées s’appelaient « les journées de la bienveillance et du bonheur ». Et les Chief Happiness Officers il y en a partout. Vous cherchez ça sur Google, vous trouverez des milliers de résultats, c’est très très banal maintenant, depuis 5 ans environ.

Mais ça si vous voulez, ça montre que la tendance s’est développée pour individualiser, personnaliser et jouer sur la subjectivité des salariés. Donc comme on veut qu’ils s’engagent et qu’ils fassent l’usage d’eux même volontairement le plus rentable du point de vue de leur direction, il y a cet espèce de cocon où on les doudoune, ces salariés. Vous savez dans les grandes entreprises on leur propose des séances de méditation, des séances de massage, des conciergeries où ils peuvent apporter leur linge sale, on leur propose des numéros verts de psy, tout ça pour leur montrer combien ils sont aimés par leur direction et qu’il faut qu’ils donnent en retour.

A côté de ça il y a aussi des moyens de contraindre et de contrôler les gens au niveau de leur professionnalité : on attaque l’expérience des gens pour ne pas qu’ils puissent dire « Ah non non il ne faut pas faire comme ça, vous me demandez d’être efficace, alors moi je vais vous dire il faut me donner les moyens, il faut me donner ci, mes objectifs sont pas les bons… » en fonction de leur expérience. Du coup on casse l’expérience des salariés. Et ça ça se fait par la pratique du changement permanent, on bouge tout, tout le temps : on bouscule, on change les logiciels, on déménage les gens, on crée une mobilité systématique, on recompose les métiers, on restructure les services, on externalise et ré-internalise tout le temps pour que les gens soient un peu paumés et se disent « Qu’est-ce que je dois faire ? Ah oui c’est ça, vous me donnez des indications ».

Ce changement permanent c’est quelque chose qui est théorisé ?

Oui c’est conçu comme quelque chose qui est « adapté à un monde qui change », on vous dit que tout est en vitesse accélérée. On ne va pas vous dire « Je change tout le temps pour casser leur expérience et leur savoir et bien les tenir ». Ils vont dire : « Nous on pratique le changement parce qu’on considère que c’est important de stimuler nos salariés, faut pas qu’ils s’endorment dans les routines, dans des habitudes, dans des réseaux de complaisance, il faut pas qu’ils aient trop l’impression de tout savoir parce que le monde change en accéléré donc il faut pas qu’ils se reposent sur leurs lauriers et qu’ils fassent confiance à leur expérience ». Et donc on bouge tout, tout le temps, c’est une stratégie.

Il faut tout changer tout le temps. Moi je traduis ça par « Il ne faut pas que les gens se sentent propriétaires et maîtres de leur travail ». Il ne faut pas qu’ils disent « Ha mais moi je sais, je suis compétent ». C’est une manière aussi de disqualifier la critique. Moi quand je tiens ce discours-là dans des entreprises que j’observe, j’ai été confrontée au fait que des gens de l’entreprise sont venus me dire « C’est très intéressant ce que vous dites, vous avez parfaitement raison, mais sauf que ça c’était vrai pour il y a deux ou trois ans. Maintenant c’est plus vrai du tout, venez chez nous, vous verrez que ça a changé ! ». On disqualifie la critique de la même manière qu’on disqualifie les compétences et expérience des salariés en les rendant obsolètes.

« Comme ça a changé du coup votre critique n’est plus valable »

Oui, mais c’est ça aussi pour le professionnels. S’ils disent : « Oui mais moi je sais… », on leur répond « Non monsieur, vous ne savez pas, parce que ce que vous pensez savoir c’était pour il y a quelques temps mais maintenant vous savez tout change beaucoup donc nous avons les meilleurs cabinets, des experts internationaux, eux ils savent ils vont vous dire comment il faut faire ». C’est ça la logique. Une disqualification permanente de l’expérience.

4/ Quelles conséquences : les burn-outs

Quelles formes de résistances à la déshumanisation managériale est ce que vous avez observées sur le terrain ?

Alors c’est des gens qui se désengagent du salariat, beaucoup de jeunes qui font des expériences dans des start-ups ou dans des entreprises de pointe, des jeunes qui sortent d’écoles d’ingénieurs, d’écoles de commerce et qui n’attendent pas le burn-out, mais qui, au bout de deux trois ans, disent « Mais c’est pas possible, je vais devenir dingue ou je vais mourir » et qui sortent du salariat et qui font autre chose. Mais est-ce que c’est ça la solution ? Moi je ne sais pas. J’aurais tendance à dire que les enjeux se situent au sein du salariat, et qu’il présente un intérêt, celui d’être une mise au travail collective qui permet des avancées sur le plan des droits.

Aujourd’hui, on ne va pas vraiment dans le bon sens : les lois sur le travail sont de moins en moins démocratiques, on assiste à la remise en question des CHSCT, les Comités Hygiène et Sécurité, qui ont moins le droit de faire des enquêtes sur les risques psychosociaux, sur la qualité de la vie au travail.

5/ Comment en est-on arrivé là : mai 68 et les syndicats

Le combat social, tel qu’on a pu le trouver dans les syndicats qui demandaient de meilleures conditions de travail mais pas fondamentalement une transformation des conditions de travail, a une responsabilité là-dedans ?

Vous voulez dire que les jeunes font les frais d’une absence syndicale sur le front de « transformons l’organisation du travail » ?

Oui, les syndicats n’ont jamais combattu sur le front de l’organisation du travail. Chaque fois qu’il y avait une détérioration de ce qu’on appelle maintenant la qualité de la vie au travail, au lieu de demander l’éradication des nouvelles mesures et au contraire une amélioration du contenu du travail, ils demandaient plutôt des primes de dédommagement. C’était clairement le cas durant les Trente Glorieuses. Les syndicats se mobilisaient pour obtenir primes d’insalubrité, primes d’insécurité, prime de travail de nuit, prime de travail à la chaîne, prime de travail en équipage… A chaque fois c’était « OK vous voulez ça ? Très bien, mais raquez ». C’était ça leur priorité, même s’ils mobilisaient beaucoup et qu’il y avait beaucoup de confrontation.

On s’en est rendu compte en 68. Il y a eu un divorce entre la base et les directions syndicales, parce que la base voulait un autre travail. « Ne plus perdre sa vie à la gagner » ça illustre très bien la nature des aspirations de l’époque : on ne veut plus continuer comme ça. On veut un travail qui fasse sens pour nous, dans lequel on puisse trouver à se réaliser, et pas : « on travaille pour gagner sa vie ». Non on veut « ne pas perdre sa vie à la gagner »,  et les syndicats sont arrivés triomphalement en disant « on a gagné, on a arraché 30 % d’augmentation de salaire ». Et là c’était le début d’un divorce effectivement entre la base et les directions syndicales qui ne savaient pas revendiquer sur l’organisation du travail elle-même.

Et du coup quelque part les patrons en proposant ce nouveau modèle…

Eux ont prétendu répondre aux aspirations des salariés, exactement !

6/ Pour une réforme du salariat

Vous avez parfois l’air de défendre le salariat, malgré tous les défauts que vous décrivez vous ne semblez pas vous rallier à celleux qui proposent d’en finir avec cette organisation du travail, pourquoi ?

Ce que je vois de positif dans le salariat, c’est que comme ça existe depuis longtemps, plus de cent et quelques années, il y a eu des conflits, des luttes, des politiques revendicatives qui ont été mises en place par les organisations syndicales qui ont abouti à imposer des droits, des garanties, des protections aux ouvriers, notamment l’existence des syndicats, le fait qu’il y ait un code du travail… C’est un code du travail salarié qui impose des obligations à l’employeur : il faut qu’il cotise pour la retraite de ses ouvriers, il y a toute une série d’obligations, il y a la médecine du travail, les inspecteurs du travail, des instances représentatives, des comités d’entreprises, les CHSCT. Il y a des droits, des protections, des garanties, des instances représentatives qui donnent une place et qui défendent les intérêts des salariés, et ça c’est pas négligeable.

Ce qu’il faut supprimer dans le salariat c’est le lien de subordination qui est totalement archaïque, parce que ça veut dire que vous devez obéissance à votre chef qui ne connaît rien à votre boulot (parce que les managers sont de moins en moins des experts dans le travail des gens qu’ils encadrent). Vous qui êtes un professionnel qui connaissez votre travail, le métier, qui pouvez avoir de l’expérience, être là depuis 20-30 ans, vous lui devez obéissance. Et ça c’est quelque chose qui n’a pas de sens. Donc c’est ça qu’il faut remettre en question, et à partir de là on détricotera tous les points les plus névralgiques qui définissent les conditions de la mise au travail capitaliste effectivement. Mais c’est une voie d’entrée tout à fait légitime et à mon avis prioritaire pour déconstruire ce qui est négatif dans le salariat et ne conserver que les aspects positifs que sont les droits, les garanties, les obligations.

Parce que ce qu’il faut bien rappeler c’est que ces droits ne sont pas la contrepartie de la subordination comme on le dit, mais du fait qu’on s’engage dans le travail. Parce que le danger, le risque, il ne vient pas de la subordination : il vient du fait qu’on s’engage dans un travail et donc qu’on s’expose à des dangers. Ça peut être un client furieux qui vous agresse, un malade qui vous contamine avec ses microbes, une classe qui vous humilie, qui vous met au bord de la dépression, ou quand vous êtes dans le bâtiment un truc qui s’effondre. C’est le travail qui crée les dangers et justifie la garantie de ces droits aux employés et non pas la subordination.

Donc à partir du moment où vous vous engagez dans le travail, vous avez la nécessité d’avoir des protections des droits, des garanties pour votre avenir quand vous ne pourrez plus travailler, quand vous serez obligés de prendre votre retraite ou quand vous tomberez malade. C’est normal que vous ayez des droits des protections des garanties, c’est en fonction de votre travail, et pas en fonction du fait que vous êtes subordonné et que l’employeur serait responsable de vous et donc obligé de vous accorder des droits et des protections.

Il faut mener une bataille idéologique pour déconstruire ce qui apparaît comme naturel. Par exemple quand on dit « les entreprises », on dit indifféremment « les entreprises » et « les directions d’entreprises ». Et ça vient du fait qu’en 1999, le CNPF qui est le Conseil National du Patronat Français s’est rebaptisé le MEDEF : le Mouvement Des Entreprises De France. C’est à dire que le patronat est devenu « les entreprises ». Personne n’a rien dit, mais symboliquement c’est énorme. Et quand le président du MEDEF parle, il dit « nous les entreprises ». Mais non, les entreprises c’est pas les directions ! Les entreprises sont constituées des salariés avec leur encadrement et leur direction, mais tous les salariés sont les entreprises au même titre que les directions d’entreprises, que les employeurs. Il n’y aurait pas d’entreprise s’il n’y avait pas de salariés. Quand il dit « nous créons des emplois », il les crée que parce qu’il y a des gens qui les occupent. Un emploi c’est pas quelque chose qui vit sa vie tout seul, c’est pas comme une machine à laver. Et c’est pour ça qu’il faut vraiment déconstruire parce que les gens perdent de vue le fait que les entreprises ce ne sont pas les directions, qu’elles n’existent que parce qu’il y a des centaines de gens qui travaillent, qui s’activent, qui ont des compétences, qui ont des idées, qui dépensent leur énergie, etc. Même si il y a quelqu’un ou une équipe quelque part qui décide « on va investir dans tel ou tel marché », il y a de la synchronisation, de la coordination certes dans toute entreprise mais il faut relativiser ce qu’on entend par direction et par employeurs.

Et pour un modèle alternatif ?

La direction devrait être repensée et comporter des salariés et pas seulement, il me semble. Les consommateurs aussi devraient avoir leur mot à dire. On voit très bien ce que ça donne avec Lactalis ou les logiciels truqueurs de Volkswagen ou les carambouilles de viande de cheval dans les raviolis, je pense que les consommateurs doivent avoir un droit de regard sur ce qu’on leur fait acheter. Et puis la société aussi sur le plan écologique. Donc il devrait y avoir un ensemble de professionnels, de consommateurs, et de garants des dimensions écologiques, environnementales.

Le travail est un enjeu de société et les entreprises aussi sont un enjeu de société. On ne peut pas accepter qu’elles soient appropriées privativement par des gens qui vont décider comment des centaines de milliers, des millions de gens vont devoir travailler et comment des consommateurs vont consommer. Parce que c’est ça la réalité.

Alors effectivement, c’est le capitalisme ça, mais comme on a vu ce que ça a donné de combattre le capitalisme dans les pays de l’Est ou en Chine…  Je pense qu’il faut essayer de détricoter de l’intérieur et montrer la légitimité qu’il y a au principe de laisser les professionnels avoir leur mot à dire sur la manière dont ils travaillent, laisser les consommateurs avoir un avis sur la qualité de ce qu’ils consomment.

Notes   [ + ]

1. Le passage d’une logique tayloriste à cette logique « toyotiste » se double d’une substitution grandissante du pouvoir actionnarial et managérial au pouvoir patronal traditionnel.

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