Situation

Que leur nom soit Légion : à propos des gilets jaunes

On dit que lorsque le temps fameux des révolutions est venu, les nombres ne fonctionnaient plus. On dit que cent personnes en valaient cent mille. On dit que David pouvait renverser Goliath. On dit que les puissants fondaient en pleurs et qu’ils se terraient dans des trous. On dit qu’ils étaient effrayés car leurs outils ne calculaient plus. On dit que les foules, les masses n’étaient plus des foules et des masses. On dit qu’elles étaient pleines de désir et que personne ne parvenait à leur donner un nom.

On dirait que l’atmosphère est piquante pour Macron et ses macronistes, ce qui n’est pas étonnant lorsque l’on voit le nombre de lacrymogènes utilisées samedi 1er décembre (plus de douze mille à Paris selon Europe 1, un record !). Accompagnées par leurs consoeurs explosives et assourdissantes, ce ne sont pas moins de treize mille cinq cents grenades qui ont été lancées pour contenir les gilets jaunes, avec les résultats que l’on connaît. Dans la capitale, pour cinq mille CRS, les « manifestants » eux dépassaient à peine la dizaine de milliers (selon les chiffres officiels). Plus d’une grenade et un demi-flic par gilet donc. Mais le dispositif policier n’était sans doute pas suffisant comme on l’a répété toute la soirée sur BFM TV.

Depuis le 17 novembre, le mouvement des gilets jaunes laisse tous ses observateurs interloqués. On croyait avoir affaire à la France-blanche-d’en-bas, celle qui aime autant ses policiers qu’elle déteste être taxée, et la voilà qui passe comme une tempête sur Paris, rejoignant même pour l’occasion le collectif « Justice pour Adama », les cheminots toujours partants pour faire plier la réforme de la SNCF ou encore la petite nébuleuse réunie autour de François Ruffin, qui appelait pour l’occasion à la convergence entre « nuit jaune et gilets debout ». Dans un billet qui nous a bien fait rire, Laurent Joffrin, le directeur de Libération, estime même que le mouvement des gilets jaunes est le digne mouvement des « intellos de gauche », ces bons diables qui n’ont jamais rechigné à travailler sur « les inégalités, les disparités fiscales et le pouvoir de la finance »1. C’est vrai ça : quelles structures sous-tendent les manifestations ou les soulèvements ? Qui sont ces gens et qui sont les responsables ?

Le problème est bien là : des antennes télévisées aux déclarations du gouvernement, on s’évertue à trouver quelles catégories pourraient saisir la bête. Par ici on veut des porte-paroles, par là on sort ses éléments de langage et on cherche à distinguer les bons citoyens des casseurs2. Mais dans un cas comme dans l’autre, la chose oppose sa résistance. Les représentants autoproclamés des gilets jaunes sont immédiatement discrédités sur les réseaux sociaux ; la situation est d’autant plus cocasse qu’ils refusent en même temps de rencontrer le premier ministre. Tout porte à croire qu’un tête-à-tête avec Edouard Philippe ne fait plus rêver. Le gilet jaune aura finalement cette vertu : il ne représente rien, il est tout simplement.

L’existence nue de milliers ou de millions de gens semble être passée sur l’hexagone. Ce bloc brut de vie, c’est ce que l’armée de technocrates au pouvoir s’évertue à ne pas voir. Dans plusieurs années, on se rappellera peut-être, à l’occasion d’un encadré dans nos manuels d’histoire, les douces harangues de notre président, ses « cyniques » et ses « fainéants ». On se dira que ses appels à « traverser la rue » n’étaient pas la preuve d’une intelligence tactique ultime. Bien entendu si le gouvernement survit, notre histoire aura l’air moins comique.

Une chose reste néanmoins : le style d’Emmanuel Macron, sa manière de voir et de sentir, tiennent d’un hallucinant mépris de classe. Et ce style dont l’influence s’étend bien au-delà de la personne du président définit une conflictualité sociale d’une allure nouvelle. Après sa victoire aux élections en 2017, on s’est souvent demandé de quoi Macron était le nom. Les réponses dessinaient un portrait pour le moins vaseux : le candidat d’« En Marche ! » ressemblait à une vieille Thatcher botoxée par l’idéologie néo-managériale, ou encore à une espèce de Reagan à la sauce start-up. Ce n’était d’ailleurs pas seulement une question d’idées. Un an et quelques cadeaux fiscaux plus tard, on ne peut en effet s’y méprendre : Macron occupe une position devenue hégémonique dans le champ des rapports de pouvoir, son élection n’était pas une coïncidence due aux méprises stratégiques des autres partis mais la conséquence logique de la montée en puissance d’une force politique qui connecte les uns aux autres des pouvoirs culturels, économiques, sociaux et symboliques dominants. 

Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve les mêmes structures et les mêmes modèles lorsqu’il s’agit d’organiser un mouvement politique (« En Marche ! » est créé en 2016, après une si joliment intitulée « Grande Marche », suivant le principe du décloisonnement du politique, du travail en équipe et de l’incessante réactivité des cellules locales entre elles) et d’aménager un espace de travail (« l’open space ») ; ou encore de définir une stratégie politique, de manager une entreprise (la gestion par « projets » qui fait partie intégrante du taylorisme entrepreneurial) et de comprendre le fonctionnement d’un cerveau (misère des sciences cognitives à qui le costume du néolibéralisme ambiant semble convenir parfaitement).

On pourrait sans doute faire remonter la genèse de ces formes communes du pouvoir aux années 70. L’ordre social et le système économique sont tant bousculés par les mouvements sociaux des sixties qu’ils doivent se transformer pour soutenir le choc. Des économistes (Hayek, Friedman), des politiciens (Reagan, Thatcher), des actionnaires au sein des grandes multinationales participent à ce processus de métamorphose du capitalisme et de reconfiguration des rapports politiques. Macron, on l’a dit, est leur digne héritier.

Il y a autre chose : ces gens qui ne sont rien car ils sont l’autre pôle de l’antagonisme. Il y a cette vie en bloc qui échappe logiquement aux catégories du néolibéralisme politique puisqu’elle se définit précisément comme son opposé. Il y a cette multitude dénudée, essentiellement pauvre, dont Macron n’aurait pas pu mieux saisir la vérité que la disant irrécupérable. Dans le Nouveau Testament, la parabole du Possédé de Gérasa rapporte ces traits démoniaques. Jésus rencontre un homme tombé sous l’emprise des démons et lui demande son nom, sans lequel il ne peut l’exorciser. Le possédé lui répond de manière énigmatique : « Mon nom est Légion, car nous sommes innombrables. » En cet homme à l’identité troublée, le « je » et le « nous » se confondent.  Si son nom est Légion, est-ce parce qu’il renferme des forces multiples et contradictoires ou parce qu’il peut agir en une fois comme un peuple nombreux ? Précisément, le possédé détruit la distinction numérique elle-même. Il ne rentre plus dans le cadre du nombre ni dans celui du nom.

Si la force du pouvoir d’État et celle de l’économie capitaliste résident dans leur capacité à donner un nom à toute chose, alors la force des « faibles » dépend de leur capacité à défigurer les catégories et les appellations. Si chaque jour les banquiers et les comptables dispatchent les riches et les pauvres, si les policiers et les cours de justice classent les bons et les mauvais, si les dispositifs sociaux séparent à chaque moment les hommes et les femmes, les Noirs, les Blancs et les Arabes, alors les seules directions révolutionnaires sont celles qui passent entre les lignes. Marx et Engels disaient justement : « Le prolétariat est l’ordre qui est la dissolution de tous les ordres ».

Les structures de domination, qu’elles soient économiques, culturelles ou symboliques, produisent aussi bien les classes dominantes que les classes dominées. Il y a donc deux pauvretés : une pauvreté faiblesse, structurante et subie qui est celle du dominé ; une pauvreté force, déstructurante et vivante qui est celle de ceux que Marx et Engels appelaient prolétaires. Plus exactement, ce sont les deux faces d’une même médaille car c’est en ayant souffert de la première que l’on découvre la seconde. Deux vecteurs : celui qui nous pousse à adopter des préjugés de classe, des habitudes de toutes sortes, qui structure nos caractères ; celui qui emporte nos instincts et défait nos habitus.

Edouard Louis l’exprime sûrement avec plus de justesse :

Il y a différentes manières de dire « Je souffre » : un mouvement social, c’est précisément ce moment où s’ouvre la possibilité que ceux qui souffrent ne disent plus : « Je souffre à cause de l’immigration et de ma voisine qui touche les aides sociales », mais : « Je souffre à cause de celles et ceux qui gouvernent. Je souffre à cause du système de classe, je souffre à cause d’Emmanuel Macron et Edouard Philippe. » Le mouvement social, c’est un moment de subversion du langage, un moment où les vieux langages peuvent vaciller.

S’il y a un événement qui soit digne du nom de révolutionnaire, ce doit être celui qui nous fait passer d’un revers à l’autre de la médaille, de la faiblesse à la force. C’est pourquoi le refus des actes sexistes, racistes ou homophobes est hypocrite s’il ne se fait pas de l’intérieur, contre les déterminations sociales. Ces penchants sont le pôle complémentaire et proportionnel du mépris de classe des dominants, ils sont de même nature et constituent le même cycle. Le virilisme exacerbé que l’on retrouve souvent à droite n’est pas le culte d’une force mais d’une faiblesse. Au lieu de se complaire dans une identité blanche et masculine de mauvais aloi, un mouvement révolutionnaire devra faire voler les identités en éclats. En cela, la sociologie nous est nécessaire, elle a une fonction : le dépassement de la sociologie.

Deux questions sont donc essentielles : qu’est-ce qui structure un mouvement de contestation sociale ? Qu’est-ce qui l’emporte ? Revenons aux gilets jaunes : le premier problème a été longuement discuté et on n’a depuis pas arrêter d’y revenir. Certains regrettaient les revendications à première vue peu engageantes de la baisse des taxes sur le carburant. Dans leurs efforts catégorisateurs fanatiques, les pires comparaient les gilets jaunes à une « tribu hostile » réactionnaire3. D’autres, plus mesurés, notaient que si dans les zones rurales le mouvement était bien majoritairement celui de la « petite France blanche d’en-bas », il avait pour autant un ancrage populaire relativement marqué et dessinait déjà un antagonisme politique plus large que cette « France périphérique », mi-pauvre et raciste, souvent fantasmée4. Il est entendu toutefois que la fronde des gilets jaunes n’est pas l’expression spontanée d’un « peuple » pur et flottant. La journée du 17 novembre doit une large part de son succès à la médiation d’intermédiaires aux abords peu « révolutionnaires », BFM TV d’abord puis Cyril Hanouna le 21 novembre, sans oublier le nouvel algorithme facebook qui, en faisant remonter le contenu des « groupes » plutôt que celui des « pages », a largement contribué à la diffusion des appels au blocage. Les premiers incidents racistes, pour « marginaux » qu’ils soient, sanctionnaient cette évidence que les gens ne descendent pas dans la rue sans leurs habitus. De même, on ne peut passer sur la présence inquiétante de l’extrême-droite identitaire et la prégnance de ses thèmes idéologiques.

Conclure de cette inquiétude le rejet nécessaire du mouvement des gilets jaunes serait une grossière erreur. À vrai dire, on souhaite bien du courage à ceux qui, comme Macron, ne font rien d’autre qu’opposer leur mépris de classe au « peuple français ». Structure contre structure, habitus contre habitus. Cela ne fera que creuser l’antagonisme. « Qui sème le vent récolte la tempête » dit-on.

Le coeur du problème réside dans la deuxième question que nous posions : qu’est-ce qui emporte un mouvement de contestation sociale ? Cette pauvreté-force que nous avons nommée révolutionnaire, c’est une vigueur d’orage capable de renverser les déterminations de classe, de race et de sexe. Il est certain que sans elle, nous resterons comptables et classifiables, opposés et opposants. Mais avec elle, nous sommes capables de devenir Légion, de percer nos carapaces et nos appareils de vision, d’abandonner nos manières rétrogrades de voir et de sentir, de dynamiter ensemble le capitalisme, les hiérarchies culturelles et symboliques, le patriarcat et le néocolonialisme qui nous tiennent autant de l’extérieur que de l’intérieur. La convergence des luttes n’est pas une option car n’est vraiment révolutionnaire que ce qui se passe entre.

Qui sont alors les gilets jaunes ? Sont-ils capables de devenir rien véritablement ? Les journées (quasi-)insurrectionnelles du 24 novembre et surtout du 1er décembre ont apporté des signes encourageants. On le disait : le rejet des porte-paroles, le refus de discuter avec Edouard Philippe, la dissolution progressive des revendications « matérielles », la convergence avec les cortèges « Nous Toutes »5, la jonction du collectif « Vérité pour Adama », l’appel à marcher avec les écolos6 ou avec les hospitaliers7, l’applicabilité quasi-nulle de la distinction entre casseurs et bons manifestants… La révolution, nous avons essayé de le montrer, est un processus, un processus interstitiel. Alors, au risque de paraître d’un enthousiasme enfantin, nous tenons à cet appel : en ces temps vrillés rencontrons-nous ! Un vent mauvais passe sur le quinquennat de notre cher président, faisons-en un souffle de joie.

Notes   [ + ]

1. Laurent Joffrin, « Les gilets jaunes tirent vers le rouge »
2. Infographie d’un sérieux très exigeant parue dans Le Parisien. Certes on fait ce qu’on peut mais comme dirait l’autre il vaut mieux se taire lorsqu’on a pas fait la moindre enquête : http://www.leparisien.fr/faits-divers/violences-a-paris-parmi-les-gardes-a-vue-une-majorite-de-gilets-jaunes-02-12-2018-7959168.php
3. Mépris de classe ultime : « Découverte d’une nouvelle tribu hostile » par Guillaume Erner
4. « Qui sont et que veulent les gilets jaunes » par Benoît Coquard
5. À cette occasion, il faudrait rappeler à certains écolos et certaines féministes, qui sont parfois vifs pour monter sur leurs grands chevaux et zieuter avec condescendance les « beaufs » en gilets jaunes, que la révolution, contre le patriarcat ou le complexe industriel polluant, passera entre ou ne passera pas. En d’autres termes, s’il ne sont pas prêts à abandonner leur mépris de classe, qu’ils ne s’étonnent pas des comportements sexistes et anti-écologiques des « ploucs ».
6. Grozeille, « Et si des gilets jaunes rejoignaient la marche pour le climat ? »
7. https://www.facebook.com/events/2252785971670712/

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