Ni dedans ni dehors : la résistance à la marge
Les marges : espace de résistance des sociétés contemporaines
On pense souvent les rapports politiques avec des images spatiales. Des dessus, des dessous, des à-côtés, des dehors, des dedans, des centres, des périphéries, autant de distribution des pouvoirs et des disciplines. Le problème, c’est qu’à certaines parties on accorde plus de valeurs qu’à d’autres. Si on veut se lancer dans la politique traditionnelle, on vise d’abord le haut et le centre. Ce qu’il y a ailleurs, ça n’intéresse personne, si ce n’est pour des futilités de « représentation du peuple ». Autre possibilité : vouloir faire un détour par l’extérieur, révolution commune ou effort de changement individuel. Dans tous les cas, on se trouve tout le temps coincé entre inefficacité et reproduction des schémas qu’on voulait changer.
Cet article, assez théorique, s’interroge sur la pertinence d’un espace entre-deux, aussi oublié qu’il a l’air réellement décisif : celui de la marge. Avec l’idée qu’on fait peut-être mieux dans les milieux qui nous appartiennent.
Les paradigmes sociaux ont fondamentalement changé en à peine quelques siècles : là où auparavant existaient des communautés séparées et des périphéries à l’écart des centres de pouvoir, notre monde ne compte plus aujourd’hui d’espace qui ne soit revendiqué, encadré, normé et contrôlé par un gouvernement quelconque.
L’absence d’espace de vie potentiellement indépendant pose la question des modalités d’une résistance aux pouvoirs centralisés et/ou structuraux, aux Etats comme aux logiques de l’économie. Le problème n’est pas tellement que nous ne pouvons plus nous y opposer intellectuellement, moralement ou même physiquement. Simplement nos environnements sont déjà pris dans leurs structures, et nous avec. Dans les termes du concret quotidien, cela revient à l’ambiguïté qui touche le plus hardi des révolutionnaires : dans quelle mesure peut-il, sans se trahir, acheter ses repas au supermarché capitaliste s’il ne peut pas faire autrement ? D’où le problème pour celui voudrait construire des alternatives internes qui, comme les revendications de Mai 68 ou celles de l’écologie, sont bien vite réappropriées par le capitalisme et les gouvernements. Mais il ne semble plus non plus question de réelle sécession puisqu’il n’y a nulle part où aller où l’on ne retrouverait pas les structures de pouvoir contemporaines, ne serait-ce que dans les déterminants de la personnalité des sécessionnistes : ce sont les désirs, hiérarchies et habitudes d’une société qui façonnent aussi ceux qui la combattent.
Dans le cadre de systèmes dont les logiques sont de plus en plus globalisées, il ne faut donc plus penser alternatives dans la sécession mais vie à la marge. La marge, c’est la portion d’une société qui, tout en y étant liée, se déploie dans une certaine confusion des logiques de sa structure. Exemple exemplaire : le sale, c’est tout ce qui ne rentre pas dans les catégories, ce qui se glisse entre les interstices et se joue de l’ordre mis en place 1. A ce titre, la marge d’un système politique et social, c’est là où se jouent les « sales coups ». Nombres de sociétés et groupes, nouveaux et anciens, tentent de l’exorciser pour maintenir leur cohérence. Il s’avère que, dans nos sociétés socialement différenciées, les marges constituent au contraire une chance : elles peuvent être les espaces d’une résistance qui soit un procès social (puisqu’il faut bien agir dans une société qui a déjà ses caractéristiques et qui nous les donnent), et en même temps une forme de retrait vivant de la société. La marge sera donc d’autant plus décisive qu’elle produit non pas une anti-société (qui emprunterait donc toujours ses codes ailleurs), mais une forme de nouveau départ.
La marge a un double statut : ou bien elle est ce qui, d’un système, est le plus proche du rien (ses pauvres, ses exclus, ses interdits…), ou bien elle est ce qui est le plus loin tout en ayant sa propose positivité. Notre époque est très caractéristique du fait de la différenciation des groupes sociaux. Certains groupes et individus se retrouvent donc incarner la marge de la société : habitants des banlieues difficiles, « cas sociaux », mais aussi, dans une autre mesure, tous ceux qui sont en désaccord avec l’essence de certaines formes structurales de la société. Mais leur expérience n’est pas pour autant celle d’une existence moindre. Plus que tout autre, ils ressentent la marge dans l’immense décalage qu’il y a entre leurs espoirs, constitués par les normes et valeurs sociales, et leur expérience réelle. Mais le décalage entre ce qui est et ce qui est perçu comme devant être fait ressortir des expériences qui ne sont pas incluses dans notre représentation de l’univers. On peut alors dire avec l’anthropologue Mary Douglas que « ces marges vulnérables et ces formes agressives qui menacent l’ordre des choses représentent les pouvoirs inhérents au cosmos. Un rituel capable de mettre cela au service de l’homme, à des fins bénéfiques, prend réellement le contrôle d’un pouvoir ». Les personnes et groupes de la marge déploient sa logique spécifique qui est justement une anti-logique. Les « initiés » de la marge ont le pouvoir d’effacer les limites tracées entre les choses et les idées : ils rassemblent ce qui, par ailleurs, est séparé, et incarnent ce dépassement dans un vécu qui lui donne une assise réelle.
Ainsi les personnes racisées des banlieues savent très bien d’expérience que la violence n’est pas qu’un mal isolé, ni l’acte d’un individu isolé : pour eux, la violence peut apparaître comme celle d’un système, et sous ses formes physiques et symboliques. Un pouvoir en ressort : celui de pouvoir exercer eux-mêmes une violence qui ne soit pas moralement impossible. Ce qui peut donner des émeutes de banlieue, mais aussi « violence » des Black block en France et ailleurs. Souvent condamnées pour immoralité, gaspillage, manque de citoyennisme, ces violences se jouent en fait dans un ailleurs qui dissout et redistribue les évaluations. La violence est rattachée à une action politique légitime et à des revendications : elle peut prendre le sens de moyen d’expression contre la structure ultra contraignante de l’économie, de moyen d’action, voire perdre son sens de violence puisque les casses ne visent pas des personnes mais des produits d’un système économique. Ainsi la violence n’est plus un mal isolé mais au contraire l’élément d’une structure. Ce renversement n’est justement possible que dans une marge parce qu’il opère une démolition du cosmos politique tel qu’il est pensé et diffusé dans l’essentiel de la société : il faut l’expérience soit elle-même profondément sociale (de par ses déterminants mais aussi par son vécu partagé) de la marge pour contester la société. Ce renversement ne joue pas comme une option dans le champ politique, mais comme l’absurde de ce champ politique. Cet absurde étant finalement une conséquence presque directe du fait que la marge est considérée et vécue comme l’absurde de la société : c’est par un renversement qu’elle peut se sortir de son statut de nullité pour incarner une positivité d’existence.
Mais la marge en tant que telle n’est pas qu’une redistribution des catégories d’un système. Certains « analystes » peuvent penser que les casseurs ne sont que des jeunes non responsabilisés, frustrés ou encore victimes de leur complexe d’Œdipe. Ce sont au contraire les logiques fondamentales de l’existence qui sont transformées si la marge se construit en tant que telle. La marge se voit confrontée à sa potentielle inefficacité : si son pouvoir s’incarne dans la capacité à former des mouvements de défense et de protestation ou des alternatives se voulant radicales, une relative inefficacité de ce pouvoir face aux fonctionnements réel des logiques systémiques (politiques, économiques, policières, etc…) doit entraîner la constitution d’une interrogation sur les formes fondamentales de l’existence et de l’essence de la marge que les individus incarnent. Il ne s’agit pas nécessairement d’établir une nouvelle métaphysique, encore que cette réponse intellectuelle soit possible. Mais il faut donner une représentation vécue de la marge qui puisse légitimer l’existence en son sein. En termes concrets, des choses qui puissent faire dire « qu’on s’y retrouve », « qu’on a l’impression de servir à quelque chose », ou encore que « ça valait le coup ».
Si cette étape ne se concrétise pas, la marge peut voir sa puissance disparaître et redevenir un simple espace défavorisé : ainsi de certains quartiers de banlieue français où les émeutes ne parviennent pas à façonner une conscience de groupe et se concluent souvent par un retour à la vie laborieuse dans laquelle « on s’en sort comme on peut ». Mais certaines expériences de marge peuvent déboucher sur des formes d’appréhension de leur propre existence : ainsi des groupes mobilisés dans les quartiers contre les violences policières dont le militantisme devient un constituant de la vie. Pour autant, une telle marge est constamment soumise à sa tension avec la logique systémique dont elle est l’autre face, entre rejet (puisqu’elle veut être l’autre) et dépendance relative (puisque l’autre face est justement la construction dérivée de la face première). Ainsi de la nouvelle tradition, en France, du cortège de tête qui se veut justement un autre des manifestations institutionnalisées en prenant la tête des cortèges syndicaux pour incarner une autre logique, mais qui n’est justement possible que grâce à elles puisqu’il n’y a de tête que des manifestations institutionnelles. Si, donc, la marge vécue peut se constituer en marge que l’on fait vivre, notamment pour des enjeux politiques, elle doit se constituer un éthos qui, automatiquement, est en tension avec une société et des logiques qu’elle veut dépasser mais qui, en même temps, la font justement exister comme elle est.
Quel est alors le sens de la marge comme espace de résistance ? Sa plus grande force, c’est d’être « l’autre du même » d’un système. Elle est l’autre parce que, comme on l’a dit, elle joue dans les failles de ce qui constitue la logique propre aux structures systémiques (là encore politiques, économiques, etc..) : elle est l’espace dans lequel ses catégories ne valent plus, ne répondent pas à l’existence vécue. Au fond un rebut identifié comme tel ne pose pas de problème : personne n’y fait attention. Par contre il y a un problème dès que la chose est non identifiable. Puisque la marge redistribue les catégories et les dépasse pour incarner un autre radical, elle incarne donc la partie non gérée et ingérable d’un système. Ce n’est pas un hasard si les gouvernements veulent à tout prix classifier les marges : « groupes d’extrêmes gauches », « casseurs », « zadistes », « délinquant privilégiés », autant de termes qui ne disent finalement rien de l’expérience de ces groupes, groupes qui ne sont d’ailleurs même pas des groupes au sens où l’entend le technocrate. La marge incarne donc, du point de vue du système qui veut la prendre en charge, une non-identité qui est pourtant un fait réel incarné dans des existences et des univers sociaux qui paraissent absurdes à sa logique, mais pas à celle du monde tel qu’il est vraiment.
D’un autre côté, la marge n’est qu’un autre du système lui-même. Ce fait est sa malédiction, parce qu’il interroge fortement le potentiel de dépassement d’une marge qui opère toujours autour du système. En même temps c’est aussi sa chance. Chance parce que, comme on l’a dit, la marge est le dernier espace d’altérité qu’il reste aujourd’hui : il n’y a pas d’ailleurs vierge ou radicalement différent. Si nous devons nous décaler de logiques sociales systémiques, c’est toujours à partir et dans une marge, notamment parce que la marge est le seul espace où la différence peut faire sens par l’existence et contre les catégories structurantes. Mais chance aussi parce que la marge a ainsi une prise sur la société. Elle est l’ailleurs qui est à l’intérieur. Ce qui est une condition nécessaire pour atteindre tout objectif de changement effectif. En effet, une marge peut viser à s’étendre parce qu’elle garde justement un lien potentiel avec la société. Elle peut notamment participer à étendre les conditions réelles qui la produisent d’abord en tant que marge vécue, en particulier en accentuant les décalages produits par les logiques structurales : on peut par exemple tenter de diffuser des critiques de l’économie au nom de l’idéal par ailleurs promu de « Liberté, égalité fraternité ». Or, dans une époque où aucune prophétie, religieuse ou scientifique, ne semble pouvoir guider un changement qui soit purement externe, il faut donc bien l’effet interne d’une marge pour espérer une évolution réelle. Reste que la résistance à la marge a encore du mal à penser ses conditions de réussite, mais il n’est pas interdit de penser qu’elle aura, un jour, son propre kairos.
Notes
1. | ↑ | Voir à ce titre l’excellent ouvrage de anthropologue M. Douglas, De la souillure |