Situation

L’affaire du siècle : dernier recours avant la catastrophe ?

Une pétition pour assigner l’État en justice a été fomentée par quatre ONG engagées de longue date dans les luttes écologiques. Elle a rapidement connu un large succès et rassemble aujourd’hui près de deux millions de signatures. Cela, sans doute, grâce à une stratégie de communication extrêmement bien rodée (intitulé séduisant, « l’Affaire du siècle » ; engagement de youtubeuses et youtubers ; etc.). Réjouissant !

Il y a quelques jours cependant (le 26 et le 27 décembre), François de Rugy suivi de Brune Poirson se sont dits « agréablement surpris » de cette initiative qui aurait tout l’air « d’une réplique au mouvement des gilets jaunes ». Apparaît alors assez nettement que « l’Affaire du siècle » est récupérable bien trop facilement par ces ministres bateleurs qui se consolent encore de la hausse des gaz à effet de serre en 2017 « justifiée par la croissance ». Voilà qui pose la question du répertoire d’actions qu’il sera nécessaire d’adopter lorsqu’il faudra vraiment changer les choses.

Nous publions donc, à la suite du très bon article critique paru sur Le Partage, quelques remarques qu’a inspirées cette « affaire du siècle » au collectif Désobéissance Ecolo Paris.

Quatre associations écologistes, GreenPeace France, Oxfam France, Notre Affaire à Tous et la Fondation pour la Nature et l’Homme ont choisi d’attaquer l’État en justice pour le forcer à respecter ses engagements sur le climat. La pétition lancée lundi 17 décembre a atteint 800.000 signatures en 24 heures : on ne peut que se réjouir de voir autant d’engouement pour ce recours juridique, qui semble démontrer qu’il existe bel et bien une volonté de la part des citoyens de faire plier l’État sur la question du climat.

En tant que Désobéissance Ecolo Paris, notre soutien à ce genre d’action juridique n’est pas une évidence. Cependant nous souhaitons affirmer que nous reconnaissons l’utilité d’une telle démarche, pour peu qu’elle s’inscrive dans un mouvement de contestation plus large adoptant des dimensions multiples.

En effet ce recours juridique porté contre l’État français ne doit pas être conçu comme un moyen suffisant d’action, et encore moins comme « le dernier recours » (comme semblent le laisser entendre certains membres de Notre Affaire à Tous1), mais bien au contraire comme une sorte de « déclaration de lancement des hostilités » incitant à multiplier les moyens de lutte contre l’État, et ce au regard de l’urgence climatique.

Cette attaque juridique doit donc être suivie par d’autres types d’attaques telles que des actes de désobéissance et de réappropriation populaire de nos lieux de vies, le blocage des centres commerciaux, des multinationales, des centres urbains et des axes routiers. La ZAD est sur ce point précis un modèle, puisqu’elle allie dans une même stratégie blocage de l’économie et invention de nouveaux modes de vie.

La victoire contre l’aéroport de Notre-Dame des Landes nous a sur ce point enseigné une chose : cette victoire n’aurait jamais pu être obtenue si les personnes prêtes à défendre ce territoire n’avaient pas multiplié les différents moyens de lutte et utilisé tous ces moyens de façon complémentaire2. Cela nous rappelle que nous luttons contre des adversaires plus gros que nous (États, multinationales…) et que nous avons besoin de multiplier les moyens d’actions si nous voulons gagner. C’est pourquoi le recours juridique ne doit pas se substituer mais bien s’ajouter aux autres éléments dans le rapport de force avec les institutions qui défendent l’ordre économique établi au mépris de l’écologie et de la misère.

De toute évidence, une telle démarche est symboliquement forte, et l’opération médiatique qui l’accompagne fera forcément un gros coup de publicité à l’écologie. Son caractère consensuel permet de la faire porter par des personnalités du monde culturel et politique, qui donnent une diffusion maximale à la nécessité d’agir. Alertant sur la gravité de la situation, elle met ouvertement l’État face à ses contradictions.

C’est donc à ce moment en particulier, tandis que l’écologie bénéficie du premier plan médiatique, que l’ensemble des acteurs engagés pour l’écologie doivent poursuivre le mouvement de contestation dans le sens lancé par le recours juridique face à des autorités inactives et qui n’ont fait preuve jusqu’ici que d’une inefficacité navrante.

Pour établir une stratégie efficace, il faut tout d’abord savoir en quoi le levier juridique est un avantage et quelle place il peut prendre au sein des divers moyens de lutte afin de déterminer les actions qui lui sont complémentaires pour couvrir tous les champs possibles de la contestation. Ce n’est qu’ainsi, par l’épuisement des autorités qui ont les moyens d’agir à l’échelle globale, que nous pouvons espérer obtenir ce que nous souhaitons.

Mais une action d’une telle ampleur ne doit pas nous endormir, encore moins nous bercer d’illusions : en tentant de « forcer l’Etat » par des moyens juridiques à respecter ses engagements, on risque de n’obtenir guère que des promesses ou des projets, et plus rarement des résolutions sur des conflits localisés – mais guère une réelle transition écologique, ou la fin de l’artificialisation des sols, ou même la fin du capitalisme.

Analysons rapidement l’exemple du Pays-Bas qui est souvent donné dans le cadre de « l’Affaire du siècle » : « Aux Pays-Bas, la justice a ordonné au gouvernement néerlandais de revoir à la hausse ses objectifs de réduction des émissions de gaz à effet de serre. » Il ne s’agit donc que d’une obligation concernant les objectifs (et pas la réalité), et d’ailleurs, aucune sanction n’est prévue en cas de non respect desdits objectifs3.

En effet, n’oublions pas qu’attendre des États le salut écologique – que ça soit par des voies juridiques, électorales ou économiques -, relève du wishful thinking, à l’heure où les États sont intégrés au plus haut degré dans l’économie mondiale, qui est précisément à l’origine du « changement climatique ».

En réalité, il y a de quoi se demander : un État est-il vraiment disposé à agir face au changement climatique, alors que les intérêts les plus immédiats de sa classe dirigeante le poussent vers la croissance économique, vers la continuation d’un capitalisme destructeur et inégalitaire ? Dans ce cadre, c’est plutôt la question de notre force à nous qui se pose, face aux États, et effectivement l’arme juridique apparaît comme un recours limité. Il nous reste alors à nous la tâche d’inventer des nouveaux modes d’organisation qui pourraient prendre la forme de la démocratie directe.

Il faut également prendre en compte le fait que le système judiciaire est très lent. Or, le changement climatique va vite, et la catastrophe est déjà bien amorcée.

Toutes ces limites bien comprises, il reste qu’à l’heure actuelle l’outil juridique est très peu utilisé en France dans les luttes environnementales, et qu’il pourrait l’être davantage. Les recours climat peuvent gagner, et les recours juridiques au sein des luttes peuvent délayer des expulsions ou soutenir une action de blocage : il n’y a donc pas de raison de ne pas diffuser leur usage.

De plus, l’outil juridique peut s’avérer être une solution pertinente quand il s’agit de défendre les victimes des conséquences dues aux changements climatiques (on se souvient du jardinier américain atteint d’un cancer qui a récemment gagné un procès contre Monsanto) ou même les personnes qui sont amenées à agir en dehors des lois pour tenter d’enrayer ces mêmes changements.

Mais du fait de ces limites, l’action juridique à elle seule ne pourra en aucun cas suffire pour obtenir une révision satisfaisante en matière de protection de l’environnement, de justice climatique et d’enrayement du réchauffement à l’échelle mondiale, de même qu’aucune action isolée d’aucun type ne le pourra. Ce n’est que dans la complémentarité et dans l’association de ces moyens de contestation qui se fera au sein d’une stratégie soutenue par les différents acteurs de la contestation que nous pourrons, peut-être, obtenir ce que nous souhaitons vraiment.

Des actions de désobéissance telles que celles que nous portons et le recours juridique de l’Affaire du siècle ne sont pas exclusifs, pour peu que le problème soit bien compris : une action juridique, si elle prend place au sein d’une stratégie de blocage et d’inventions de nouvelles formes de vie (comme à la ZAD de NDDL), peut s’inscrire dans la diversité des tactiques pour tenter d’enrayer la catastrophe en cours. L’apport du recours juridique est évident : médiatisation de la cause écologique, effet de consensus et discrédit de l’État dans sa prétendue lutte pour le climat.

L’essentiel est qu’on ne s’en satisfasse pas.

Notes   [ + ]

1. Le Monde, 18 décembre, « L’Etat poursuivi par des ONG pour inaction climatique » : la présidente de Notre Affaire à Tous tient en effet le discours suivant : « [Face au changement climatique], les moyens d’action traditionnels pour peser sur l’exécutif et le législatif semblent épuisés ; il nous reste la justice qui est un vrai levier ».
2. « Occupation, construction d’alternatives, rassemblements, actions juridiques diverses, alliances entre naturalistes et altermondialistes… c’est la juxtaposition entre des stratégies variées qui a permis la construction d’un rapport de force » à Notre-Dame-des-Landes. https://www.liberation.fr/france/2018/01/17/notre-dame-des-landes-une-victoire-ecolo-qui-donne-des-ailes_1623257
3. https://www.lemonde.fr/climat/article/2018/10/09/les-pays-bas-sommes-par-la-justice-d-intensifier-leur-lutte-contre-le-changement-climatique_5366987_1652612.html

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