Ces vingt dernières années, peu de textes ont mieux saisi le tracé de notre époque que les deux numéros de l’éphémère et mystérieuse revue Tiqqun, parus en 1999 et 2001, comme pour mesurer l’angle du siècle à venir. Cette revue est notamment la matrice théorique de l’Appel et des best-sellers du Comité invisible. Un lecteur nous en livre une belle introduction1.
Vous pouvez trouver les deux numéros de Tiqqun en pdf ici. Pour les adeptes du papier, une grande partie des chapitres est également parue aux éditions La Fabrique.
Quand on ouvre les textes de Tiqqun, il y a souvent comme un effet muraille. On se heurte à des textes qui utilisent tout un arsenal de concepts qui ne sont pas à chaque fois réintroduits. Ils sont souvent déjà là. Le Bloom, la Jeune-Fille, le Parti imaginaire, la métaphysique critique… c’est un peu comme un continent, avec ses habitants qui ne vous parlent pas au premier regard. Tiqqun ce n’est pas un auteur, c’est un regard à apprivoiser.
Alors ce que je vais essayer de faire : ménager un accès à un certain angle de regard à partir duquel on peut attaquer les textes, à partir duquel on atteint une certaine cohésion de l’ensemble. Apprendre à lire : non pas la subjectivité d’un auteur, mais une manière de configurer incroyablement notre situation, d’introduire une lisibilité dans notre époque.
1. Le point d’accès
Il faut une entrée, un fil d’Ariane, et la patience de se perdre pour se retrouver.
Il y a un point d’accès qui se signale comme tel dans Tiqqun. C’est au début d’ « Une métaphysique critique pourrait naître comme science des dispositifs… » (Contributions à la guerre en cours, La Fabrique). Le texte, c’est significatif, revient en arrière, cherche à stabiliser quelque chose, à revenir sur un point qui est aussi une clef : « De quoi retourne-t-il, au juste, dans la Théorie du Bloom ? ». On a la porte. Ce passage cherche à dégager la brèche ou l’intuition à partir de laquelle s’enroule tout Tiqqun : la présence. La réponse est en effet : « une tentative d’historiciser la présence ». On a le fil.
Il s’agit donc de construire ce concept de présence, d’y accéder, à lui et à sa dimension historique. L’outil pour tout cela, c’est un livre de l’anthropologue italien Ernesto de Martino, Le monde magique, que Tiqqun va faire jouer ici comme un levier.
2. Faire effraction dans le monde magique
Que nous dit De Martino ? Il parle des sociétés dites « primitives », du moins de celles qui, globalement, n’ont pas connu la sédentarisation, si on la définit avant tout par l’écriture (ancrer les paroles), l’agriculture (ancrer les gestes et les corps) et les fondations (ancrer le temps – l’architecture comme sédimentation). Et il parle de l’expérience du monde qu’on peut faire dans ces sociétés. Le peut est important. L’expérience d’un monde, ce n’est pas quelque chose d’homogène et de constant. C’est évidemment quelque chose de variable, comme un ensemble de points par lesquels on peut passer. Le « monde magique », ce n’est pas du tout un monde où la magie fait le lit normal de la vie.
Un premier point donc : il fait spécifier temporellement la présence, distinguer des séquences. Il y a un rythme de base : la quotidienneté, où les mêmes choses reviennent selon l’habitude. On n’y prête pas forcément attention. Et dans ce rythme viennent s’intercaler des moments remarquables, des « ruptures de l’habitude » dit De Martino. De petites choses peuvent faire événement : un bruit soudain dans les arbres, un animal qui nous surprend, une infraction aux règles, un phénomène météorologique. Dans ces sociétés, cela déclenche assez fréquemment une sorte de crise, dont le nom varie en fonction des langues (amok, latah, olon) et dont le phénomène est parfaitement connu des anthropologues. Un des symptômes typiques de cette crise est l’« écho mimétique » : la chose qui survient (qui fait événement) me fascine à un tel point que je ne parviens pas à me détacher d’elle, physiquement, et que je me mets à coller au plus près de son mouvement. Je suis les feuilles qui vacillent, je vacille, je suis le tigre qui s’arrête net au détour d’un chemin, je le fixe comme il me fixe, etc. Si c’est une personne, j’imite ses paroles et ses gestes.
Toute l’analyse de De Martino se concentre sur ce point : dans cette crise, la distinction minimale entre la chose présente et le sujet s’effondre. Dans le quotidien, en quelque sorte, les choses sont les choses, je suis moi, comme deux droites parallèles qui ne se déforment pas ou peu ni ne se confondent jamais vraiment. Et ce qui est perturbé dans la crise, c’est précisément cette présence tranquille des choses à mon être et de mon être aux choses, cette assurance de la distinction. C’est pourquoi Martino parle d’une « crise de la présence » :
« Tout se passe comme si une présence fragile, non assurée, labile, ne résistait pas au choc que produit tel contenu émotionnant, ne trouvait pas assez d’énergie pour se maintenir face à celui-ci en le récupérant, en le désignant et en le maîtrisant au sein d’un réseau de rapports définis [= une chose parmi les choses habituelles]. La présence tend à rester polarisée sur un certain contenu, elle ne parvient pas à aller au-delà et, par conséquent, elle disparaît et elle abdique en tant que présence. La distinction s’écroule entre la présence et le monde qui se rend présent : au lieu d’entendre le mot, le sujet devient le mot qu’il entend, [etc.]. » (Le monde magique).
La magie, on verra ça, ce sera une manière de rétablir la présence stable. Mais ce qui importe pour l’instant, c’est de voir que cet état de crise, cette irruption dans le cours des choses, vient révéler quelque chose du rythme de base, du rythme quotidien. La crise met en lumière ce qui se joue dans l’état de moindre intensité, dans l’expérience « normale » de ces sociétés.
De Martino montre ainsi que toute la temporalité quotidienne est habitée par la possibilité du moment de crise. La « crise de la présence » dévoile la vérité de la « présence labile » (c’est-à-dire qui peut sans cesse glisser). Dans le monde magique, mon « être au monde » n’est pas un sujet parfaitement séparé et indépendant du monde. Pas une identité close, pas je = je, car dans la manière dont il traite le monde il en va de sa vie – et justement : pas uniquement dans des besoins ou des choses physiquement objectivables, mais dans des présences, des relations. Et donc ça configure une certaine attention aux choses, pas uniquement pour leurs propriétés et leur utilité, mais une attention pour ce qu’elles sont. Une inquiétude ambiante.
3. En retirer le concept de présence
A partir de là, on peut tresser les fils qu’on a tirés, et construire le concept de présence :
C’est la manière dont la temporalité quotidienne (l’expérience qu’on fait le plus souvent) est accordée au moment particulier (un événement ou plutôt la manière dont quelque chose parfois d’extérieurement insignifiant fait événement – surgit, est du nouveau pour moi). On peut imaginer une ligne en pointillés, le rythme de base, et un point hors de la ligne, l’événement – et relier chaque pointillé au point.
La présence, c’est cette dimension qui se tend entre un instant remarquable et une temporalité familière.
Cette dimension définit une expérience possible. Et comme cette expérience possible dépend de conditions sociales autant que de conditions subjectives, elle peut être partagée par plusieurs sujets, et forme ainsi autre chose qu’un simple vécu personnel : un monde. Ce qui compte, ce n’est plus uniquement les propriétés des choses ici et maintenant ou les pensées que je projette sur elles, mais la série temporelle dans laquelle elles font irruption, le rythme à partir duquel il y a entrée en présence. Car c’est évidemment la manière d’arriver qui configure le sens des choses, et cette manière n’est pas simplement objective ou spatiale (c’est passé par là, c’est arrivé comme ça), cette manière est également temporelle. Et ça, c’est tout simplement le concept d’attention. Pas uniquement je fais attention à telle ou telle chose, mais : je baigne dans un régime d’attention.
Du coup, dans notre exemple du monde magique, la présence, c’est la manière dont l’expérience banale est accordée à la possibilité de la crise – l’écho mimétique peut me happer. Et cette tension entre un extrême et un régime de base donne la « présence labile » ou précaire, qu’on peut dire une inquiétude. C’est pourquoi j’appelle cette tension une tonalité : elle accorde les notes possibles de l’expérience, son timbre si on veut. Tonalité, c’est ainsi le concept de ce qu’on appelle couramment ambiance, humeur, affectivité. C’est la manière dont une subjectivité vient peupler un monde. L’expérience est tendue par une tonalité, elle est une certaine affectivité des présences, la manière dont elles nous touchent. Le monde magique, c’est avant tout cette expérience ouverte par l’inquiétude, expérience de la précarité de l’être des choses. Au fond, une tonalité, ça permet de penser un sentiment qui n’est pas purement subjectif, qui est consistant, partageable et presque objectif comme une ambiance. Une tonalité, c’est un peu le sentiment du monde.
Avec le concept de présence (qui contient et déploie ceux d’attention, de tonalité, d’expérience et de monde) on obtient ainsi une diagonale entre sujet et objet, qui est la manière dont je me rapporte aux choses et les choses à moi.
Du coup, la distinction bien nette entre sujet et objet n’est pas une évidence indéboulonnable, mais une manière particulière de configurer l’être-au-monde, une manière justement de ne pas tenir compte de la diagonale. Dès qu’on parle d’un Moi face à l’objet, on a déjà écrasé la dimension de présence. (D’ailleurs, toute la science classique s’est effondrée parce qu’elle faisait de l’observateur un simple témoin neutre, détachable. L’objectivité, c’est une machine à couper la ligne de présence – et son pendant c’est bien sûr la « représentation », qui loge la présence dans la tête du sujet. La relativité en science intègre au contraire le dispositif de mesure à la mesure, et décrit donc un rapport appareil-réel plus qu’un objet en soi.)
Et pour rendre manifeste cette diagonale, cette attention qui se noue entre moi et les choses, Tiqqun parle de « forme-de-vie ». La vie est une forme qui englobe son objet, qui est accordée à lui et qui lui accorde un certain sens. La forme-de-vie c’est ce qui se passe entre un moi et les choses. La vie organique n’a plus pour unité pertinente le corps mais la situation. C’est pourquoi une même forme-de-vie peut englober plusieurs individus, ou un même individu partager plusieurs formes de vie – et tout cela change, puisque c’est temporel. Autrement dit : un organisme s’organise à partir de la situation, du milieu qu’il ouvre, pas uniquement à partir de son corps biologique.
Ainsi le concept de présence est celui d’une forme-de-vie, qui est toujours engagée dans une certaine tonalité, et qui découpe ainsi le volume d’une expérience possible. Les reliefs les plus stables et les plus partageables de cette expérience forment les coordonnées d’un monde.
4. Lire trois thèses de Tiqqun
Une fois qu’on a conquis ce point de vue sur la présence, quelque chose s’éclaire des textes de Tiqqun – j’espère en tout cas.
On peut lire les 3 premières thèses de l’« Introduction à la guerre civile » (dans Contributions à la guerre en cours) :
1/ « L’unité humaine élémentaire n’est pas le corps (l’individu), mais la forme-de-vie. »
2/ « La forme-de-vie n’est pas l’au-delà de la vie nue, elle est plutôt sa polarisation intime. » La vie nue ce serait l’organisme comme corps organique. Ce que nous a fait comprendre le concept de présence, c’est qu’il n’y a pas d’abord le corps organique avec ses besoins (la vie nue) et ensuite seulement une existence qui implique un sens plus élaboré (social, culturel, tout ce qu’on veut). Non. Un corps, intimement, est tendu par la situation qui le traverse (comme présence) et ne lui fait pas forcément face (comme objet). Le vivant « existe », se tient hors de lui. Autrement dit : ma digestion est liée à mes rapports avec le monde. Croire qu’une dépression est purement chimique, c’est oublier que mes sécrétions chimiques sont existentielles.
3/ « Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, un penchant, une attraction, un goût. Ce vers quoi penche un corps penche aussi bien vers lui. Cela vaut dans chaque situation à nouveau. Toutes les inclinations sont réciproques. »
Je suis intimement polarisé, orienté, par ma situation. C’est ce qu’on appelle couramment un goût, un penchant. Mais là où le goût est compris comme subjectif (les goûts et les couleurs…), l’enraciner dans la forme-de-vie c’est dire qu’il tient à la fois du sujet et de l’objet. Mon inclination pour telle ou telle chose du monde c’est également le fait que j’ai configuré un monde avec tel relief, telle déclivité. Le goût dit quelque chose du monde dans lequel je suis, et pas uniquement de ma « personnalité ».
On comprend la difficulté de la langue de Tiqqun, qui n’est pas simplement poétique (si on veut entendre par là une manière d’esthétiser les choses). Son étrangeté vient bien plutôt de sa rigueur à ne pas se couler dans le découpage sujet-objet (X est ceci ou cela, X mange bidule), mais à toujours viser les diagonales, les présences.
5. Lire l’économie capitaliste
A partir de là, il faut comprendre l’économie, qui est la forme fondamentale qui structure notre situation historique (notre époque quoi), comme un ensemble d’opérations qui affectent la présence. Tout simplement parce que tout ce qui peuple un monde participe à un certain régime de présence, et que personne ne peut encore croire que l’économie ne fait que faciliter et rendre plus efficaces les gestes immuables et nécessaires d’une humanité invariable.
Toute la lisibilité de notre situation est produite finalement depuis un unique déplacement : ne pas parler de l’économie en termes économiques, c’est-à-dire en termes logiques et objectifs, en dissociant moyens et fins. Mais saisir qu’est à l’œuvre derrière l’économie quelque chose que sa propre rationalité ne peut pas atteindre. (Exactement comme la science classique qui ne savait pas ce qu’elle faisait réellement en carburant à l’objectivité, et produisait un discours soi-disant objectif – donc en réalité extérieur – sur sa propre pratique de l’objectivité.)
C’est à partir de cet angle que se dégage les deux séquences économiques qu’isole Tiqqun (cf. « Introduction à la guerre civile » – ce qui compte c’est peut-être plus la manière même d’aborder l’économie que le découpage qui en résulte) :
a. L’hypothèse libérale
Là je vais vite. En gros, c’est réussir à extraire de l’objectivité sur les situations (la chose définie comme identité stable, objet), et ainsi extraire de la subjectivité sur les formes-de-vie (unité du Je qui n’est qu’un foyer de représentation, sujet). C’est globalement la constitution de l’Etat moderne – qui donnera l’Etat libéral, d’où le nom d’hypothèse libérale. Figer les choses dans des rapports de propriété et de droit (production marchande), et figer les vies en les verrouillant dans leur identité civile (rapport de responsabilité, Je est responsable de sa personnalité, de ses actions (qui se contractualisent comme travail), de ses opinions – les fous, un peu trop poreux à la situation, sont isolés du reste de ce qui devient une « population »).
Là il faudra beaucoup de détails historiques, il faudrait parler de Foucault, etc.
Mais le trait essentiel, si on garde vivant le concept de présence, c’est celui-ci : on a sectionné la tonalité, on a coupé la ligne qui accordait le rythme de base à l’instant singulier. Tout simplement parce qu’on a maçonné la réalité en deux pôles opposés et stables : sujet et objet – et que plus rien ne peut arriver, survenir, venir inquiéter notre être-au-monde. Tout événement est renvoyé dans les cordes de la chose marchandise-objet ou de l’individu travailleur-personnalisé.
C’est à partir de cette coupure que tout s’enroule : la vie privée de tonalité devient atone, la présence s’absente. Le phénomène fondamental de la présence est mutilé par les cases de ce découpage. La tonalité absentée revient comme tonalité de l’absence : l’ennui. Le goût et les penchants sont traités comme purement subjectifs, la tonalité est refoulée comme humeur, quand elle ressort elle est médicalisée comme névrose. Les rapports aux choses sont objectivés comme « intérêts » ou connaissance objective. La forme-de-vie se plie selon ce clivage subjectif-objectif. A l’échelle de l’individu : d’un côté la vie privée, subjective, inconsistante, récréative (loisir), de l’autre la vie publique, sérieuse, celle qui compte (travail). A une échelle plus large (preuve qu’une forme-de-vie ne coïncide pas avec un corps) : d’un côté les corps masculins reconnus comme acteurs, de l’autre les corps féminins retenus comme reproduction passive de ces forces.
Là je vais vite, mais de manière générale c’est l’objectif qui prime sur le subjectif : la vie s’efface devant l’indiscutabilité de l’objet. Connaître c’est représenter sans perturber. La vie prise dans le filet social doit s’aliéner pour un travail, elle doit trouver son complément objectif, sans cela elle n’est bonne à rien.
b. L’hypothèse cybernétique
La cybernétique, c’est la science du pilotage par les structures. C’est un projet de science universelle qui est né aux Etats-Unis à la fin de la seconde guerre mondiale, et qui prend la machine, les organismes vivants et les organismes sociaux sous l’angle de l’auto-organisation d’informations. Ce projet totalisant a finalement échoué, mais à de nombreux égards c’est le creuset de notre monde. En cours de route, le mot de cybernétique a été capturé et anesthésié par le web, mais il faut vraiment s’en réapproprier, parce qu’il permet quand même de saisir ensemble beaucoup de phénomènes technologiques et économiques, et surtout de les saisir sous l’angle du pouvoir (le mot en grec veut dire gouvernail, ça dit tout de suite autre chose que néolibéralisme et informatique, qui sont des catégories de pure propagande qui laissent entendre que la société post-moderne ne ferait qu’une chose : maximiser la liberté et l’information…).
Dans cette phase économique, s’estompe le modèle du seuil vertical (privé/public, loisir/travail, subjectif/objectif) où un terme participe à la production et l’autre vise la recréation des forces. Ce n’est plus tellement que la vie serait un processus pauvrement biologique (privé de sens) qui devrait trouver son complément de valeur en sortant de soi pour devenir social (cet effort c’est le travail, au sens large). Certes, il y a toujours des couples binaires, on les voit toujours partout, mais les deux termes sont en plein dans la lumière économique et sociale. Plus de zone de retrait. Je me valorise socialement par mes loisirs, en consommant je produis encore (de l’information), je travaille d’une tout autre manière, peut-être moins, mais je suis en permanence disponible, on m’évalue moins sur mes aptitudes que sur mes attitudes donc ma personnalité est le moteur même de ma force de travail, elle n’est donc plus simplement subjective, etc. Non plus inclusion/exclusion, mais une différence de potentiel (donc une dynamique de production) entre deux termes inclus. L’économie n’a plus de dehors.
L’économie se branche directement sur les corps. C’est le versant le plus repérable de ce que Foucault appelle le biopouvoir : non pas contraindre la vie à respecter des règles, et la couper en deux sous le coup de la loi, mais au contraire se servir de ces normes pour construire une vie d’autant plus efficace qu’elle tend à coïncider avec ces normes, qu’elle fait coïncider en elle norme et émancipation. Non pas limiter mais maximiser. Ça passe par des dispositifs très concrets, publicitaires, informatiques, pornographiques, des nouveaux lieux et modes de travail, c’est toute une pratique de soi, de son corps et de l’autres. La vie dans son grain le plus fin est prise en charge par l’industrie. Profilage des corps et des êtres, discipline de l’efficacité, autovalorisation permanente, traçabilité, transparence… La vie comme auto-entreprise, la conscience comme auto-management.
Ici aussi, il faudrait s’appuyer sur des éléments historiques pour préciser et peut-être nuancer tout cela. Mais on voit bien à quoi elle correspond, cette hypothèse cybernétique : c’est l’eau dans laquelle on baigne.
Alors encore une fois, avec cela, que nous permet de comprendre la structure de la présence telle qu’on l’a mise au jour ? A mon sens, elle introduit une clarté fondamentale, qui rend limpide les textes de Tiqqun : au lieu de sectionner la tonalité comme le faisait l’hypothèse libérale, toute l’hypothèse cybernétique repose sur reconstruction d’une nouvelle ligne de présence. Non pas nier la tonalité comme subjective, mais la reconstruire selon les plans de l’économie. La présence n’est plus écrasée par l’objectivité indiscutable, elle redevient le nerf de la guerre.
Et c’est assez sensible : là où pour le sujet libéral on a déconnecté le rythme de base (qui devient une base inerte, la vie organique, les mornes besoins) et l’instant décisif (qui devient le sérieux uniforme, le terriblement emmerdant et terriblement important Travail, ou encore la vie politique du citoyen), et bien au contraire, pour le sujet cybernétique on a connecté chaque élément de sa vie (jusqu’à et surtout la sexualité) à la possibilité de l’événement. Tout est sans cesse en jeu, négociable, constructible, valorisable, puisque tout est médiatisé par l’économie. Tout bêtement : stress et hystérie de l’attention. Réactivité, disponibilité, engagement cognitif, et cela tendanciellement jusqu’au plus intime.
Mais à chaque fois cette tonalité, cette ligne d’attention, est tendue entre des termes qui sont façonnés par l’économie, donc qui ont des figures facilement identifiables, anticipables. Par forcément standardisées, mais en tout cas ce sont la plupart du temps des variations qui partent de représentations bien visibles. C’est là la racine du cynisme des branchés, qui est une tonalité qu’on finit toujours par retrouver un peu partout. Tout est très lisible. Tout arrive très vite mais rien ne nous surprend vraiment. L’attention est donc davantage une gestion de ces flux qu’une attention aux présences singulières. Comme sur l’autoroute, où on risque sa vie dans une douce absence.
Dans les dispositifs cybernétiques, on est attentifs aux représentations plus qu’aux présences. Aux signaux plus qu’aux signes. On baigne dans un halo d’images et d’actes réflexes qui nous branchent à des stimuli qui font écran. La cybernétique retend, reconstruit, un monde (il suffit de voir à quel point la publicité devient une décharge ontologique, la promesse totale d’une vie désirable et plus du tout la mise en avant de l’utilité froide de tel ou tel produit), mais dans ce monde l’expérience première est celle de clichés. La présence est reconstruite comme représentation (chaque chose est doublée et rendue lisible par son cliché). Certains ont parlé de société du Spectacle.
Notre situation est finalement celle d’une économie matérielle qui devient également économie de présence, et toute sa complexité et son délire viennent de cet emmêlement. Au fond c’est une évidence : le néolibéralisme reconstruit avant tout un monde. La marchandise n’est plus seulement un machin utile, c’est le plus souvent une prothèse existentielle, une manière de s’avancer dans le monde. C’est plus juste une organisation pratique, c’est une ontologie. C’est pour ça qu’on voit remonter tous les phénomènes que la modernité laïcarde et machiste avait mis sous le tapis : spiritualité, sexualité, le corps, construction des situations, le Moi comme centre d’un épanouissement… Et c’est pour ça que sa critique est si complexe : il est en quelque sorte la première force d’émancipation et de révolution. Simplement sous chaque émancipation effective, on a le goût en toc des médiations marchandes. Sous chaque liberté apparente, le calcul réel de l’efficacité sociale. Le monde n’est plus uniquement un agencement, il devient, au sens propre, un produit.
6. Le retour de la crise de la présence
Évidemment il ne s’agit pas de partir en croisade pour l’authenticité, et d’espérer vouloir retrouver le mur blanc de la présence sous l’écran des clichés. Il s’agit de comprendre la puissance nouvelle de cette situation où la présence, sous une forme très singulière, a de nouveau droit de cité.
Et on en était où ? Je disais finalement que cette attention crispée aux présences qui les anticipe par flux continu de représentations revient donc à une forme de non-attention, de gestion négligente d’un réel qui défile sans nous toucher.
Non-attention de fond, donc, ça c’est peut-être la marque de l’économie (qui revient finalement à une gestion), mais ce qui est intéressant c’est que le phénomène de la tonalité n’est plus obturé. Il se donne libre cours. Suffit de regarder autours de soi, comment l’architecture, la ville en général, essaye de produire avant tout des ambiances. Comment la névrose se banalise comme dépression. Comment les sautes d’humeur deviennent trop marquantes pour qu’on puisse les piétiner en silence. D’ailleurs le travail lui-même n’est plus justifié comme participation un peu chiante mais objectivement nécessaire à l’ordre social (travail = ennui nécessaire), mais comme épanouissement de soi, comme le moyen d’une présence intense aux choses.
Du coup, là où De Martino pensait que le travail sur la présence se clôturait avec la fin historique du monde magique, nous sommes obligés d’admettre que nous entrons de nouveau dans une ère où la présence s’impose comme phénomène social. Et comme toute présence normale est sous-tendue par son possible passage par un point critique, ce qui revient aussi avec notre époque historique, c’est la crise de la présence. Le régime d’attention de base étant saturé de représentations qui se renvoient les unes aux autres en réseau, la crise, ce n’est pas l’irruption soudaine d’une présence fascinante (on a toujours sur soi un stock d’images admises capables de venir faire leur chose de tout événement), mais c’est au contraire le décrochage d’avec le rythme de base de la gestion des flux d’informations. Tous les phénomènes bien connus de saturation et de rupture.
La crise de la présence, ce n’est désormais plus un événement, mais le point où tous les événements s’annulent dans l’insignifiance de l’événementiel. Là aussi on voit bien à quoi ça correspond. Sans aller jusqu’au burn out, simplement : ces moments où je m’expérimente comme étranger aux choses, où plus rien ne me concerne, ne me requiert. Et on l’aura compris, c’est à partir de ce point de crise, qui peut se perler en micro-décrochages et s’étendre dans la durée, que peut s’opérer un devenir qui est autre que mon devenir-marchandise. (C’est là que ça devient intéressant, et c’est au seuil de ça que je vais m’arrêter.)
On a donc la tonalité de l’attention hystérique qui est tendue entre les différents éléments qui font de nos vies des systèmes à gérer, et la tonalité de flottement qui est tendue entre le rythme forcené de cette gestion des flux et la possibilité de son décrochage. C’est peut-être un peu technique mais c’est très concret. Par exemple, une Institution, lorsqu’elle s’éclate à une myriade horizontale d’instituts, augmente la pression cognitive nécessaire à son fonctionnement (hystérie administrative, sécuritaire, concurrentielle), mais perd de son aura – personne ne croit plus vraiment à cet affairement alors même qu’il se change en forme-de-vie totalement mobilisée, toujours sur la brèche. Et quand les deux lignes se croisent, ça donne : une démission – le turn over qui est la base il me semble de beaucoup d’« organismes ».
C’est à partir de cette double tonalité (hystérie de surface et flottement de fond) que s’ouvre l’économie post-moderne comme économie de présence.
Il faudrait ici déployer toute cette économie de présence à partir de ses coordonnées d’expérience, de monde, et surtout la rendre relative à la topologie des dispositifs : on n’expérimente jamais une présence homogène, mais une infinité de déclivités qui nous disposent à telle ou telle présence. Et surtout voir comment les dispositifs, dans leur brutalité matérielle, sont des machines à découper l’espace et le temps, à façonner des formes-de-vie. Et les lignes de fuite qui permettent les devenirs révolutionnaires – ça c’est le « tiqqun » lui-même, le processus de réparation. Ça suppose en fait la lecture des textes de Tiqqun, qu’on ne peut transformer en simple information à extraire et à communiquer.
J’indique néanmoins quelques portes :
- Le « Bloom » correspond à cette tonalité de la présence décollée vers l’absence. Le Bloom, c’est personne, c’est une forme-de-vie directement qualifiée comme « Stimmung » (tonalité), dans laquelle on peut entrer périodiquement. « Tout flue sous son effet et se perd dans le flottement sans conséquence des rapports objectifs où la vie s’éprouve négativement, dans l’indifférence, l’impersonnalité, le défaut de qualité ».
- On comprend que le Bloom est une tonalité fluctuante dans laquelle on est plus ou moins engagé. C’est ce plan de fluctuation qui définit le « Parti Imaginaire ». Non pas la somme des sujets ayant objectivement une position révolutionnaire et s’étant représentés et regroupés comme tels, mais le faisceau des fluctuations tonales qui nous amènent à une position (temporaire) d’étrangeté face à l’économie (= le parti est imaginaire pour le système qui ne peut jamais se le représenter, puisqu’il évolue au niveau fluctuant des présences). Pas un Parti constitué mais un « plan de consistance » allant des petits décollements facilement resubjectivés par l’économie jusqu’aux formes abouties de sécession (« assomption » d’une forme-de-vie comme « force » = stabiliser une tonalité comme plan d’action, « protocole d’expérimentation »). Des devenirs qui traversent des sujets et non des sujets qui deviennent quelque chose.
« Toute la positivité du Parti Imaginaire se tient dans le gigantesque angle mort de l’irreprésentable »
- La « guerre civile » correspond à cette conflictualité qui passe à l’intérieur des formes-de-vie, l’ensemble des opérations qui se jouent sur la crête de l’assomption de la tonalité du Bloom ou de sa conjuration (dispositifs de resubjectivation) : intimité au « monde de l’économie », qui permet une forme de lutte ou de résistance, ou consommation frénétique des kits de personnalité. La guerre-civile est l’ensemble des techniques et opérations de gestion de la présence, de divertissement et de crises. Elle est à l’intérieur du sujet aussi bien qu’à l’extérieur ou entre les sujets. Dès qu’elle prend trop d’ampleur, le Spectacle, parce qu’il ne peut pas non plus la représenter, la décrit comme purement négative : comme « guerre civile ».
- Plan de la situation : l’économie sous la figure de l’ « Empire », pas pour lui donner un agent souverain (c’est justement un empire sans empereur), mais pour la faire sortir de sa neutralité gestionnaire. L’Empire, c’est l’économie en tant qu’économie de présence, impérialisme du réel, dominer tout phénomène et toute forme-de-vie. Biopouvoir : domination sur le vivant. Spectacle : domination sur le visible. Par conséquent : l’Empire est doublé du Parti Imaginaire, sous sa nappe s’étend l’ensemble des manifestations des formes-de-vie qui n’appartiennent pas à l’économie de la représentation.
Nous voilà introduits au jeu de Tiqqun. Il s’agit avant tout de rendre lisible notre situation et ainsi de « déplacer le plan de phénoménalité politique ». La politique (au sens classique) est devenue inopérante, parce qu’elle repose sur le paradigme subjectif-objectif. Il s’agit toujours de convaincre une subjectivité, d’emporter son adhésion, et de mettre cette maigre sphère de l’ « opinion » (subjectif) au service d’une grande représentation (un programme), un moyen en vue d’un acte (objectif). C’est un appareillage lointain qui opérait du temps des Institutions. La politique représentative et revendicative, c’est l’âge classique. Elle reste sans prises réelles sur l’auto-régulation de notre réalité.
« Nous nous situons au début d’un processus de recomposition révolutionnaire qui prendra peut-être une génération, mais qui sera plus riche que tout ce qui l’a précédé, parce que c’est la totalité des problèmes laissés en suspens pendant si longtemps qui exigent maintenant d’être affrontés. »
Notes
1. | ↑ | NB : Cet article provient de la réécriture d’une conférence donnée dans le cadre du séminaire Conséquences à Paris – d’où l’expression très orale. Cette conférence ayant eu deux parties (ici étant la première), un deuxième article pourrait sortir d’ici peu. |