« Je suis fatigué à mort de moi-même… »
Entretien de Josep Rafanell avec Jean Baptiste Vidalou.
Je suis fatigué à mort de moi-même. Je donnerais tout ce que je possède pour sortir de moi-même.
— Henry James, Roderick Hudson.
Nous republions cet entretien de Jean Baptiste Vidalou1 avec Josep Rafanell i Orra, qui doit paraître dans la revue Bogues, liée aux luttes territoriales dans les Cévennes contre l’industrie forestière et son monde. L’entretien tourne autour de Fragmenter le monde (éd. Divergences, 2018), le dernier livre en date de Josep Rafanell, que nous avons d’ailleurs commenté nous-mêmes en ces lieux.
La réputation d’ésotérisme du dialecte rafanellien étant chose connue et même redoublée par la complicité langagière des deux discutants ci-dessous, nous vous incitons fortement, avant votre lecture, à consulter la meilleure introduction à son oeuvre existant à ce jour, à savoir notre article « Pour d’autres mondes : prendre soin« .
Illustrations : Caterina Rafanell.
JBV : Il semblerait que les gouvernants de ce monde n’espèrent plus qu’une chose, c’est d’unifier ce monde, l’unifier une fois pour toutes. Du coup la question de la gouvernance climatique, celle de la géo-ingénierie, ou encore celle de la mise en économie de la « nature » à travers le carbon trading, tout cela révèle d’une volonté de rendre ce monde Un et seulement Un. Selon toi, face à cette unification-homogénéisation irrespirable, une politique de l’émancipation totalement différente semble se dessiner. Une politique des «attachements singuliers » plutôt qu’une politique du « sujet autonome »… Qu’entends-tu par là ?
JRI : Gouverner, c’est gouverner une totalité. Et pour cela il faut constituer cette totalité à partir de sujets gouvernables.
Evoquer cette question du sujet c’est s’immerger dans l’histoire de l’Occident ! Une certaine histoire. Celle qui a vaincu sur d’autres modes d’expérience de soi dans ses rapports aux « autres », hétérogènes. Ainsi de la pastorale chrétienne et ses descendances. Tenter de la retracer ici est au-delà de mes compétences. Je voudrais juste souligner comment la question du sujet a été associée depuis toujours à celle du gouvernement. Et celle du gouvernement, à partir d’un certain moment, à celle de l’économie, l’économie comme politique. Et que si la question du gouvernement a toujours été, dans sa prétention à conduire ses sujets, une réduction de la multiplicité de formes de vie, celle de l’économie est la guerre contre les attachements opaques à la valorisation (monétaire).
Qu’est-ce que le sujet du gouvernement ? Michel Foucault disait que pour gouverner les autres il faut d’abord se gouverner soi-même. Autrement dit, l’optimisation des modes de gouvernement repose sur des sujets autogouvernés. Etre sujet, en tant qu’expérience individualisante, c’est parler aussi des modes particuliers d’assujettissement. Assujettis à quoi ? D’abord à soi-même dans les labyrinthes de l’introspection. Voilà une bizarre version de l’autonomie du sujet. Elle parcourt l’occident dès l’Antiquité grecque jusqu’à ce que la modernité fasse coïncider le sujet « autonome » avec la forme-Etat, avec la constitution de la totalité du corps social.
Faut-il ajouter que ce processus historique ne tient que par l’obéissance ? « Obéissez toujours, car, plus vous obéirez, plus vous serez maître, puisque vous n’obéirez qu’à la raison pure, c’es-à-dire à vous-mêmes », nous disent Deleuze et Guattari dans le Traité de nomadologie. David Lapoujade lorsqu’il réfléchit sur l’expérience à partir du pragmatisme de William James, ne dit rien d’autre : le rapport à soi se construit la plupart du temps dans un rapport d’obéissance à des vérités préexistant à l’expérience : agir, dans ce cas, c’est obéir. C’est ainsi qu’on a pu maintenir cette étrange conception de l’autonomie des humains comme clôture en soi et pour soi, comme maîtrise et comme séparation, comme neutralisation des multiplicités qui nous habitent. Il n’y a pas d’assujettissement sans sujet.
Cette question du sujet, nous indique une chimère gouvernementale : celle de l’expérience d’un « moi » auto-fondé. Cette conception de l’autonomie ne peut exister en droit que dans un monde dépeuplé des attachements à des entités hétérogènes. « Je suis moi » : en voilà une absurdité ! Que le sujet soit « fêlé », scindé, qu’il émerge d’une structurale séparation d’avec lui-même, dans une incomplétude supposément fondatrice pour s’affirmer contre le chaos de l’indistinction, dans un rapport d’extranéité à soi-même, par la médiation absolutiste du Grand Autre inassignable à un lieu, n’y change rien. Il y a toujours eu dans toute forme de gouvernement la peur panique du chaos supposé d’un avant le Sujet. Ce qui reste est une folle entreprise de maîtrise de soi et des relations aux autres, toujours suspectes, toujours à suspecter. Ce à quoi conduit cette autonomie c’est au ravage de la pluralité de coexistences entre des êtres « autres », qui se situent toujours « quelque part ».
On sait que l’expérience enfantine d’un « moi » n’a pas lieu au travers de l’épiphanie de la perception de soi dans l’arrachement radical à un non-moi chaotique des origines par la médiation de l’Autre a-relationnel. Disons que la question n’est pas celle de l’origine mais de la genèse, de l’engendrement. Qui veut observer attentivement un très jeune enfant (et donc être en relation avec lui, c’est la même chose) se rend bien compte que l’émergence de quelque chose comme un sentiment de « soi » a lieu dans un entrelacement de relations, dans l’harmonie ou la dysharmonie de résonances, d’accordages, de coalescences partielles avec d’autres êtres et des choses… Un bébé porte son regard sur un objet qui n’est peut-être encore qu’un halo, son regard entraine le nôtre et en retour nous lui présentons cet objet, le nommons peut-être. Il se peut qu’il esquisse un sourire et qu’à notre tour nous le prenions dans nos bras et que nous l’embrassions. Ces expériences accordées ou désaccordées, ces mutuelles anticipations agissantes, ces « suppléments » d’expérience se répéteront d’innombrables fois dans une journée. Elles créeront des régions d’expérience partagée : appelons-les « un sentiment de soi » qui s’instaure au travers de rapports de sympathie en acte. Il se peut aussi que l’enfant refuse de prêter attention à nos actions-réactions parce qu’il est centré sur une autre perception, sur d’autres sensations. Le reflet de la lumière du soleil sur un vase posé sur la table. Les gargouillements dans son ventre. Dans ces entrelacements qui nous font faire, on est alors engagés dans des mondes en train de se faire. Se constituent ainsi des intériorités tendues vers le dehors qui ne sont rien d’autre qu’une multiplicité interstitielle. De ces relations partielles surgira quelque chose comme un « moi » relationnel.
Je pense que si l’émancipation porte en elle un devenir ingouvernable, c’est qu’elle suppose la confiance en l’expérience relationnelle. Et l’acceptation que nous ne savons pas où une expérience peut nous mener. Accepter que nous dépendons des relations avec les êtres qui peuplent le monde c’est la seule manière de faire advenir le nouveau. L’autonomie peut alors être redéfinie comme les configurations particulières de nos attachements. Elle est toujours une cohabitation qui fait lieu. Elle ne peut-être que fragmentaire contre la totalisation d’une somme de sujets clos sur eux-mêmes.
Cette digression pour dire que la conception de l’autonomie du sujet de la gouvernementalité est celle de la séparation. Elle me semble traduire la peur panique pour les gouvernants (tu l’évoques dans ton livre Etre forêts, à la suite de Jean Pierre Vernant), des lieux de l’indistinction qui rendent possibles les passages entre des mondes hétérogènes. La peur de la métamorphose qui est aussi la non-identité à soi.
Tu dis dans ton livre que « singulariser les communautés des êtres du vivant que nous sommes, ce n’est rien d’autre que pluraliser le monde, et le rendre ainsi ingouvernable ». En quoi notre époque serait la marque de ces nouvelles alliances entres les êtres, humains, non-humains (ce que certains appellent le « retour des terriens »… ? Serait-ce là une façon de fragmenter le monde unifié de l’économie, du Plan ? Pluri-vers contre uni-vers ?
Dans ses cours L’herméneutique du sujet, Foucault nous dit encore, Socrate, dans Phèdre, se demande : faut-il choisir la connaissance des hommes ou plutôt celle des arbres ? On sait quel fut son choix : « connais-toi toi-même ». C’est un moment peut-être inaugural d’une longue tradition de l’examen de conscience. Il s’agissait donc de « détourner son regard et son attention des autres pour les rapporter sur soi ». Retour à soi dans un exercice d’autogouvernement. Alors que Démétrius le cynique introduit plus tard une autre perspective qui nous permet d’actualiser une politique décentrée d’un sujet détaché des êtres que peuplent le monde. Et c’est que le monde est pour lui d’abord un habitat commun où les hommes sont réunis pour se constituer en communauté. Mais il ne s’agit pas alors de remplacer les secrets de la Nature par les secrets de la conscience. Il s’agit de se mettre en relation avec le monde : les autres hommes, les dieux, les choses… Il s’agit de modes de savoir relationnel dans lesquels on tient compte des dieux, des autres hommes, du kosmos… Nos modes de connaissance constituent un éthos. On pourrait appeler les manières de rendre habitable le monde une éthopoïétique.
Le paradoxe c’est qu’aujourd’hui, les institutions étatiques « d’autonomisation des sujets » (de l’école à la médecine, de la psychiatrie aux prisons…), en pleine l’implosion, font pâle figure face à la mise en réseau universelle des individualités. Nous sommes ensevelis sous un maillage des connexions qui totalisent le monde. Nous croulons sous une profusion de relations. Mais cette surabondance de relations nous vide littéralement. Elles nous dépeuple, nous fait sombrer dans la crainte de l’inexistence dès que nous ne sommes plus branchés. On peut appeler cette expérience d’un radicale dépossession le burn-out, si l’on veut. Trop de relations qui nous ramènent sournoisement à nous-mêmes. Nous restons atomisés malgré le réseau. Cette expérience est parallèle à l’effondrement du « corps » social : on est socialement cramés par un trop plein de connexions.
Nous semblons condamnés à demeurer dans le bagne universel de l’entrepreneuriat du lien, jusqu’à l’épuisement. Des débrouillards de l’entretien de nos branchements dans des lieux ruinés. Certains, avec les accents de la célébration managériale, appellent cette monstrueuse positivité du lien le copping. C’est là le maître-mot d’une nouvelle thérapeutique en passe de devenir dominante face aux vieilleries catholiques de la psychanalyse. Elle nous dit que la vie est un projet, la mise à l’épreuve constante de nos compétences, la gestion en flux tendu de notre moi « liké » qui permet de générer des informations.
Face à la colossale entreprise d’extraction d’informations de nos liens, il nous faut prendre soin des manières de nous débrancher. Il nous faut faire le vide, retrouver quelque chose comme notre propre « centre » irradiant (laisser les choses, lentement venir à moi, disait Beckett). Ou « se prendre pour cible », comme le proposaient les membres de l’Atheneaum.
Nous devons nous attacher aux modes d’existence de notre expérience « entre » les êtres. Et les rendre opaques à l’extraction d’informations qui innervent le réseau. Faire lieu. Il y a là, me semble-t-il, une définition minimale d’une autre entente de l’autonomie politique. J’appelle cela « fragmenter le monde ». C’est à cette condition que nous pourrons fabriquer des nouvelles alliances, de nouvelles associations. Et que nous pouvons rendre possibles des rencontres qui ne se laissent plus gouverner.
C’est là que la question de la communauté revient, celle des potentiels d’existence qui ne sont que des coexistences. Le monde commun ne préexiste pas à l’expérience qu’on en fait. Et l’expérience « du monde » ne peut être que située. Ce n’est qu’en situation qu’un monde peut émerger. L’expérience est toujours une perspective qui nait quelque part. David Lapoujade, dans son livre admirable, Les existences moindres, nous dit : « Le monde devient intérieur aux perspectives et se démultiplie par là même ». L’épreuve de notre intériorité se résout, non plus dans l’introspection doloriste de notre manque-à-être (dans la délicieuse torture de l’introspection : il y a toujours de l’Inquisition dans l’introspection) mais dans des « zones formatives » de l’expérience au contact avec d’autres êtres et leurs mondes autres.
Considérer les modes d’existence par hétérogenèse, c’est s’armer contre le régime général d’équivalence, contre les prospectives qui spéculent sur la valeur des choses et des êtres. Nos devenirs seront toujours incommensurables. La communauté nous dit que l’affirmation des formes de vie est première dans le geste politique. La pluralité de mondes est notre meilleure arme contre les polices du gouvernement.
Opposer donc des plurivers à l’univers, oui. Mais qui nous font bifurquer. Il ne suffit pas de prendre acte de la pluralité du monde, il faut le faire diverger. Il faut pouvoir dire non. Construire à nouveau les lignes de partage, multiples, de la communauté. Je nomme la multiplication de ces gestes de destitution de la totalité avec l’oxymore « Parti de la multiplicité ». On pourrait aussi l’appeler, à nouveau, le parti des communistes.
Les luttes qui nous animent aujourd’hui, par exemple autour de la défense de certains « territoires », ont parié sur cette idée de la « composition hétérogène », ce qui fait en somme qu’une lutte ne reste pas cantonnée aux sphères militantes de « l’entre-soi », mais au contraire est capables de se laisser déborder par autre chose qu’elle-même, de créer un nouvel imaginaire, un territoire commun, etc. Mais cela ne nous dit rien de ce que cette hétérogénéité est capable de produire en terme d’affirmation de nouvelles formes de vie. Par où passent selon toi cette reconfiguration, ces différents, ces multiplicités?
Avant tout, je ne crois pas aux communautés fondées sur des idées politiques. Une communauté n’existe pas parce qu’on a des idées. On connaît la proverbiale toxicité de collectifs politiques. Et cette toxicité, il me semble, il faut aller la chercher dans le fait que les idées dans les collectifs politiques cessent d’être des idées conductrices de l’expérience pour devenir des signes d’identification. Je préfère penser qu’il n’y a que des communautés de pratiques. Et que les idées il faut aussi les pratiquer, voir où elles nous conduisent. On peut faire l’expérience d’une idée. Je préfère adopter ici la proposition pragmatiste de William James à propos des différents modes de connaissance : si une idée peut être directrice (nous guider) c’est parce qu’elle devient à un moment donné conductrice : elle nous mène d’un monde familier à un monde pas encore connu. Par des connaissances intermédiaires, ou « de proche en proche ». C’est ce qu’il appelle la vérification. La vérité n’est pas contenue dans une idée mais elle résulte du processus par lequel une idée nous conduit à une autre idée qui est elle-même une idée intermédiaire et ainsi de suite… La connaissance est ambulatoire. « L’idée ne saute pas d’un coup par-dessous l’abîme, elle opère seulement de proche en proche, de façon à jeter un pont qui le franchisse ». Cela, évidement, on ne le fait jamais seuls. De l’autre côté de l’abîme il y a des amis qui nous attendent. Penser, c’est une création de problèmes communs, des problèmes amis. C’est un acte de commensalité. Mais on n’est pas ami avec tout le monde. Il y a des ennemis de la communauté, des ennemis des problèmes amis. Il y a un monde tissé de signes d’identification, de représentations comme modes de séparation… Composer un monde commun est toujours l’affaire du gouvernement : un travail de réduction.
La question du territoire nous permet de rentrer dans une logique d’habitation, composée elle-même de cohabitations, de rapports d’hétérogénéité. Les luttes territoriales supposent la création de lieux contre des territoires administrés. Mais il y a aussi à travailler sur des dispositifs, sur des territoires existentiels qui n’ont pas de coordonnées géographiques. Des formes de subjectivation qui affrontent les institutions qui ont depuis des siècles vectorisé nos expériences : celles de la maladie, de la folie, de la souffrance, de nos manières d’apprendre… On n’est pas forcément alors dans une dimension territoriale mais plutôt dans des logiques itinérantes qui créent des passages entre des mondes communs.
La question du commun est promise à occuper une grande place dans la production intellectuelle à venir, ne serait-ce que parce que nous vivons un stade très avancé de désintégration « du » social. Je vois actuellement au moins deux impasses qui nous guettent. Il s’agit des nouveaux projets de totalisation qui tournent autour de la gouvernementalité des multiplicités. D’un côté avec le concept des multitudes, de l’autre avec celui des acteurs-réseaux.
D’une part une sorte de monétarisation de la multiplicité. La subsomption de la coopération dans une nouvelle économie. Elle semble reposer sur une conception de l’immanence absolue du communisme dans la production socialisée. Le commun est déjà là. Face aux processus d’extorsion du commun, il faut faire advenir son « pouvoir constituant » avec des nouvelles institutions. Il faudrait l’administration d’un nouveau compte monétaire de la coopération sociale, une nouvelle redistribution de la production sociale. On subsume la communauté dans un étrange appel à l’institution du commun. Cela ressemble furieusement au renouveau du vieux projet bolchévique: le conseil des soviets plus la cybernétique (mais sans l’insurrection : on s’y est trop cassé les dents).
Il faudrait encore et encore compter. Mais y a-t-il quelque chose de plus sale que l’argent ? Toute la saveur du monde, n’est-elle pas étouffée dans l’immonde valeur monétaire des choses et des êtres ? Certains voudraient transmuer les vivants que nous sommes, de la naissance à la mort, en actifs productifs du communisme de l’économie. Production de quoi ? Il faudrait le demander aux propagandistes du revenu universel intégré à l’économie.
Et puis, il y a un nouveau projet gouvernemental qui pointe du nez. Dans un sens, il est bien plus dangereux que cette extravagante monétarisation de la vie. Elle est plus en phase avec l’époque du désastre que nous vivons. Elle prend acte de la décomposition des contenants sociaux du pastoralisme étatique, tout comme de l’anéantissement en cours de nos contenants géo-biologiques. Il s’agit d’une gouvernementalité qui s’appuierait sur les « acteurs-réseau ». Elle nous inviterait à prendre place dans un Théâtre Mondial des Négociations pour ré-instituer… le Tout. Et qu’est-ce que cette négociation? La composition des intérêts de tous les acteurs sous l’égide de Gaïa l’Irascible. Invitation à porter une attention scrupuleuse aux associations possibles, par exemple – vous en savez quelque chose dans les Cévennes – entre EDF, avec ses parcs d’éoliennes, et les naturalistes soucieux des populations d’oiseaux en plein effondrement. Tous réunis, dans le théâtre de la représentation, par une égale dignité épistémologique.
Mais quelle contradiction pourrait-il y avoir entre ce projet de composition d’un monde commun et l’économie qui ravage le monde ? L’économie n’est-elle pas devenue depuis longtemps une méga-machine d’associations ? N’est-elle pas une entreprise universelle de composition ? Au lieu d’une économie comme régime général du calcul social, dont il faudrait peut-être corriger quelques excès, nous aurions une économie du calcul étendu à l’échelle cosmologique. La nouvelle gouvernementalité cosmopolitique (ou cosmo-policière) ne peut se fonder que dans l’exclusion de toute extériorité, de toute forme de négation.
On dit que Macron a dans les cartons le projet d’une troisième chambre en France : la chambre de l’environnement. Le talent de Macron, c’est qu’il a su agencer un étrange mélange de néo-pétainisme et de management délirant (administration de l’entreprise national-française). Il se considère déjà comme le DRH social-national. Mais il lorgne la place du manager planétaire de l’écologie. Mitterrand nous avait légué son immense sarcophage culturel qu’est la Bibliothèque Nationale. Chirac la muséification du passé colonial français avec le Quai Branly. Macron va-t-il nous faire le coup d’un Parlement des choses latourien ?
Quoi que l’on puisse dire du néo-thatchérisme de Macron, et c’est vrai, il faut voir qu’il est surtout l’homme du renouvellement du Plan. Il se pourrait qu’il soit le premier gouvernant depuis les années 60 en France qui ait un véritable Plan. Il a un plan pour l’administration du capital mais aussi un plan culturel qui trouve ses sources dans une répugnante mystique du pouvoir très française. Je crois que nous sommes nombreux à nous être trompés sur Macron. On croyait avoir devant nous un personnage aussi vide qu’un mannequin en papier glacé, alors qu’il s’agit d’un vrai fanatique. Il est aussi dangereux qu’un Trump ou un Poutine. Sauf qu’il n’a pas, dans le paysage géopolitique, les moyens de son ambition. La France est une puissance de seconde zone… Il faut dire, par ailleurs, que le corps national-social français est profondément démobilisé. Quoi qu’il en soit, il me semble qu’il faudra s’attendre à une rare violence de sa part si jamais on en venait à faire vaciller son délire planificateur. Le héros d’American Psycho nous paraîtra un plaisantin à côté…
Non, on ne peut pas composer un monde commun. L’hypothèse politique qui me semble valoir la peine d’être vécue, car elle engage notre expérience, est celle qui s’attache à la prolifération de formes de communalité qui rendent le monde habitable. Et les défendre. Je ne vois pas à comment, autrement, des foyers d’insurrection victorieux pourraient voir le jour.
S’agissant de cette grande question des « identités », qui travaille toutes les formes de contrôle social et policier, il ne suffit pas de se « désidentifier » pour échapper au prisme du pouvoir, mais bien d’agencer des formes de « resubjectivation » ou ce que tu appelles des « manières de faire exister la communauté ». Comment opère-t-elle alors cette communauté ou plutôt ces communautés singulières et multiples ? Depuis quels lieux ? A travers quels territoires ?
Avant de répondre plus directement à ta question… Je pense que ce qu’il faut construire ce sont de nouvelles amitiés. Et que les amitiés deviennent politiques lorsqu’il y a la construction d’un ennemi commun. Ce rapport à fabriquer avec l’ennemi surgit d’abord de l’affirmation de formes de vie qui s’insurgent contre leur réduction au calcul et à la gestion, qui résistent à la mutilation des multiplicités qui les habitent. On n’est pas devant une question métaphysique mais cosmologique : de présence au monde. Nous avons besoin des autres êtres, dans leur infinie variété, pour exister (et résister) au présent.
La désidentification aux catégories policières est au cœur de l’émergence du politique. Mais je vois mal comment cette logique de désidentification peut avoir lieu sans l’instauration de nouvelles formes de communauté pratiques qui sont aussi des processus de singularisation de nos manières d’être.
Pour autant, je ne crois pas que cela passe seulement par des luttes territoriales. Celles-ci ont certes la puissance de l’incarnation sensible des rapports à nos milieux. Elles nous placent devant l’évidence qu’il y a quelque chose à défendre qui fait partie, en propre, de notre nous. Mais il y a à travailler aussi des formes de communalité qui n’ont pas forcément une substrat géographique. La subjectivation elle est pour moi indissociable d’une pensée pratique sur les dispositifs. Deleuze disait à propos des dispositifs, pour faire très vite, que ce qui s’y joue c’est la question des régimes de visibilité, d’énonciation, de lignes de forces, de subjectivation… Mais que leur ultime dimension est celle d’une esthétique intrinsèque aux modes d’existence. Esthésie : l’aptitude à éprouver des formes sensibles.
Dans un monde métropolitain si profondément connecté, si densément articulé malgré sa décomposition, il y a encore de beaux restes du pastoralisme étatique, de ses institutions (les polices productives du monde social : les institutions de lien social, qui font tenir la société comme un ensemble). Je veux dire, il y a la question des institutions qui plane sur nos têtes (les institutions qui prennent soin du foutu lien « social ») et que les révolutionnaires d’aujourd’hui ne voulons pas considérer avec sérieux. Par paresse, par impuissance. Sans considérer cette question sérieusement, nous n’irons nulle part, sauf dans un coin où nous pourrons gémir ensemble, ceux qui avons pris acte du désastre en cours.
Bien sûr, ce dont on crève c’est de l’emprise de la « société » et de ses institutions sur le monde. Le problème c’est qu’on revient de si loin! Le social a tellement réussi à fabriquer les régimes du sensible dans lequel nous baignons, un semblant d’être ensemble, que nous sommes persuadés, maintenant qu’on voit la société comme totalité partir en vrille, de ne plus rien pouvoir éprouver ensemble en dehors des institutions de la représentation. Depuis le démos Grec, nous avons été dressés à la représentation comme l’image dédoublée de la communauté. Par contre, penser la délégation, est une autre affaire. Il faut s’y préparer. Penser la délégation c’est partir de la confiance. C’est penser les formes singulières de vivre la Commune.
Comment se passer des institutions ? Comment provisoirement les trouer ? Comment fabriquer des formes pour se soigner, se nourrir, habiter, apprendre, transmettre ? Comment cesser de voir des blooms hagards partout si les communautés révolutionnaires ne sont même pas capables de tenir un lieu sans que des passions désastreuses ne viennent tout foutre en l’air, si un vieux prolétaire retraité, tout seul dans son coin, tient mieux un jardin potager que 15 camarades rassemblés par quelques idées, si nous ne savons pas comment opère un bon charpentier, un bon tailleur de pierres, un bon mécano ? Si nous nous désintéressons de la production de formes ?
Peux tu nous parler de ta pratique narrative de l’enquête, qui comme tu le dis est une affaire de collectifs, de passages, de mondes, de devenirs… quelque chose de l’ordre du « prendre soin » ?
L’enquête c’est une question de traduction. Ce n’est pas la quête d’exemplarité d’une expérience, ni une interprétation. Ou alors, s’il y a interprétation, elle n’a pas pour fonction de donner du « sens. L’interprétation nous installer à l’intérieur d’un point de vue sur le monde comme condition pour le faire exister ailleurs. Elle raccorde des mondes, elle rend possible le passage entre des mondes. A nos risques et périls. Et le premier risque c’est d’accepter que peut-être nous n’avons rien compris mais que ce geste d’accordage aura des effets. Pour moi, pour nous, pour les autres.
Dans l’enquête il s’agit d’intervenir dans une situation. C’est- à-dire de créer les conditions d’une rencontre. Pourquoi je m’intéresse à ceci plutôt qu’à cela ? Parce qu’une expérience particulière va peut-être modifier ma perception du monde. Mais déjà il faut commencer par se demander : quel est mon monde ? Est-ce que j’en ai un ? Ai-je un monde qui puise s’entrelacer avec un autre monde, supplémenter d’autres mondes ? Depuis quel endroit je m’adresse aux autres ? Sans mon lieu propre, je ne vois pas ce qui m’autorise à leur poser des questions… Et si je n’ai pas de monde, il faut que je m’en fasse un. Cela s’appelle l’amitié : être reliés par la contrainte à faire un monde (et non pas refaire le monde). On peut alors fabriquer des problèmes amis qui se situent entre des mondes.
Au fond l’enquête n’est rien d’autre qu’une thérapeutique. Cette thérapeutique ne cible pas ceux auprès desquels on va enquêter mais le monde dans lequel la rencontre va avoir lieu. Pour le dire autrement : on prend soin des relations qui tissent un monde, des formes de co-individuation et non pas d’individus déjà constitués.
Les enquêteurs ce sont des itinérants qui déambulent dans un patchwork de mondes. La connaissance devient ici migratoire. Ce qui est alors important c’est le retour. Comment faire retour à l’expérience ? Comment trouver les bonnes manières de dire, donc de traduire, d’en parler ailleurs ?
L’enquête est toujours une transformation au contact avec le dehors. C’est un potentiel d’existence. Lorsque je rencontre des fous qui s’organisent pour refuser leur assignation aux catégories psychopathologiques, des malades qui refusent la malédiction des cohortes statistiques censés déterminer leur avenir, des jardiniers qui font exister un fragment de la ville, lorsque je me mêle à une émeute qui fait apparaitre sous un autre jour l’espace dit « public », ma perception de la folie, de la maladie, de l’espace sont bouleversés. Pourquoi il n’en serait pas de même pour un psychiatre, pour un aménageur des espaces urbains, pour un médecin, pour un syndicaliste discipliné ? C’est là que la force du rassemblement intervient. C’est une force intensive qui déborde les groupes déjà constitués.
L’enquête permet l’affirmation de nouveaux modes d’existence de l’expérience. Mais aussi la destitution des machines de la représentation qui prétendent en dénier la possibilité. C’est en ce sens que la commune n’est pas seulement une affaire territoriale mais la confiance dans la possibilité qu’une expérience disruptive, n’importe où, ouvre le porte vers des nouvelles associations.
Pour toi, ils passeraient par où les chemins du dehors, je veux dire le dehors à ce système-monde ? par l’autonomie ? l’émancipation ? Ou quelque chose d’autre encore ? Peut être une multiplicité de fronts ? Une multitude de fragments ?
Le dehors est ce qui surgit lorsqu’une frontière s’estompe, devient poreuse. Lorsqu’elle devient une épaisseur. Le dehors est une zone générative, une région pour des être en métamorphose. Le lieu des métamorphoses contre les identités captives. Le dehors est toujours un lieu à faire, où se produiront des étranges rencontres avec autre chose que nous-mêmes. Il y a du dehors partout. Sauf dans le sujet souverain.
Et c’est en ce sens que le dehors est indissociable de la Commune. La pratique politique de l’antagonisme, du refus, de la défection, parce qu’elle affirme les formes singulières de la vie des communautés, peut entrainer ce que Marx appelait une auto-transformation par la lutte. Les processus d’émancipation sont bien sûr une désidentification aux catégories policières. Mais aussi des nouveaux régimes de sensibilité. Pas besoin ici de la clôture du Sujet, serait-il révolutionnaire. Tout le contraire : plutôt les espaces ouverts de la subjectivation incompossibles avec les univers policiers qui nous enserrent dans la représentation.
Il faut se constituer en forces et non pas en Front. Et ces forces sont des lignes de réappropriation. Elles instaurent des nouvelles perceptions. Comment-vont-elles nous affecter ? Et c’est que l’irruption révolutionnaire est inséparable des manières de prendre soin de nos affections.
La question qu’on doit se poser, à nouveau, est celle de la création d’un parti révolutionnaire. Le Parti intransigeant, incompossible, qui relie les forces de nos affections. Ceci n’est pas un programme mais la composition d’un plan.
Notes
1. | ↑ | Jean Baptiste Vidalou est l’auteur de Etre forêts. Habiter des territoires en lutte. Zones/Editions La Découverte, 2017. |