Dictionnaire amoureux du cortège de tête
Revue explicative et illustrée des pratiques des « cortèges de tête » en manifestation
En complément des deux articles « Comprendre le Black Bloc » publiés il y a quelques mois, nous proposons ici une revue rapide et morcelée des pratiques courantes de ce qu’on a appelé en France les « cortèges de tête », plus particulièrement lors des manifestations contre la loi travail (2016-2017) ou contre la sélection (2018). Il faut bien cela pour appréhender ce phénomène né lors du mouvement de 2016, qui tient depuis le haut du pavé dans chaque grand rassemblement. À noter que la plupart des pratiques décrites ici ne sont pas le seul fait des Black Blocs en tant que tels, mais que de nombreuses personnes non masquées s’y livrent aussi joyeusement pendant et aussi en dehors des manifestations.
NB : ces pratiques (casse, tag, etc.) existaient évidemment avant 2016, elles remontent même à la nuit des temps (en France, les premiers tags attestés se situent à la grotte de Lascaux, et la première casse est celle du vase de Soissons1). A l’occasion du regain d’attention médiatique dont elles bénéficient, nous décrivons dans cette courte étude les formes qu’elles ont pris récemment au sein du cortège de tête.
Un environnement : le « cortège de tête »
Le cortège de tête n’est pas à proprement parler une pratique aux frontières cohérentes. L’expression désigne simplement le cortège qui se forme librement à l’avant des manifestations, espace qui était autrefois occupé par les cortèges syndicaux, les manifestants « non syndiqués » suivant derrière. Le cortège de tête est né de l’envie de ne pas laisser aux seuls syndicats la « tête » de la manifestation, qui est la plus exposée aux caméras et à la police. Sa composition est très variée : lycéens, étudiants, retraités, grévistes, parents avec poussette, livreurs à vélo, gauchistes de tous poils, syndicalistes, et bien sûr, Black Bloc.
Le Black Bloc est donc une partie du cortège de tête, où il se forme des ensembles plus compacts, masqués, affublés des fameux « Kway noirs », et protégés par des banderoles renforcées. Néanmoins, le Black Bloc est une formation éphémère et autonome, et qui n’a aucun autre trait définitionnel que l’anonymat et l’équipement. N’importe qui peut s’y ajouter librement, à tout moment, ou s’en désolidariser. Ses contours sont mal définis, et des personnes type « Black Bloc » traînent souvent par petits groupes ou seules dans le cortège de tête.
Le cortège de tête fait corps avec le Black Bloc, le soutient dans ses offensives et ses replis, le protège et l’enveloppe. Mais il rassemble aussi d’autres « blocs » (Witch bloc, clown bloc, bloc soignant, etc.) et divers groupes indistincts qui s’entremêlent. Même si quelques embrouilles peuvent avoir lieu entre manifestant.e.s, l’usage d’une violence sélective et ciblée (pubs, banques, assurances, multinationales, police, etc.), y fait généralement l’objet d’un consensus tacite. Cette violence reste (hélas ?) très largement de l’ordre du symbole, du tag au bris de vitrine, comme nous le verrons.
La casse
Les « casseurs » sont souvent présentés comme des « individus » apolitiques et extérieurs à la manifestation venus profiter du chaos relatif qui y règne pour se livrer à quelques exactions gratuites contre le mobilier urbain. Loin de cette fable médiatique, la casse est une pratique collective au sein du cortège de tête, qui n’est d’ailleurs pas le seul fait du Black Bloc, puisque des syndicalistes, des jeunes manifestant.e.s non masqués et des adultes joviaux s’y sont livrés tout au long du mouvement contre la loi travail et de celui contre la sélection.
La casse, bien sûr, est un grand moment de réjouissance générale, qui réveille des plaisirs comparables à celui que vous preniez enfant à écraser des châteaux de sable sur la plage, ou celui que vous prenez encore adulte en entendant le fracas du verre dans le bac à recyclage. La casse est assez systématiquement suivie d’encouragements et de cris de louange (et plus rarement, hélas, des remontrances de quelques rabats-joie).
Contrairement à ce qui est élucubré par les médias, la casse est éminemment sélective. Elle vise généralement :
- Les publicités : dernièrement, par exemple, la très délicate pub de recrutement pour l’armée affichant un homme noir qui « progresse dans la vie » en protégeant « son pays ».
- Les vitrines des grandes banques, des grandes assurances, des grands magasins.
- Le mobilier urbain appartenant à des multinationales.
- etc.
Quant aux exemples qui sont utilisés par les médias, ils rapportent en général vaguement que « des commerces, des vitrines et du mobilier urbain ont été dégradés en marge des manifestations » au grand dam des pauvres commerçants du quartier, dont on rapporte les propos éplorés. Voir le très bon retour sur l’instrumentalisation politique des vitres de l’hôpital Necker, qui ont été brisées par un individu isolé, qui pourrait aussi bien être un policier. Il arrive hélas qu’il y ait de la casse injustifiée, puisqu’il s’agit d’un phénomène inorganisé. Néanmoins, la très grande majorité des casses a des cibles politiques.
« Mais à quoi ça sert de casser ? » demandera l’homo oeconomicus qui veut absolument que toute action ait une utilité et comporte plus de bénéfices que de risque. Il y a heureusement des milliards de réponses à faire à cette naïve question, pour peu que la casse soit stratégiquement adéquate dans un contexte donné. Notre envoyé spécial le 1er mai 2018 a glané ces quelques propos en micro-trottoir : « la casse est un geste créatif et poétique qui produit de la joie et de la beauté à partir d’un monde triste et morne » (Jérôme, 32 ans, casseur et poète) ; « la casse, c’est un début de réponse aux véritables ravageurs de notre planète » (Marie, 22 ans, casseuse et écolo) ; « par son caractère transgressif, la casse oblige à prendre soin les uns des autres » (Ahmed, 49 ans, casseur et psy) ; « la casse signe les retrouvailles avec une puissance politique perdue dans le droit de vote » (Caroline, 70 ans, retraitée qui aime les casseurs) ; « la casse, ça redonne de l’offensivité à des manifestations qui étaient parfaitement gérées et contrôlées par les autorités » (Julie, 27 ans, syndicaliste casseuse) ; « la casse : un outil de négociation avec qui ne veut plus négocier » (Maurice, 52 ans, chercheur et casseur) ; « la casse permet d’appliquer ce qu’on a appris en cours de philosophie et d’histoire géo » (Ilyna, 18 ans, lycéenne et casseuse) ; « quand on est assez de casseurs on n’est plus des casseurs, on est un événement » (Jésus, un ancien de mai 68) ; etc., etc.
Les tags
De même, le tag n’est pas une « dégradation » mais un embellissement. Il vient se réapproprier avec poésie des surfaces qui étaient envahies exclusivement par la mocheté de l’économie : murs, vitrines, mobilier urbain. Comme le dit un personnage d’Arturo Pérez-Reverte, dans un texte donné au bac en 2017 :
Cette société ne te laisse guère le choix des armes. C’est pour ça que moi, je choisis des bouteilles de peinture… Comme je t’ai dit avant, le graffiti est la guérilla de l’art. […]
Aujourd’hui, le seul art possible, honnête, est un règlement de compte. Les rues en sont la toile. Dire que sans tags, elles seraient propres, c’est un mensonge. Les villes sont envenimées. Tout y est salissant, la fumée des voitures, la pollution, tout est plein d’affiches avec des gens qui t’incitent à acheter des choses ou à voter pour untel, les portes des magasins sont pleines d’autocollants de cartes de crédit, des panneaux publicitaires, des réclames de cinéma, des caméras violent notre intimité… […]
Le tag est l’oeuvre d’art la plus honnête, parce celui qui la produit n’en profite pas. […] Parfois, on détruit un tag, mais cela ne se vend pas.2
Pour un très bel aperçu de la beauté et de la drôlerie des slogans taguées sur les murs au cours du mouvement contre la loi travail, voir l’excellent article « Vandalisme et épigraphie« .
Les projectiles lancés sur la police
Voilà un point qui ne fait pas consensus3. Le rôle de la police dans la société est bien entendu ambivalent, et ne se laisse évidemment pas saisir par des formules aussi simples et contraires que « protéger et servir les citoyens » ou « être les larbins de l’Etat et du Capital ». Hélas, il reste que « lorsqu’un ordre dominant est remis en question pratiquement, il use de la police pour retenir, contenir ou écraser ce qui le menace », comme le dit une sympathique dissertation sur la haine de la police. Toute initiative en dehors des clous (de la vente de drogues à la manifestation, en passant par un atelier de maçonnerie devant une banque) se trouve de fait face à la police, et devra donc soit en découdre avec la police, soit se la rallier.
Ce dilemme, ce face à face obligatoire a produit, depuis en gros deux siècles que la police existe, une hostilité déclarée des deux côtés : ceux qui maintiennent l’ordre, et ceux qui le contournent ou veulent le renverser. On ne sait plus trop qui a commencé, mais la petite chronologie hebdomadaire des violences policières et le décompte interminable (voir celui du 1er mai 2017 à Paris) des blessés aux manifestations4 pourraient donner quelques pistes à propos de qui « attaque », et de qui « réplique ».
Parmi les projectiles lancés sur la police, il faut bien dire que le plus récurrent et communément utilisé est le slogan. N’étant que verbal, il n’est pour autant pas sans risque, puisqu’il peut déclencher de violents « débordements » policiers, selon BFMTV.
Assez souvent, et selon une tradition bicentenaire, des manifestants projettent également quelques bouts de trottoir, pavés et blocs de terre sur les CRS et les gendarmes mobiles, « en réplique » à des provocations policières parfois gratuites, comme le gazage lacrymo ou des tentatives de scinder et bloquer le cortège de tête (alors que celui-ci peut aussi bien être pacifique, par exemple le 8 mai 2017 à Paris, où il a aussi été scindé). Beaucoup plus rarement, des cocktails molotov sont lancés ; leur utilisation est controversée, mais on peut noter que leur usage est généralement défensif, en vue de tenir en respect les policiers, lorsqu’ils agressent les manifestants (voir, encore une fois, le bilan des violences du 1er mai).
En outre, il faut noter que la palme des plus nombreux et des plus violents lancers de projectiles est facilement attribuable aux forces de l’ordre à chaque manif. Voir le décompte suivant (non exhaustif, juste ce qui a été filmé) pour le 12 septembre 2017 à Paris :
Les pillages de supermarchés
A ce sujet, nous laissons à votre discernement le compte-rendu de l’émeute des lycéens de Bergson, le vendredi 23 mars 2016 à Paris, à la suite de l’agression d’un de ces lycéens par un policier. Il ne s’agit pas à proprement parler du fait d’un cortège de tête au cours d’une manifestation légalement annoncée, mais cet amusant récit en dit long sur le sens de cette pratique et la joie qui s’y déploie :
Midi sonna lorsque nous étions en route vers Jaurès. Les lycéens sont habitués à un rythme de vie bien précis. À midi on mange. C’est donc tout naturellement qu’un Franprix fut pris d’assaut. Les employés tentèrent de fermer le rideau métallique ce qui ne fit rien du tout sachant que les lycéens à l’aide de leurs bras tendus empêchèrent ce dernier de se fermer. À la sortie du supermarché les gourmands envoyèrent sur une foule en délire chocobons, ferrero rocher, kinder pingui ou bueno, jus de fruits, sandwich jambon-emmental, salades bonduelle, etc. 400 mètres plus loin la foule reprit son pas de course, non de sprint, les flics n’arrivaient de nulle part, il n’y avait rien à signaler ?? Si un autre Franprix !! Rebelotte.
C’est donc les sacoches remplies que nous arrivâmes à Jaurès. Un SDF ne crut pas si bien faire le matin où il s’installa sur cette aération du métro. Il fut inondé de chocolats et de jus fruits. Nous laissâmes le SDF quelque peu secoué par ce père noël matérialisé en dizaines de lycéens excités. Plus loin sous le métro aérien ce sont les migrants qui eurent droit à leur ration de marchandises. On entonna un « solidarités avec les migrants » de circonstance, pour agrémenter le repas. D’autres criaient « donnez tout ! » ou « c’est noël ». En tout cas les lycéens de Bergson ont assuré une exemplaire redistribution des richesses en 10 minutes.
En guise de conclusion
Après avoir décrit en toute objectivité ces pratiques, on peut enfin s’interroger sur leur « utilité », leur « efficience » ; on peut aussi s’inquiéter qu’elles ne « décrédibilisent » les revendications portées sur la manifestation. Ça, il faut en juger historiquement, et c’est un peu dur d’avoir aujourd’hui le recul nécessaire sur notre situation et sur ce qu’elle impose en termes pratiques. Il n’est pas certain que ces pratiques soient aptes à faire grossir le mouvement. Il n’est pas certain non plus qu’elles permettent d’obtenir l’attention du gouvernement ou qu’elles préparent son renversement. C’est pourquoi on ne peut s’en contenter : il faut multiplier les pratiques de contestation, légales et illégales.
En attendant, ce qui se passe dans le cortège de tête, c’est le bonheur d’être ensemble dans l’adversité, de faire communauté, et de retrouver une puissance d’agir qu’on a guère en tant que citoyen.ne, travailleur.e ou consommateur.e. C’est une reprise d’initiative salutaire en ces temps de crise. Quant aux casses, tags, projectiles et autres frasques « radicales », il s’agit de bien peu de choses face aux violences commises quotidiennement par le cours des choses. Et puis, quoi qu’il en soit, rappelons à qui profite le crime : le cortège de tête, ça crée de l’emploi5 !
Un philosophe produit des idées, un poète des vers, un curé des sermons, un professeur des bouquins, etc. Un criminel produit la criminalité. […] Le criminel produit tout l’appareil policier ainsi que de l’administration de la justice, détectives, juges, jurys, etc., et toutes ces professions différentes, qui constituent autant de catégories dans la division sociale du travail, développent des habiletés diverses au sujet de l’esprit humain, créent de nouveaux besoins et de nouveaux moyens de les satisfaire. […]
Est-ce que le métier de serrurier aurait atteint un tel degré de perfection s’il n’y avait pas eu de voleurs ? Est-ce que la fabrication des chèques bancaires aurait atteint un tel degré d’excellence s’il n’y avait pas eu d’escrocs ? […] Le jour où le Mal disparaîtra, la Société en serait gâtée, si même elle ne disparaît pas !
Notes
1. | ↑ | Le premier casseur français : « Le Vase de Soissons est une anecdote – tragique – qui se passe lors de la prise de la ville de Soissons, en 486. Au cours du partage du butin après la prise de la ville, un guerrier franc casse volontairement un vase en morceaux avec sa petite hache (une francisque, la hache des Francs) alors que le roi Clovis le veut pour lui. Un an plus tard, Clovis jette par terre la francisque de ce guerrier. Celui-ci se baisse pour la ramasser. Clovis en profite pour prendre sa hache et pour lui fendre le crâne, en lui disant : « Voilà ce que tu as fait au vase de Soissons ». » La répression était déjà rude.
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2. | ↑ | Arturo Pérez-Reverte (écrivain espagnol), El francotirador paciente, 2013 |
3. | ↑ | Voir par exemple l’opinion d’Eric Hazan et la réponse qui lui a été faite. |
4. | ↑ | On peut se convaincre de la violence que fait régner la police en manifestation via cet article, par exemple : https://rebellyon.info/Une-cartographie-des-violences-policieres-16143 |
5. | ↑ | Marx, Bénéfices secondaires du crime. |