Matériaux

Télévision : un champ de chiens de garde (Bourdieu)

On ne cesse pas d’être surpris par la malhonnêteté de beaucoup de médias et de journalistes télévisés. Qui n’en serait pas déjà convaincu peut toujours aller voir notre article sur le JT de France 2, ou bien l’excellent travail d’Acrimed. Sauf qu’on finit par s’interroger : comment est-il possible, pour des gens a priori pas si bêtes et dont la carrière a tout de même été déterminée par un désir d’informer, de faire un tel déballage d’aveuglement, d’incompétence, d’hypocrisie ?

C’est cette question que se posait déjà Bourdieu dans son cours « Sur la télévision ». Pour y répondre, il tente d’analyser le champ journalistique1, cet univers où se forment et exercent ceux qui diffusent l’info. L’objectif est clair : montrer que la faillite du journalisme tel qu’on le connaît ne tient ni à des défauts personnels des journalistes, ni à des manipulations de l’extérieur (bien que l’on puisse aussi être sensibles à ces deux problèmes). Bien plutôt, c’est la façon même dont fonctionne le champ télévisuel qui le détermine à produire la mascarade à laquelle nous avons encore le droit tous les jours. Rien ne vaut une bonne fiche de lecture pour éclairer la manière dont sont produits journalistes et informations, bien loin des faux idéaux de pureté qui sont ceux des concernés.

  • La course à l’audimat

L’aspect le plus immédiat qui caractérise le champ journalistique de la télé, c’est qu’il est soumis à l’objectif du plus grand audimat. Cette course à l’audimat a plusieurs conséquences sur la production de l’information.

  1. Le scoop : Le meilleur moyen pour une chaîne/un programme de se différencier reste le « scoop » puisque le scoop est, par définition, l’information que les autres n’ont pas. En fait, de manière générale, c’est la vitesse qui va s’imposer comme dynamique de l’info télévisuelle : il va s’agir de dire toujours plus de choses, et plus rapidement. C’est un journalisme de l’urgence. Bourdieu ajoute que l’urgence se double généralement d’une amnésie très rapide, d’une mise en oubli permanente de ce qu’il s’est passé il n’y a pas si longtemps.
  2. La concurrence : Il s’ensuit donc qu’il y a une concurrence permanente entre les média. Mais il s’avère que, dans ce cas spécifique, la concurrence produit moins des approches différenciées qu’une grande homogénéité de l’information. Pourquoi ? Parce qu’il est nécessaire, pour n’importe quel journal, de ne pas se laisser prendre de vitesse par les concurrents : si tel média parle d’un événement, alors les autres médias devront aussi en parler pour n’être pas largués. Donc tout le monde parle de la même chose.
  3. Les idées reçues : Problème : la vitesse ne permet pas de prendre son temps pour analyser et réfléchir. Qui n’a pas le temps de réfléchir va très simplement se référer à des « idées reçues par tout le monde, banales, convenues, communes » qui ont le double avantage de ne demander d’autre réflexion que leur mobilisation immédiate, et d’être immédiatement comprises par l’audience. Génial donc : on cumule les principes de la vitesse, et du potentiel d’audience maximale. De ce fait, malgré des positions différentes, les journalistes vont, encore une fois, faire le même genre d’analyses puisqu’ils passent tous par les mêmes catégories.
  4. Le fait divers : Mais pour vraiment toucher le public et être dans le scoop, l’information doit être la plus séduisante possible. D’où le principe général de la fait-diversion : il va s’agir, pour les journalistes, de parler avant tout des événements sur le ton du drame, et en n’informant jamais sur la normalité banale. A propos des banlieues, par exemple, on n’entendra parler que des émeutes, des gangs, en bref des problèmes et jamais de la trame de la vie quotidienne. A la limite, le principe de la fait-diversion en vient à donner artificiellement de l’importance à ce qui n’en a pas : d’un simple voile portée par une collégienne, on fera une affaire d’Etat, souvent grâce à l’aide d’intellectuels de la télévision qui viennent surcharger de sens un événement qui n’en a que peu. La fait-diversion a aussi toute une dimension de spectacle que Bourdieu juge démagogique : il s’agit vraiment de donner à voir tout un tas d’images qui flattent des tendances voyeuristes, au détriment de la recherche d’une information critique.
  • Les distorsions de l’entre-soi

Un autre aspect décisif de la production de l’information, c’est qu’elle est forcément orientée selon le point de vue très particulier qu’est celui des journalistes sur les événements

  1. L’effet lunette : En effet, contrairement à l’idéal qu’on en a, le journaliste est loin d’être un observateur impartial des événements. La plupart des journalistes ont fait des études similaires, dans des institutions spécifiques, se connaissent entre eux, se rencontrent fréquemment, partagent les mêmes contraintes dans leur travail. Généralement ils ont aussi des provenances sociales assez similaires. Si l’on ajoute encore que, pour l’essentiel, les journalistes sont eux-mêmes informés non par l’observation directe, mais par d’autres informateurs (agences de presse, journalistes dans un autre média), on comprend que la production de l’information se fait dans un cercle très restreint où les points de vue et préoccupations sont très spécifiques, et se répondent entre eux. En fait il s’avère généralement que la structure objective du champ journalistique entraîne naturellement une quasi équivalence entre le point de vue standard du journaliste, et le point de vue bourgeois. Ainsi, loin d’être des informateurs objectifs, les journalistes ont ce que Bourdieu appelle une lunette spécifique qui leur donne une certaine vision du monde et de ce qui importe. Et c’est cette lunette qui se traduit effectivement dans la présentation de l’information : seront présentés comme extraordinaires les faits qui paraissent extraordinaires aux journalistes, et normaux ceux qui leur apparaissent normaux, scandaleux ceux qui leur apparaissent comme scandaleux, etc…
  2. Entre-soi et autoconfirmation : Il est bien évident que les journalistes ont cependant l’impression de faire effectivement de leur mieux pour informer (du moins on peut le supposer). Mais l’illusion se maintient toute seule, avec l’aide de mécanismes d’autoconfirmation. Le premier de ces mécanismes tient à la mobilisation des intervenants pour des émissions. Pour trouver des contributeurs, les journalistes ne vont pas chercher les plus qualifiés (souvent jeunes, peu connus, et turbulents) : bien plutôt ils vont mobiliser toujours la même liste d’intellectuels dont ils savent qu’ils pourront obtenir une contribution sur n’importe quel sujet, sans faire de vague dans le système médiatique. Donc le point de vue journalistique se trouve magiquement confirmé par le point de vue des intervenants qui semblent pourtant extérieurs au champ journalistique.
  3. L’effet de réel : Second mécanisme : le journalisme produit un effet de réel. Un exemple pour comprendre : des lycéens se mobilisent contre telle ou telle réforme qui impacte leur avenir. La plupart d’entre eux n’ont pas d’opinion politique très formée. Pour autant, le journaliste va vouloir les identifier à telle ou telle tendance. Pour ce faire, il va demander la mobilisation d’un « représentant », généralement un lycéen plus politisé que les autres (donc peu représentatif) et faire comme si ce représentant disait la vérité du mouvement. Le journaliste crée artificiellement des représentations selon ses propres critères. Le mouvement se trouve alors politisé par les catégories usuelles du journalisme, alors qu’il ne l’était pas au départ. Magique : c’est le réel qui s’adapte à l’information qu’on veut en donner.
  • La conversion journalistique de l’information et de la parole

En fait on peut même se rendre compte que les journalistes opèrent en permanence une conversion des discours des acteurs en un format qui sied à leur point de vue.

  1. La construction des positions : Premier exemple classique : un plateau télé qui rassemble des interlocuteurs pour un débat. Là où il y a apparence d’une confrontation de discours très différents, la réalité est bien plus complexe. La composition du plateau déjà, produit des effets de sens très importants. Par exemple si on invite un représentant d’extrême-droite et un du centre, le centre paraît à gauche. Alors que, face à un représentant de gauche, ce même centre semblera être de droite. Le sommet de cette manipulation de ce qui a l’apparence d’un débat tient dans ce que Bourdieu appelle les faux débats, c’est-à-dire les rencontres où les deux opposants sont en réalité très proches, autant dans la théorie qu’en termes mondains. Bref la logique d’un débat télévisuel est souvent moins l’exposition de positions objectives et indépendantes que la mise en valeur d’opposition plus ou moins factices et intéressantes (souvent plus factices et moins intéressantes selon Bourdieu).
  2. Le jugement journalistique : Même dans les débats qui ont l’air de respecter les principes démocratiques, par exemple entre une délégation CGT et un Ministre, les journalistes opèrent une importante censure inconsciente. C’est qu’en effet le présentateur a le pouvoir de distribuer la parole, d’interrompre, voire même de juger. Il peut donc déjà orienter le sens. Mais, plus encore, le débat télévisuel est foncièrement inégalitaire : les habitués de la télé que sont les politiques et journalistes ont un immense avantage en ce qu’ils connaissent les codes du média. Au contraire des intervenants extérieurs (un ouvrier par exemple) peuvent être complètement démunis et n’avoir pas les moyens de faire entendre leur parole, même lorsqu’ils ont une présence matérielle. Il suffit que le présentateur coupe, ne donne pas la parole quand l’intervenant a quelque chose à dire, ou la donne quand il n’a rien à dire, et voilà la position de notre intervenant complètement défigurée, voire censurée. On le voit vraiment bien dans des cas que décrit Bourdieu où, en deux heures de débats, un délégué ouvrier n’aura eu la parole que 5 minutes, tout compris (et on retrouve là l’immense contrainte de la vitesse). Et on doit encore évoquer le fait que tout intervenant, avant d’avoir une visibilité médiatique, doit se soumettre à la sélection du journaliste décidant si oui ou non il « passera bien à la télé ».
Un journaliste de LCI nous montre un bel exemple de censure au nom de la « vérité »
  • L’interaction avec les autres champs

Le fait que le champ journalistique a ses logiques propres (dont on a vu beaucoup d’exemples au-dessus) n’empêche pas qu’il soit aussi en relation avec d’autres champs sociaux, relations qui participent aussi à le structurer.

  1. Le type le plus évident, c’est la relation au champ économique. Il y a certes la course à l’audimat que l’on a déjà vue, mais aussi des problèmes plus concrets comme le financement des médias. En règles générales, les propriétaires des média n’exercent jamais une censure directe. Ils n’en ont en fait pas besoin. En effet on imagine bien que si on est journaliste sur une chaîne possédée par Bouygues, on ne va pas aller dire que Bouygues est une entreprise horrible. Tout simplement parce que sinon ça veut dire qu’on va être viré. En tout cas ça va poser plein de problèmes au journaliste en question, mais aussi à l’ensemble de ses collaborateurs. D’une certaine manière, ce sont tous les collaborateurs qui exercent entre eux une pression avec l’idée qu’il ne faut pas aller embêter Bouygues. De ce fait, une telle provocation ne viendrait à l’idée de personne. De manière générale, la nécessité pour chacun d’avoir un salaire, les envies de carrières, de reconnaissance etc… limitent l’ampleur des contestations, et produisent un certain conformisme puisque le conformisme permet généralement l’amélioration des situations (ce qui n’empêche pas qu’il y ait des contestations internes, des réflexions critiques sur le sens du journalisme et le fonctionnement du système, mais ces contestations sont presque toujours portées par ceux qui ont le moins de pouvoir).
  2. Intellectuel-journaliste, journaliste-intellectuel : Autre relation hors champ journalistique : l’entente relative des journalistes avec des politiques et intellectuels dont les passages médiatiques apportent des profits aux deux partis. Du côté des intellectuels, on se rend compte assez vite que les plus médiatiques sont généralement les « ratés » de leur champ scientifique. Sachant qu’ils n’auront pas de crédit parmi leurs pairs, ils se construisent un prestige par l’intermédiaire de la télé et d’une certaine collusion avec les journalistes. A l’inverse ces intellectuels sont très pratiques pour les journalistes puisque, comme on l’a vu, ils sont en permanence mobilisables, sont des têtes connues, et trouvent leur public sans remettre en cause l’ordre médiatique général (au contraire, par exemple, de chercheurs plus qualifiés mais plus dérangeants). On pourrait aussi montrer qu’il y a une certaine classe de politiques qui sont devenus des experts de l’agitation médiatique et qui ont le même genre de relations avec les journalistes. Enfin, cas le plus amusant, on peut s’amuser à observer le cas de ces journalistes qui deviennent écrivains, et de ces écrivains qui deviennent journalistes sans autre légitimité que celle acquise sur des plateaux télés où ils officient des deux professions, « sans guère de talent ni pour l’une ni pour l’autre » nous dit Bourdieu.
  • Quelle place spécifique du média télé ?

Nombre des logiques dont nous avons parlé peuvent se retrouver dans les structures de différents média. Mais la télé a opéré une transformation importante en devenant, pour beaucoup, l’unique média d’information, en prenant, de très loin, le pas sur les anciens média, journaux et radios et, surtout, en généralisant la logique de la course à l’audimat. Sans que la télé puisse revendiquer un monopole, ce sont les logiques télévisuelles propres à la télé « à succès » qui tendent à s’imposer à toutes les formes médiatiques. Même Arte, qui revendiquait à ses débuts son ésotérisme exigeant, s’est soumis à une logique de l’accessibilité, voire de la séduction envers les téléspectateurs. On peut en dire autant de média qui, du temps de leur hégémonie, devaient leur succès à une réflexion de qualité : ainsi du journal Le Monde, par exemple, qui est passé du statut de journal exigeant à celui de journal d’information comme un autre (c’est-à-dire plutôt médiocre).

Conclusion : On retiendra surtout que l’info, comme toute autre chose, ne descend pas simplement du ciel des idées. Elle est produite, et on sait déjà que tous les modes de production ne sont pas des plus sympathiques. Une consolation : on peut au moins espérer que la médiocrité des journalistes n’est pas tellement de leur faute.

Notes   [ + ]

1. Un champ social est défini par 4 termes :
1. un ensemble de positions en relations les unes avec les autres, relations souvent hiérarchiques (ainsi dans le champ journalistique, on a des pigistes, des assistants, des intervenants, des présentateurs, des directeurs, etc etc… qui agissent tous en fonction les uns des autres)
2. des règles propres au champ et que tous les acteurs reconnaissent (il y a des bons modes d’investigation, des contacts qu’on peut avoir ou non, des choses qu’on a le droit de dire ou non, etc…)
3. une illusio, c’est-à-dire des objectifs que tous les acteurs partagent (à la fois devenir un journaliste important, faire carrière mais aussi essayer d’informer le mieux possible)
4. un habitus qui détermine les formes de la « raison pratique ». Cette dernière correspond à ce que font les acteurs parce qu’il va de soi qu’il faut le faire dans le champ. La raison pratique est aussi une raison des considérations stratégiques (si j’obéis aux règles du champ, c’est parce que le respect des règles apporte un profit relativement à l’illusio du champ). Cet aspect est très important parce que c’est par là qu’on comprend que les acteurs d’un champ peuvent être relativement inconscients de la réalité de leurs pratiques.

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