Situation

Survivre au printemps 2018

"Notre sur-vie" : le texte (1/2)

En cette fin de printemps 2018, voici un texte qui a un peu circulé début juin, pour tirer quelques conclusions de de ce qui s’est passé, et poser les bases de ce qui pourrait venir. Il a été écrit à plusieurs cerveaux et émerge d’une position commune, celles de diverses personnes, notamment étudiant·es et soignant·es, qui ont pris part aux occupations, aux manifs, aux rencontres des derniers mois.

Ce texte fut également le texte d’ouverture de discussions qui ont eu lieu en juin. Nous publierons par la suite quelques fragments de ce qui s’est dit ces jours-là.

Le mois de mai se retire. Il n’y a pas eu de marée populaire. La plupart des facultés ont été évacuées. Les travailleurs ne se sont pas massivement mis en grève… Mais nous ne sommes pas dans une reconstitution du cours normal des choses. Des figures à déchiffrer évoquent désormais l’évidence d’une transformation profonde du terrain, de la temporalité et des pratiques qui sont les nôtres, travaillées par un processus de recomposition aussi mystérieux que délicat à accompagner.

Changement de temporalité : celle du « mouvement social » a été, une fois de plus, mise en échec. Pouvait-il en aller autrement, tant celle-ci était marquée par l’horizon névrotique d’un manque fondé sur la linéarité qui doit conduire à l’événement, mais aussi l’obsession du retour cyclique d’une explosion sociale ? Ce qui nous semble le plus intéressant n’a pas tant été ce qui fut recommencé que ce qui s’est esquissé de nouveau, au fil des obstacles rencontrés par les différentes mobilisation, et des rencontres suscitées par ces obstacles.

Changement de terrain : des 101 interpellés d’Arago aux facs évacuées, en passant par la destruction de la ZAD et ses mutilés, l’idée que la lutte passe par l’occupation héroïque d’un espace homogène semble de plus en plus difficile à maintenir. Quand les forces de l’ordre ne se mêlent pas de les anéantir, ces espaces dépérissent parfois par la lassitude que suscitent les faibles gains retirés sur le terrain de l’offensive. Dans le même temps, nombre de rendez-vous éphémères pointent vers une structuration véritablement transversale de la résistance, foyer après foyer, avec ses apéros, banquets, déambulations ou blocages. Nouvelle guérilla, désorganisation possible de leur gouvernementalité et retours possibles d’expérience : il y a toute une pratique de la convivialité politique ou de l’amicalité insurgée à approfondir.

Changement des pratiques : alors que la casse en manif est en passe de devenir médiatiquement plus consensuelle, certains voudraient faire du cortège de tête un second lieu de représentation. Peut-il demeurer la puissance destituante, de plus en plus hétérogène, qu’il est devenu au fil du temps? L’opération de criminalisation des manifestants en tant que tels, dans leur accointance avec les « casseurs », à laquelle le gouvernement commence à se livrer, pose de plus la question de savoir combien de temps il sera possible de laisser s’exprimer la colère dans ce régime d’événementialité-là. La recherche de nouvelles formes d’action qui accompagnent ces formes de présence intempestives dans la rue devient urgente.

Cette reconfiguration des pratiques se double d’une reconfiguration du partage de l’expérience de l’action : des collectifs comme le Comité d’initiative ou la Plateforme d’enquête militante, des actions comme celles des cheminots, des hospitaliers ou des postiers attirent des groupements hétérogènes et se renforcent d’une multitude de non-grévistes. Des rencontres entre le monde de la culture et les travailleurs du rail ont lieu dans les théâtres. Les étudiants, de leur côté, ripostent à la fin des occupations par une surprenante guérilla administrative qui les met en état de perturber durablement les universités, tout en faisant appel aux travailleurs en lutte mobilisés à proximité de leurs facultés. Les étudiants et leurs alliés de situation découvrent ainsi la possibilité de tout un plan de combat pour la rentrée… Des nouvelles formes d’hospitalité voient aussi le jour contre la brutalité de l’ordre gouvernemental à l’égard de ces corps étranger que seraient les migrants. Mais de plus en plus nombreux, nous nous découvrons un corps étranger au corps social. Bref, tout se passe comme si le cortège trouvait à s’exprimer dans d’autres formes d’actions et de spatialités débordantes.

Le mois de mai se retire. Les victoires promises s’estompent-t-elles à l’horizon ? Avons-nous jamais cru à ces mirages ? Ne savions-nous pas que ce mai serait rampant ou ne serait pas ?

Soudain, le pessimisme se renverse dans une sorte de joie lucide : face à l’ampleur de l’offensive, on s’étonne que quelque chose bouge encore.  Sur le passage du rouleau compresseur de l’apocalypse low-cost, des mains se lèvent, on saute à la gorge du conducteur, on met le feu à une effigie ou à tel ou tel engin de chantier. Tout pointe vers un renversement de paradigme : l’opposition ne semble plus passer entre la vraie vie de la subjectivité affranchie des rapports marchands, et la fausse vie ou survie de l’être pris dans le rapport salarial et les impératifs concurrentiels. C’est l’un et l’autre qu’on tente d’enterrer, selon des modalités différentes.

Ce qui semble se faire jour, c’est une cohabitation forcée et de plus en plus schizophrène entre le désastre et ce qui le refuse. Que veut dire demeurer intense et agissant, quand on prétend nous enterrer vivant ?

Le délabrement progressif de l’Etat keynésien a défini pendant des décennies la topologie des luttes de résistance. Aujourd’hui, nous apprenons à vivre entre ses ruines. Il ne faudrait pas se contenter de cela. 

Dans la survivance de notre résistance il y a quelque chose d’impossible à assassiner qu’il faut comprendre et préciser. Qui peut dire qu’un « mouvement » est fini quand on se tient à distance de toute idée de linéarité?

À côté des réflexes structurés par le manque et la nostalgie, on peut rechercher un débordement qui se construit à partir d’une réjouissante positivité. Ce qui se trame dessine un nouveau paysage. Il faut l’étendre et en approfondir la réalité. Aucune prétention hégémonique ne pourra s’opposer au maillage de ces foyers d’intensités, à ces rencontres qui tissent une force commune, à ces échanges qui nous rendent plus sensibles, à ces nouvelles perceptions qui accroissent notre présence au monde.

Nous ne voulons pas apprendre à survivre dans les ruines. Nous voulons mettre en ordre de bataille l’altérité de notre désir qui donne les coordonnées d’une sur-vie à venir.

Nous pouvons en tracer quelques lignes de force : il s’agit, pour tous, de libérer le temps. Temps subjectif de constitution d’un rapport sensible au monde, temps objectif de confrontations ouvertes et de liens à même de tracer notre histoire. 

Toutes les complicités qui se maillent pourraient grandir en se formalisant, par le biais d’une mise en commun, d’un partage encore plus intense des savoirs, des pratiques et des expériences. La situation devrait jouer en notre faveur : les barricades se matérialisent et s’ancrent dans les subjectivités. Qui peut feindre de ne pas voir dans l’intensité croissante des confrontations de part et d’autres le schéma d’une guerre ? Il faudrait affirmer que nous sommes un camp, et que l’on peut nous rejoindre. 

Il s’agit aussi d’affranchir le monde, d’en soustraire toutes les nuisances, de re-situer la vie pour lui redonner son éclat. Nous ne sommes plus en attente de la catastrophe, nous y sommes, ou nous venons après : à nous d’en renverser à terme la signification et que des ruines émergent une vie digne d’être vécue.

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