L’éducation, radicalement politique
Et si on sous-estimait ce qu’est la politique? Entre les médias et le « jeu politique » trop classique, nous résumons trop souvent le politique à la mise en place de lois qui ont pour mission d’encadrer (ou de libéraliser d’ailleurs) le fonctionnement « réel » des choses. Mais c’est ce « réel » qui pose problème : en réalité il correspond le plus souvent à l’ordre des choses établi et donc à une limite qui est posée face à des évolutions possibles ou souhaitées. Un individu, dans sa vie, doit se débrouiller avec des conditions matérielles. Pour une certaine part, ces conditions matérielles peuvent être limitantes « par nature ». A priori on ne peut pas voler puisqu’on n’a pas d’aile, ni de jet pack intégré. Néanmoins l’environnement matériel est très largement social : je ne peux pas voler tout seul, mais si j’ai accès à un avion, magiquement cela devient possible. On dira donc au moins qu’est politique toute action qui influe sur la distribution des ressources et contraintes sociales qui façonnent l’environnement collectif de l’individu : déterminer qui peut voler tient du fait politique, parce que c’est déterminer qui peut avoir accès à un avion. Évidemment la ritournelle contemporaine fixe la limite du côté de l’économie : si tu peux te payer un avion tant mieux ; sinon tant pis. Et puis tu n’avais qu’à être plus riche. Mais si l’on admet que cette limite n’a pour elle que son histoire et ses défauts, alors d’autres perspectives s’ouvrent. Et si c’était pareil pour l’éducation ?
Cette année a été marquée par deux grandes réformes de l’éducation : Parcoursup et la réforme de la structuration des cours au lycée1. Deux mesures qui s’inscrivent dans un système éducation policée. D’abord parce qu’elles traitent l’école principalement comme une fonction qui à un élève x attribue une certaine formation et un diplôme que le marché de l’emploi pourra rentabiliser. Tout gouvernement a beau vouloir réformer, voire révolutionner, son système scolaire, il n’en reste pas moins fidèle à une école qui centralise et contrôle les formes d’apprentissage et la valorisation des savoirs. Tout savoir qui n’est pas scolaire est ainsi relégué au rang de passe-temps. D’autre part, ces nouvelles mesures tendent à limiter de plus en plus l’aspect de brassage que l’on pourrait attendre de l’école. En effet l’on pourrait imaginer que tous les élèves entrent égaux à l’école, puis que celle-ci se charge de les orienter selon leurs capacités et leurs choix. En réalité, les différences extra-scolaires vont systématiquement se convertir en différences intra-scolaires. Le capital culturel familial, le lieu d’où l’on vient déterminent de plus en plus le destin des jeunes au sein de l’éducation. La faute notamment à un effort d’individualisation des parcours. Si l’idée d’une attention aux particularités de l’élève paraît souhaitable au premier abord, on obtient en fait un résultat qui ne correspond pas aux bonnes intentions. Le parcours proposé aux élèves sera certes individualisé selon les capacités, mais ces capacités sont largement déterminées par l’environnement social de l’élève. Ainsi les institutions de l’éducation, derrière leur apparence d’objectivité, se traduisent en formes structurelles de contrôle des parcours et des savoirs. Ce constat étant fait, nous nous devons de rappeler que l’impact général de ces institutions est lui-même un problème politique. On pourra notamment s’en rendre compte au travers de l’histoire des individus et de la société formés par cette éducation. Laissons pour cela la place à des voix bien placées.
Ivan I. 2, bénévole dans un centre d’accueil pour les jeunes dans une « cité difficile » et sociologue de formation, nous rappelle quand même l’évidence:
C’est pas compliqué : si meilleures études = meilleur boulot, t’as plutôt intérêt à faire les meilleures études. En France, le mérite, il marche que jusqu’à ton dernier diplôme. Après, tu peux être le meilleur travailleur du monde, t’auras que dalle. La rémunération au travail est très injuste : entre le cadre qui se touche la moitié de la journée et qui gagne 3000 balles, et le mec qui guillotine des poulets 12h par jour et en gagne 1300, je dirais pas que c’est le cadre le plus méritant. Au mieux il a fait quoi? Une prépa, il a galéré pendant 2 ans et voilà. L’autre il va rester comme un crevard pendant 30 ans, c’est pas pour ça qu’il aura un avancement.
Interrogé plus spécifiquement sur l’endroit où il bosse, il me répond :
Ironiquement certaines familles de la cité doivent être parmi celles qui insistent le plus sur les études en France. Les mamans veulent pas que leurs gosses restent croupir. Sauf que les gosses, ils partent avec un gros retard : ils entendent pas du Français « comme il faut » avant d’arriver en primaire, les parents ont pas le temps de leur apprendre plein de trucs de base, du coup ils sont en galère déjà très jeunes. Certains s’en sortent parce qu’ils sont hyper déters. Mais pour la plupart, c’est déjà difficile avant le collège. Et puis les conditions sont souvent vraiment terribles : y’a tellement pas de moyens dans les cités que les collèges ont souvent des profs absents 6 mois sans remplacement. C’est courant ce genre de trucs. Ça bataille sec sur Parcoursup mais si tu commences au mauvais endroit, c’est carrément avant l’université que ça va poser problème. L’avantage d’avant Parcoursup, c’était qu’au moins certains qui arrivaient jusqu’au bac pouvaient se refaire un parcours scolaire après l’université : il trouvait de l’intérêt à ce qu’ils faisaient, ils fréquentaient des gens qui venaient d’ailleurs, bref ils arrivaient enfin dans un environnement scolaire où ils pouvaient faire des trucs. Là on l’a vu dans les faits : cette porte elle est en train de se fermer violemment à leur gueule.
L’accès à l’école se traduit notamment par des potentiels de déplacements. Déplacement social quand on rencontre des gens qui viennent d’autres lieux et milieux. Déplacement culturel lorsqu’on s’y trouve des intérêts et des passions qui n’existent pas dans notre entourage. Déplacement spatial encore quand on va à l’école (le bâtiment), faire ses études dans d’autres villes et pays. A cet égard, l’accès à l’éducation est forcément politique : nés et éduqués dans un milieu désavantagé à presque tous les égards, ceux qui viennent des couches les moins favorisées ne bénéficient en général qu’assez peu de ces potentiels de déplacement dont on jouit en général d’autant plus qu’on arrive déjà avec les plus grands moyens économiques et culturels. Il ne suffit donc pas seulement de s’intéresser à des individus plus ou moins méritants. Bien plutôt, il s’agit de savoir à quoi tels parcours que l’on peut proposer à nos plus jeunes vont les rattacher : à une carrière professionnelle ou universitaire (souhaitée ou non), à des intérêts, passions ou même des dégoûts, ou encore à des groupes d’amis, de pairs, de collègues. Plus encore, il s’agirait à chaque fois de savoir s’il s’agit, quand on les rattache, de les enchaîner ou de leur ouvrir des portes.
Y’a pas photo : les gosses que j’aide à faire leurs devoirs, je suis presque certain de les voir encore dans le quartier dans une dizaine d’années. Moi je serai peut-être plus là parce que je peux me barrer. Eux ce sera déjà compliqué matériellement. Mais même dans l’idée, ils se voient pas tellement de perspectives. On l’oublie souvent : quand tu vas en cours, tu fais pas que apprendre des trucs théoriques, tu saisis aussi plein de trucs sur ce qu’on peut faire dans la vie. Ceux du quartier, ils apprennent ça aussi mais la seule expérience qu’ils ont, c’est celle de la cité. Du coup la connexion entre les orientations toutes idéales qu’on leur propose et la réalité de ce que font leur famille, les aînés, les potes, elle est pas évidente. Même dans leur tête, les chemins s’ouvrent pas vraiment.
Si on était fidèle au principe de « l’égalité des chances », pourtant fer de lance de nos bons vieux politiques français, il faudrait accorder les principes et moyens d’éducation aux ambitions de l’élèves. Mais ça, c’est difficile comme le faisait remarquer ironiquement l’intellectuel allemand Siegfried Bernfeld dans les années 19303 :
Prenons simplement le cas de l’éducateur social. Il doit éduquer un jeune délinquant dont le passé, le lieu social, les dons l’ont conduit dans la carrière du vol professionnel. Admettons que le jeune homme ait des hautes ambitions dans la vie, ambitions justifiées par ailleurs. Elles se mesurent à hauteur de quatre cents marks par mois [une somme conséquente à l’époque]. En fait il n’existe pour lui aucun moyen envisageable de gagner légalement plus de deux cents marks par mois. Et encore, au vu du futur qui l’attend – le chômage – cet objectif est-il en réalité inaccessible. Qu’est-ce que l’éducateur qui l’éduque à la réalité pourrait faire d’autre que d’éduquer son élève à la réalité du métier de voleur professionnel, c’est-à-dire de lui apprendre soigneusement l’art de forcer les coffres, et ainsi de lui garantir la plus haute ascension que son lieu social -objectivement ! – lui autorise ? Je crains que le libéralisme ne devienne ici illibéral et ne trouve ici encore que l’élève a choisi le mauvais lieu social et […] qu’il argumente plus avant en disant que l’élève devrait être éduqué à la réalité en apprenant à renoncer à des désirs superflus […] il n’en reste pas moins qu’il est injuste d’exiger d’un jeune sous la menace qu’il renonce à ce dont des milliers d’autres n’ont pas à renoncer. Et l’éducateur qui le lui demande n’est pas libéral ou tolérant, pas plus qu’il est neutre du point de vue des valeurs, mais il consent à tout un système de valeurs que son élève récuse ; et que les opposants socialistes à ce système de valeurs récusent également – bien que d’une autre manière.
Mais l’éducation n’est pas qu’un processus pratique : on n’éduque pas comme on construit un outil par exemple. Ce qu’on apprend nous sert à penser notre monde et notre vie. A ce titre, il y a aussi un enjeu politique du côté du contenu de ce qui est appris. Tout le monde a plus ou moins conscience qu’on attend plus ou moins des jeunes une forme d’adhésion au contenu idéologique qui se glisse dans les cours du lycée, du collège, et même avant. Cours d’éducation civique : la bonne blague ! Mais l’essentiel est peut-être ailleurs.
Comme l’écrivait encore Bernfeld 4 :
L’éducation n’est pas uniquement une conservation au sens de la reproduction de ce qui est acquis, mais aussi en ce sens qu’elle fait obstacle à la nouveauté […] Les différences individuelles s’effacent non moins que celles de l’âge.
Au fond si, sur l’essentiel, tous les profils d’une société se ressemblent beaucoup sur nombre de points, même au fil des générations, ce n’est pas parce qu’on leur a répété quelques idées bêtasses apprises par cœur. C’est plutôt que les catégories utilisées, déjà, sont celles du système : les valeurs défendues (réussite personnelle, égalité, etc…), les fondements de la réflexion (place de la vérité, des méthodes, des différentes croyances…), les liens que l’on fait entre les choses… A tel point que, de l’intérieur, les critiques d’une société vont réfléchir… avec les moyens que cette société leur donne et tout ce qu’impliquent ces moyens en termes d’adhésion à certaine structures.
L’éducation d’une société dépend de sa structure, et pas l’inverse même si a priori la bonne continuation de la structure dépend aussi de l’éducation. A ce titre, une fois de plus, l’éducation est fondamentalement politique: dès que quelque chose est appris, dès que, surtout, on dit qu’il faut faire apprendre ce quelque chose, alors on produit des idées sur le réel, sur la société, des hiérarchies de valeur, etc. A ce titre, actionnaires roublards et des politicards mesquins sont moins de grands méchants que des individus qui ne font que réaliser les grandes lignes de ce qu’on leur a appris à valoriser5.
Mais un certain décalage est quand même possible. Max. S raconte son parcours :
En vrai il y a de bonnes choses dans le système scolaire. C’est clair que ça pue à plein d’endroits, mais on apprend aussi pas mal de choses qui aident à se réfléchir au-delà des idées pourries qu’on entend tout le temps. C’est tout con, mais l’avantage d’avoir des profs qui s’attachent à des trucs théoriques, c’est que ces trucs théoriques répondent à d’autres problèmes que ceux de l’économie, de la vie de tous les jours, ou de la politique à la télé. Et ce que tu apprends, tu peux l’utiliser pour penser autrement. Si les étudiants en sciences humaines sont quasiment tous des gauchistes , c’est pas un hasard : ce qu’ils apprennent leur fait une base pour comprendre le monde, et surtout ses gros soucis, autrement. Après le système universitaire a vraiment beaucoup de problèmes, mais il apporte indéniablement plein de choses à plein de gens. Ceux qui viennent de milieux où les gens n’ont pas le temps de se poser de questions, c’est à l’école qu’ils peuvent prendre du recul. Du coup y’a une tension cocasse : c’est avec ce que t’apprends à l’école que tu vas pouvoir reconnaître ce qu’il y a de merdique dans ce que t’apprends à l’école.
On peut espérer que cette expérience arrive aussi à ceux qui ne sont pourtant pas du genre à lire beaucoup de livres ou à aller longtemps en cours. Dans son livre Loyautés radicales, F. Truong6 raconte sa rencontre avec Marley, un jeune de Grigny :
La première question que me pose Marley tient en un mot : « Pourquoi? » Pourquoi ai-je eu envie d’écrire un livre sur « un truc normal de la vie de tous les jours » et sur « des types sans intérêt comme nous » ? Quand je lui réponds que je cherchais à mieux saisir des comportements qui m’intriguaient et qui n’avaient, pour moi, rien de « normal », il esquisse un rictus de confirmation : « T’as raison, grave ! J’ai mis un peu de temps à capter ce truc, car au début je me disais ça n’apporte rien ce livre ! C’est juste la vie normale alors je l’ai arrêté car je la connais l’histoire. Et puis après j’ai pensé à Yasmina, parce qu’elle est du quartier, mais elle a jamais compris ma vie. Elle comprenait pas pourquoi j’avais quitté l’école et je faisais pas comme elle. Je comprenais pas qu’elle puisse pas comprendre. Et quand j’ai compris qu’elle avait enfin compris, je me suis dit « ouech c’est fort en fait » et puis j’ai tout lu. Et là, j’ai réalisé un truc, que c’était le quartier qui m’avait rendu… comme ça ! »
Offrir une certaine forme d’éducation, cela peut être à la fois conditionner ou déconditionner. C’est pour ça qu’il est possible de donner aux gens la possibilité de penser leur vie de manière plus réflexive et critique, si tant est qu’ils y trouvent un sens. La frontière n’est peut-être pas si mince que ça entre une éducation qui ouvre des formes de liberté, fussent-elles toute « intérieures », et celle qui ne fait que donner quelques outils à vocation économique. C’est encore à nous de fixer cette frontière.
Tout ça pour dire que l’éducation est, du point de vue politique, un problème bien plus énorme qu’on ne le pense souvent. Pris par nos habitudes, nous n’interrogeons guère le fonctionnement « normal » des choses : nous ou nos enfants alllons à l’école, au collège, au lycée, à l’université, tout ça se passe. Sauf que, incidemment, ce sont des générations entières que nous façonnons, et avec elles la société dans laquelle nous sommes. On disait qu’on devait considérer comme politique toute action qui influe sur la distribution des ressources et contraintes sociales qui façonnent l’environnement collectif de l’individu. L’éducation a donc une double nature politique : d’un côté les institutions qui l’assurent sont celles qui distribuent des capitaux sous la formes de savoirs, mais aussi des positions dans les structures de l’économie, des relations sociales et des géographies. Mais politique, l’éducation l’est aussi parce qu’elle travaille les esprits. Or ces esprits sont ceux-là mêmes qui seront à l’origine des actes effectifs qui peuvent changer l’ordre politique. Reste une idée : si les dernières réformes de l’éducation sont néfastes, elles ne restent que l’extrême marge d’un ensemble qui, étant politique, n’est que contingent et contestable, bien au-delà ce qu’on nous en dit.
Notes
1. | ↑ | Cette dernière n’a pas encore été dévoilée dans les détails. Pour autant, elle ne semble pas faire beaucoup d’heureux. Voir par exemple sur la communauté éducative ou encore ce qu’en pensent des sociologues |
2. | ↑ | Les prénoms au nom limité à l’initiale sont anonymisés, et changés avec de subtiles références |
3. | ↑ | La situation de tantale, Siegdried Bernfeld |
4. | ↑ | Sisyphe ou les limites de l’éducation, Siegfried Bernfeld |
5. | ↑ | A ce titre, on peut s’interroger sur le rapport entre le contenu des programmes et les perspectives idéologiques de ceux qui les suggèrent. Voir notamment cet article sur l’enseignement des SES au lycée |
6. | ↑ | Sur les travaux de Fabien Truong, on peut voir notamment notre article-interview |