Situation

La pub ou la fabrique de la beauté

Un lecteur de Grozeille nous envoie ses réflexions sur la construction des normes esthétiques par le biais des publicités. Il montre comment les affiches et autres panneaux luminescents se constituent comme les mythes de l’époque moderne. Autrement dit, comment les pubs tendent à naturaliser notre culture et notre histoire pour imposer les normes « universelles » qui sous-tendent la société de consommation.

Pour révéler le fonctionnement mythologique des photographies de mode, il reprend la méthode que Roland Barthes développe dans son ouvrage Mythologies. En un mot, cette méthode peut être définie comme l’étude des signes, des discours et significations situés en arrière-plan du langage. Ce qu’on appelle sémiologie. Explications.


Le fonctionnement des signes publicitaires

Les photographies de mode sont souvent la simple exposition d’un produit. On peut voir dans le cadre une ou plusieurs personnes, portant le produit vendu. Il s’agit en général de mannequins professionnels, et parfois d’actrices ou acteurs, en général plutôt jeunes et blancs : dans la vitrine du Marionnaud de la rue Saint-Jacques, on peut voir une photographie de l’actrice Natalie Portman. Le terme et la fonction de mannequin n’ont pas d’ambiguïté : le mannequin montre, illustre, porte, donne un exemple ; il est vierge sans l’exemple, il n’existe que pour celui-ci. En fait, la photographie a souvent une structure simple : au premier plan le mannequin ou la personnalité, avec un arrière-plan vierge, uni, ou un décor peu complexe. Ce qui compte, c’est la personne qui expose le produit, dans un contexte peu présent, voire dans l’abstraction. Ce zoom peut montrer un corps entier, pour vendre des vêtements, ou peut se focaliser sur un simple visage, pour vendre du maquillage : la photo dispose le corps de façon stratégique, pragmatique.

Les photographies publicitaires de mode ressemblent de prime abord à des systèmes sémiologiques (des systèmes de signes qui ont la communication pour fonction) assez simples : tel mannequin ou telle star porte tel produit. Ferdinand de Saussure, un linguiste de la fin du XIXème siècle, distinguait entre deux faces du signe linguistique : le signifiant ou la matière du signe (son image acoustique, son aspect sur le papier…) et le signifié ou la représentation mentale du concept invoqué. Dans le cas qui nous intéresse, tout fonctionne de la même manière. Le signifiant est la personne photographiée, le signifié est le produit qui, avant d’être une apparence sur la photographie, est un objet concret dans les rayons des magasins (un vêtement plié dans une étagère, un tube de maquillage en plastique…). Le signe est la conjonction du produit et de la personne, dans la démonstration, la mise en valeur publicitaire.


La construction d’un mythe esthétique

Cependant, au-delà de cette dimension, un second système sémiologique semble se déployer à travers ces photographies. Car au-delà du sens de l’image qui est celui d’un modèle faisant une démonstration, je saisis une signification de l’image, qui est esthétique : on me montre la beauté. A partir du signe, du sens, qui est la démonstration du produit, un mythe esthétique se forme. En prenant ce signe photographique comme signifiant, et en le reliant au concept de la beauté, le mythe, la signification, est que la personne maquillée ou habillée est la beauté.

Cela va plus loin, semble-t-il que la « démonstration », que « l’exemple » de beauté, que le « modèle » d’élégance : la personne photographiée est présence de la beauté, dans un rapport organique et magique. Le mannequin n’a plus de circonstances historiques : on ne se figure pas qu’il exerce sa profession, que l’image est née d’une séance de photoshoot à laquelle il est habitué, que la photo a été sélectionnée parmi un très grand nombre de prises, que la pose a été minutieusement chorégraphiée, encadrée par toute une équipe de communication, que la colorimétrie et la plastique même du corps ont été remaniées par l’étalonnage numérique et le morphing de Photoshop ; on ne se figure pas non plus une histoire produite par la mise en scène, on n’imagine pas que le beau motard de telle publicité puisse être un loup solitaire américain, ou que la belle actrice de telle autre publicité puisse être sur un tournage… Les photographies de mode ne sont pas historiques, n’ont pas de contexte (je remarque d’ailleurs que les films publicitaires de mode n’ont souvent aucune histoire, n’ont qu’une narration confuse et désordonnée, n’ayant sans doute pour but que de montrer le beau). Ces photographies tendent à être du côté de la Nature, comme tous les mythes. A mon sens, elles présentent le Beau, tel quel, indépendamment de tout contexte, éternel. Natalie Portman est belle, c’est comme ça.

Dans cet exemple, le signifiant du mythe semble garder un peu de son sens du premier système sémiologique : il s’agit toujours de vendre un produit. Mais, surtout, il faut bien identifier l’actrice, malgré la prégnance du concept qu’elle incarne : l’actrice est la personnalité que l’on voit partout, dans un grand nombre de films, et peut-être est-ce parce qu’elle est vedette et tête d’affiche brillante qu’elle est de facto identifiée comme belle… Au-delà de tout projet commercial, les affiches présentent donc un mythe esthétique.

Schéma explicatif du fonctionnement des mythes (issu des Mythologies de Roland Barthes)

Pour illustrer cette fonction mythologique qu’acquiert l’image publicitaire, j’ai essayé d’identifier quelques moyens de retranscrire la Nature. La lecture de « Photogénie électorale » dans les Mythologies de Roland Barthes a particulièrement aiguillé cette réflexion : j’ai remarqué que la pose des mannequins tendait à avoir une signification. Dans un certain nombre de cas, la personne est photographiée de trois quarts, regardant dans le vague, ou de dos, la tête légèrement tournée vers l’objectif : dans ses pensées, hors de la diégèse (de l’histoire racontée, de la narration produite par le publicitaire), ou au contraire surprise, prise sur le vif par l’appareil photo. Dans les deux cas, la photographie semble essayer de capter un moment intime, naturel, vrai : le ou la mannequin est beau-belle naturellement, comme ça, même hors des studios, et sa beauté est inextricablement liée au produit ou au vêtement qu’elle porte. L’autre pose classique est de face, les yeux fixant l’objectif, prenant à parti les passants qui regardent, dans une sorte de conversation réelle avec eux : la beauté est à notre portée, elle est juste là, en face de nous. Je note justement qu’une publicité pour Marionnaud, dans la rue du Commerce, présente trois femmes blanches maquillées, de face, et fixant l’objectif (une blonde, une un peu plus vieille, aux cheveux blanchâtres, et une brune), complétées par le slogan « Born to be me » : porter le maquillage que l’on vend, c’est être soi-même, c’est naturel, la beauté que nous vous offrons (contre de l’argent) est naturelle !

L’imposition des normes dominantes

Ces photographies présentent donc un mythe de la beauté, soit une beauté normée. Cette norme apparaît à mon sens sur deux plans : le plan social et le plan ethnique. Sur le plan social, ce mythe semble bien s’inscrire dans la société de consommation d’une culture bourgeoise capitaliste dominante, comme Barthes le remarquait déjà : cette culture dominante ne dit jamais son nom, mais s’introduit dans la vie quotidienne et, ici, dicte ses règles à l’apparence des individus, leur dit comment être beaux. Être beau, c’est suivre les règles, les « modes » établies par les firmes, c’est être comme les stars que l’économie capitaliste produit… Sur le plan ethnique, il semble également y avoir une représentation dominante, la constitution d’une « majorité nationale » idéologique, qui se veut reflet fidèle du pays, qui est illustration de la représentation du pays comme une nation blanche : les mannequins (signifiants du premier système qu’on a étudié) donc les gens beaux (productions mythologiques du second) sont blancs. Ceux qui dominent les représentations, ceux qui dominent la beauté, ce sont les blancs. Dès lors, à la fois ceux qui se situent hors des modes d’habillement vestimentaire et cosmétique dominants et, infiniment plus grave, ceux qui ne correspondent pas au type « racial » présenté, sont renvoyés à la minorité, sans importance, invisible et dominée.


Vu à la place d’une affiche publicitaire dans un abribus

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