Situation

En suivant la tempête

Qui n’a connu ces mornes promenades dans les rues minérales des métropoles, cette étrange déshérence de celui qui, pouvant aller partout, ne souhaite aller nulle part ? Les centre-villes piétonnisés, gentrifiés, recèlent peu de joies et peu de mystères. On aura beau y planter plus d’arbres, faire fleurir plus d’espaces verts, on doute que, prises entre les vitrines luxueuses des grandes artères, les fleurs puissent ressembler à autre chose qu’à des cache-misères.

Mais nous avons reçu un texte qui évoque, en toute poésie bien sûr, la possibilité d’une traversée plus joviale de la ville, au travers d’une foule curieuse, capable — quelle folie ! — de fendre les rues en deux pour y faire souffler un vent de tempête. Qu’est-ce ? Un soupçon de vie ?

J’errais dans la rue et décidai de me reposer un instant près du canal. Appuyé contre une rambarde qui jouxte le quai de tout son long, j’observais les passants. Ceux-ci vaquaient à leurs affaires, le regard happé par des marchandises en tout genre. Ceux-là circumambulaient parmi les décors postiches, se bousculant dans les parenthèses des conventions puis replongeant aussitôt dans leur extase ensorcelée.

Plus haut, bien à l’abri, quelques oisifs se prélassaient dans leurs beaux appartements. De grandes ouvertures laissaient entrevoir une décoration sur-mesure qui peinait à égayer la morosité frappante de leur solitude. De « pièces à vivre » ne restaient que ces chambres noires d’une existence mort-née. Plus bas, beaucoup plus bas, quelques besogneux s’affairaient à ne pas manquer le train en marche. Leurs visages nous effleurent sans jamais nous toucher : sans que nous ne puissions véritablement les saisir du fond de l’âme ; ne reste que l’empreinte de leur triste mine sur le carreau, promettant de disparaître d’un instant à l’autre.

Je repris finalement ma route sur le quai et croisai de nombreuses âmes errantes et autres spectres d’expropriés en voie d’évanouissement. Certains se noyaient littéralement au bord du canal et restaient là, étendus par terre et laissés pour morts. Certains encore semblaient vêtus comme d’anciens représentants, malgré la crasse et les colonies de puces qui habitaient leurs vêtements. Sans doute incarnent-ils maintenant la chair de l’idéal qu’ils avaient autrefois servi avec tant d’ardeur. Je hochai la tête et poursuivis ma route.

Encore quelques mètres et je parvins enfin à la petite place qui marque la fin du canal — place où de joyeux rassemblements et de débats houleux ne subsiste dorénavant plus que cette nuée d’atomes s’écharpant et s’entrechoquant sans cesse. En son centre prenaient place quelques stèles funéraires — étalage difforme du génie subventionné et de l’art titularisé. Les vitrines de la raison marchande, parmi lesquelles survivaient quelques mastroquets pris à la gorge, venaient encercler les « œuvres » — véritables prouesses d’équilibre entre la suggestion possible d’une dénonciation, une neutralité bienveillante, et la recherche, elle, bien délibérée de s’incorporer à la réalité monolithique imposée par le décor alentour. Ensemble, elles donnaient à voir, par jeu de reflets, l’ampleur d’un abîme artificiel et étourdissant.

Frappé d’ennui, je m’éloignai finalement de ces sombres lieux pour me diriger de l’autre côté du canal, le long duquel de braves bouquinistes s’activaient à mettre en avant leurs marchandises. La vue de ces figures familières me rendit fort heureusement ma joie. Je m’arrêtai pour observer quelques reliures chatoyantes et ouvrit un ouvrage au hasard. Un passage accrocha aussitôt mon regard, comme s’il se détachait du reste :

Dans cette ferveur sans limite et comme hors du temps, l’on se plaisait à croire que l’utopie était en fin de compte à portée de main, et qu’il ne suffisait que d’une commune volonté pour s’en saisir. Mais aussi vrai que les scélérats abordent les nouveaux rivages avec la ruse du colonisateur, aux chants des peuples à la pensée d’affranchi corsaire — quand de ses propres mains réclament table rase et échouent les galères — répond l’horreur des canons et son funèbre souffle déclamant sa propre absolution.

Je prononçai ces mots sans même chercher à me les approprier : il me semblait les connaître intimement, presque comme si j’en étais leur auteur. Soudain, je m’aperçus qu’une espèce de cohue était en train de se former à quelques pas de là.

Une certaine effervescence semblait régner autour d’un prédicateur aux vêtements noirs et jaunes. Des hommes et des femmes de tous les âges, eux aussi drapés dans des couleurs éclatantes et munis d’accessoires bariolés de la tête aux pieds, formaient un large cortège qui grandissait à vue d’œil et finit inévitablement par déborder sur les trottoirs et stopper complètement la circulation de cette rue très passante. Je fis un rapide tour des environs et m’aperçus que tous les trimeurs du quartier se mettaient subitement à abandonner leur besogne, comme d’un commun accord, pour se joindre aux festivités printanières. Après tout, quel malheur plus grand pourrait-il bien s’abattre sur eux que celui de poursuivre cette vie insensée jusqu’à son terme ?

De retour dans la foule, c’est le chahut complet et l’orateur ne peut plus finir une phrase sans être apostrophé ou houspillé sous les rires de la joyeuse troupe. Il finit tant bien que mal son discours improvisé par les paroles que voici :

Le feu qui nous consume est suffoqué par les pages sombres de notre aliénation. Eh bien, appelons des temps meilleurs ! Repaissons-nous de ses ombres et abattons les scellés ! À partir de là se fera peut-être, après l’écroulement de tous les artifices, libre champ à tous les possibles, et alors nous pourrons enfin nous atteler à rebâtir — à tisonner et à frapper hardiment comme des forgerons — en vue d’une parole et d’une intelligence qui enfin nous unissent et ne nous séparent plus.

Que les poètes redeviennent ainsi les alchimistes de jadis ; que leur savoir se mêle à l’élan poétique, et que d’une étincelle leur verve redevienne explosive !
Que nos penseurs redeviennent à leur tour des poètes — des hommes révoltés, et jettent leur livres et sortent dans la rue !

Que notre labeur s’apparente à l’incandescence et que l’incandescence pâlisse devant les hourras de nos barricades !

Insurgés de tous les pays, à la barricade et aux jours heureux !

S’ensuivent moult acclamations et empoignades, ce qui ne manque pas de faire rougir notre bon orateur emmitouflé dans son accoutrement jaune et noir. C’est alors que le cortège décide de s’ébranler, annonçant dans le ramage agité des vieux chênes alentour, pour qui sait encore lire les signes de la nature, l’avis de tempête imminent.

Je décide dans l’instant de le suivre, comme si les barrières qui habituellement me restreignaient avaient toutes sauté d’un coup avec fracas. Un enthousiasme brûlant s’était emparé de tout mon corps. Le doute s’était effacé, la prude morale s’était affaissée ; seul restait ce tourbillon irradiant de joie. Mais alors que nous avancions gaiement, nous remarquâmes qu’une espèce de milice était en train de s’organiser pour stopper notre imprévisible progression.

En effet, devant nous, deux sections rangées en colonnes sont prêtes à nous accueillir, la pointe des fusils en avant. Derrière eux s’élève le grand palais de la place brigande, construit comme par ironie sur les ruines d’un ancien couvent.

Nous rions et nous éveillons d’avantage. Et voilà que l’on s’élance aussitôt, le pavillon noir dressé au plus haut dans le ciel !

Les colonnes se fendent et s’épouvantent dans un épais nuage et nos poumons s’en retrouvent comme glacés sur le coup. Ils ne comptent pas se rendre et nous non plus : nous nous battrons jusqu’au terme de nos passions et le nombre nous donnera raison !

Nous soufflons, nous soufflons ! nous soufflons si fort que le nuage se reforme sur ses cendres mais cette fois-ci vire dans leur direction. Aveuglés, ils reculent et titubent et finissent enfin par se renverser. Nous leur marchons dessus non sans feindre quelque embarras et rions de nos bêtises. Le nuage finit par se dissiper et nos idées s’éclaircissent. L’avenir est maintenant dans le ciel… et le ciel est à nous !

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