Claire Doyon, mère d’une enfant diagnostiquée autiste, nous a livré le récit de ses pérégrinations dans le « système de santé », et décrit ses avancées autour de la création d’un lieu d’accueil « alternatif » pour des enfants et leurs proches, aventure dans laquelle elle s’est lancée depuis 2007. Ce lieu se nomme MAIA (Maison pour l’apprentissage et l’intégration des enfants porteurs d’autisme) et se trouve à Paris, près de Nation.
Nous retranscrivons ici, à la troisième personne, les échanges qui ont eu lieu, à l’occasion d’une séance du séminaire “Pratiques de soin et collectifs” aux Labos d’Aubervilliers, début 2018. Cette publication s’inscrit dans un travail d’enquête mené par l’AUP’S (Association des usager·es et du personnel de la Santé), qui peut être contactée à l’adresse enquetesante@protonmail.com
Claire est une maman déçue par le système médical-psychiatrique. En 2000, elle met au monde une fille, Pénélope, qui grandit « normalement », pendant environ deux ans et demi. Passé cette période, Pénélope se met à faire des choses étranges : il lui arrive de tourner en rond, de passer sa journée à taper ses doigts serrés en cône, d’avoir les yeux qui louchent. Elle perd également ses acquis, ses capacités de langage et de communication. Claire, la maman, consulte alors des médecins, des pédopsychiatres qui, selon leurs croyances thérapeutiques respectives, lui font suivre deux traitements contradictoires. Les premiers lui conseillent d’entamer un travail psychanalytique. Pour eux, c’est la relation entre la maman et la fille qui est à l’origine des problèmes de Pénélope. La maman doit donc se faire soigner. Pendant un temps, Claire suit consciencieusement ces préconisations qui n’ont pas été probantes.
Elle fait alors une deuxième tentative, avec d’autres thérapeutes, des pédopsychiatres, certains psychomotriciens, qui partent du même principe : le problème vient de la mère. Mais ces derniers préconisent une tout autre solution : puisque la mère a une mauvaise influence sur sa fille, il faut l’écarter de la thérapie. Des professionnels prennent donc Pénélope en charge. Claire, de son côté, éprouve alors une colère grandissante : à chaque fois qu’elle va chez le psy, l’orthophoniste, le pédopsychiatre, les professionnels de santé prennent l’enfant, seule, pendant une demi-heure, et Claire reste dehors, au café. Elle ne sait pas ce qui se passe. Du fait du secret professionnel, rien n’est communiqué. Pire : on lui cache, au début, que sa fille est autiste. Les psys ont choisi de ne pas le lui apprendre, alors qu’ils le savaient. Un jour, alors qu’elle décide de changer de médecin, ce nouveau pédopsychiatre finit par lui confier : « votre fille est autiste». Claire retourne alors voir la psychanalyste qui suivait Pénélope, et celle-ci de répondre : « je le savais depuis que Pénélope est entrée la première fois dans le cabinet. Mais vous n’étiez pas prête à entendre une telle nouvelle ».
Les hôpitaux de jour, dans lesquels Claire s’est souvent rendue au cours de la prise en charge de sa fille, lui sont apparus comme des lieux « inhospitaliers » et médicalisés, où le personnel circule en blouse blanche comme pour inscrire les frontières entre normalité et anormalité, soumission et pouvoir. Cela ne correspondait pas à ce qu’elle voulait pour sa fille. Stupéfiée par la violence du système médical, qui par ailleurs ne résout pas le « problème » de sa fille, elle décide donc de prendre en main seule la situation. Elle part aux Etats-Unis, où depuis une quarantaine d’années, se développent des techniques comportementales pour soigner l’autisme : les TCC, ou « thérapies cognitivo-comportementales ». Ces techniques ont le mérite de proposer une prise en charge très concrète, et nécessaire à la vie quotidienne : apprendre à se nourrir seul, apprendre à s’habiller, etc. Elles peuvent occasionnellement remettre certaines personnes « dans le droit chemin » c’est-à-dire leur permettre de s’inscrire comme sujet à part entière dans la vie de la cité. Mais pour Pénélope, résistante à toute forme de code social, cela ne marche pas vraiment non plus.
C’est à ce moment, autour de 2007, après l’échec successif de plusieurs formes de thérapie, que Claire choisit de monter sa propre structure en France, l’école MAIA, d’abord à la Goutte d’or, à Paris. Dans un premier temps, cette école est privée, financée par les parents dont les enfants étaient pris en charge. Il y a 6 enfants, porteurs d’autisme, entre 5 ans et 7 ans. Très vite, les autorités (la DDASS de l’époque, les ARS aujourd’hui) expliquent à Claire qu’elle ne peut pas tenir ce lieu en dehors de toute norme, et qu’il faut soit le fermer, soit déposer un projet auprès de l’Agence régionale de santé (ARS) avec un cahier des charges précis.
Pour maintenir ce lieu ouvert, Claire s’est alors engagée dans la conception d’un projet d’institution expérimentale. Elle réussit à obtenir le droit que les enfants accueillis puissent l’être jusqu’à l’âge de 18 ans. Aujourd’hui néanmoins, une telle démarche ne serait plus possible : les associations ne peuvent plus proposer de projet comme cela a été le cas pour l’école MAIA, elles sont maintenant réduites à répondre à des « appels à projet » préétablis, émanant directement des directives ministérielles. La plupart du temps, donc, seuls les gros organismes gestionnaires sont retenus du fait qu’ils sont les seuls à avoir des capacités de gestion fiables.
L’école MAIA a pris la décision – politique, dit Claire – de ne pas revendiquer une méthode thérapeutique plutôt qu’une autre, car chaque enfant peut se trouver mieux avec telle ou telle façon de faire. L’école a pour principe d’être ouverte aux expériences et innovations, du moment qu’elles correspondent à l’enfant. Par ailleurs, Claire étant réalisatrice de métier, l’école est très ouverte aux artistes. Les approches sont variées, « multi-thérapeutiques » : ABA1, sport, pratiques somatiques, danse, yoga, mais aussi poterie, peintures, musique. L’idée maîtresse étant de singulariser les thérapies, de les adapter à chaque enfant. En outre, l’école est ouverte aux parents. Sur ce point, Claire a vraiment voulu rompre avec la séparation très artificielle et très française entre professionnels et non-professionnels.
Bien sûr, le nerf de la guerre, c’est l’argent. Les ARS obligent les établissements de soin à des restrictions budgétaires de plus en plus draconiennes. Il faut aller chercher chez les fondations privées des financements ponctuels. Au début de cette institutionnalisation, l’école MAIA a bénéficié du financement privée d’une grande fondation, qui a d’ailleurs arrêté de financer lorsqu’ils ont compris que l’objectif de l’école MAIA n’était pas d’ouvrir d’autres établissements, et qu’ainsi en termes de visibilité, le retour sur investissement que la fondation pouvait en attendre ne serait pas suffisant.
L’école accueille aujourd’hui encore 18 enfants, mais ceux-ci ne sont plus amenés par des parents volontaires. Ils sont adressés par la MDPH (Maison départementale des personnes handicapées) et les ARS, donc les enfants viennent souvent de « situations complexes », à savoir des familles très précarisées. Claire donne l’exemple d’une maman, très précaire, seule avec 4 enfants, dont deux autistes. De plus, l’école MAIA est contrainte de ne s’occuper que d’enfants de 3 à 18 ans, ce qui va poser problème maintenant que Pénélope, la fille de Claire, approche de la majorité. Comment faire pour que la vie de Pénélope s’inscrive dans la continuité de ce qu’elle pouvait expérimenter au sein de l’école MAIA ? Que voudrait dire pour une jeune adulte comme Pénélope d’aller dans un hôpital et de basculer vers un système de soin ultra médicalisé ? Si tant est qu’il y ait de la place dans des lieux de vie pour « autistes adultes », car le vrai manque en France se situe à l’âge adulte, où l’on assiste à un véritable exode vers la Belgique, ce que Hugo Horiot appelle une « déportation » des personnes autistes.
Claire a aussi tenté de fréquenter des réunions plus officielles, des commissions du ministère où s’établissent les grandes lignes des fameux « plans Autisme ». En réalité, elle s’y est invitée elle-même parce qu’on lui répondait des politesses pour ne pas l’y convier. Elle y a rencontré des adultes autistes Asperger, qui ont l’avantage de ne pas s’encombrer de certaines normes sociales. Dans ces réunions, ils sont souvent scandalisés de ce qui se dit, et quittent parfois la salle, en colère, sans que les négociations s’arrêtent pour autant.
De ces discussions avec les autistes Asperger, il ressort que ces réunions répondent aux souhaits et besoins de technocrates qui alimentent un système de santé très complexe et lourd. Tout le système médical est pour ces technocrates une machine à gérer, en fonction d’un budget, qui doit générer de l’argent. La vie d’un(e) autiste, l’épaisseur de son existence, sa singularité, ils s’en foutent. Le système de santé doit servir à normaliser les autistes pour en faire des producteurs – à cet égard, les thérapies cognitives-comportementales sont parfaitement « adaptées ». Pour Claire comme pour certaines personnes porteuses du syndrome d’Asperger, les autistes sont aussi des « résistants », des irrécupérables, dans ce capitalisme effréné où il faut produire, être normal pour pouvoir produire, s’insérer, trouver un travail, un projet de vie compatible avec l’économie. L’autisme devient donc une catégorie très large pour désigner des anormaux, une espèce de fourre-tout où l’on range des troubles qui n’ont rien à voir, ou plutôt qui sont chacun très singuliers, et auxquels une seule thérapie ne saurait correspondre. Par conséquent, l’école MAIA a pour principe de ne pas rentrer dans les guéguerres entre théories (TCC vs psychanalyse, etc.) et de faire feu de tout bois, en fonction des besoins singuliers de chaque enfant. Pour sa part, Pénélope a trouvé à l’école une activité qui lui correspond : le bike and run (vélo et course à pied). D’autres dessinent, peignent, vont à la piscine. Chaque autiste peut trouver par l’expérimentation une “thérapie” adaptée.
C’est pourquoi Claire, à côté de ce qu’elle fait à l’école MAIA, qui doit tout de même rentrer dans un moule institutionnel, éprouve le besoin d’aller voir ailleurs, de voyager, d’expérimenter des « thérapies » par elle-même. Dans un film, Le Voyage de Pénélope, elle raconte une excursion en Mongolie où elle a rencontré des chamans. Ce voyage a été déterminant dans son rapport avec sa fille : deux expériences ont transformé le regard de Claire sur Pénolope. Lors de sa rencontre avec les chamans, ceux-ci ont expliqué à Claire qu’ils ne pouvaient pas guérir son enfant, tout simplement parce que Pénélope n’avait pas besoin d’être guérie : elle est aussi une chaman. Et que par conséquent cet enfant chaman est le maître de Claire. La situation s’est inversée (et le regard de Claire sur Pénélope aussi). Les chamans ne concevaient pas du tout les attitudes, les pratiques étranges de Pénélope comme des écarts par rapport à une norme de comportement social qu’il faudrait corriger pour l’insérer dans la société, mais plutôt comme des signes magiques ou chamaniques qui lui confèrent un accès privilégié à des mondes auxquels nous, « neurotypiques », n’avons pas accès.
Autre inversion qui donne à réfléchir : à un moment, Claire et sa fille se trouvent face à un troupeau de rennes. Les rennes sont impressionnants : grands avec d’immenses cornes qui font plein de circonvolutions. En voyant les rennes, Pénélope s’élance en courant pour se placer au milieu d’eux, où elle s’agite, en extase. Là, Claire se dit : « Mais c’est elle qui a raison, en fait, c’est moi qui ne suis pas normale ». Son regard change définitivement sur sa fille. Nos sociétés ont tort de concevoir les autistes comme une charge dont il faut s’occuper, comme un problème médical, une maladie à soigner. Au contraire, la relation de Claire avec sa fille lui a permis de s’enrichir d’expériences qu’elle n’aurait jamais faites sans elle, de voyager, de filmer, de construire un lieu d’accueil, d’appréhender de nouveaux modes de communication, de nouvelles formes de prendre soin, etc. Par exemple, il arrive que Pénélope sente des choses que l’odorat de la plupart des gens ne perçoit pas ; Claire n’a pu comprendre certaines réactions de sa fille qu’une fois qu’un autre autiste lui a expliqué que certains autistes ont un odorat plus développé, sentent différemment.
Aujourd’hui, Pénélope a 18 ans, elle a besoin d’un encadrement, de soins, et l’école MAIA, en théorie, ne peut pas accueillir de personnes au-delà de leur majorité. Faut-il retourner à la clandestinité des premières heures de l’école ? Peut-être serait-ce une solution transitoire, mais comment assurer un lieu pérenne pour les personnes autistes devenues adultes ? Faut-il s’adresser à des architectes, des urbanistes, des gens qui sauraient donner une formulation institutionnelle au projet de créer une institution nouvelle pour les autistes, et qui pourraient peut-être obtenir gain de cause auprès des collectivités locales ou de l’État ? Claire donne l’exemple d’un centre de thérapie en Suède, où une loi nationale stipule qu’il faut un minimum de 40m2 par personne autiste. Là-bas les autistes ont donc leur propre appartement, avec une porte qu’on ne peut franchir sans leur accord, sans toquer à la porte, et il y a aussi des espaces de vie commune. Cette hospitalité et cette intimité n’ont rien à voir avec les hôpitaux français, où le personnel de soin entre en crocs et blouse blanche, en parlant la plupart du temps très fort et sans toquer : « Alors… Il a bien dormi ? Il va sortir un peu hein… il fait beau maintenant… ». Pas le même climat de soin. Il y a des choses à inventer.
Notes
1. | ↑ | Applied Behavior Analysis. |