Hebdromadaire #6 : le monde brûle mais la société civile est là pour le sauver !
Sommaire : Enfer en Californie, Favelas, 17 novembre, Place Publique, années 30, menaces sur le 11 novembre
Après un premier article fracassant le week-end dernier, notre jeune stagiaire a utilisé confortablement son dimanche pour vous concocter cette nouvelle chronique d’une semaine riche en événements.
Le paradis est en feu
Une centaine d’incendies avait déjà commencé à ravager les Etats-Unis cet été.
Six nouveaux incendies de grande ampleur se sont déclarés aux Etats-Unis, portant à plus de 100 le nombre de brasiers actifs dans le pays, ont annoncé les autorités durant le week-end des 11 et 12 août.1
La semaine dernière, une nouvelle série d’incendies, baptisée « Camp Fire » a entraîné le déplacement de plus de 10 000 personnes. Il y aurait actuellement une trentaine de morts. Le « paradis » californien est ironiquement en train de se transformer en enfer :
Le bilan pourrait s’aggraver en raison du nombre de personnes portées disparues, en majorité à Paradise, une ville de 27 000 habitants située dans le comté de Butte, au nord de Sacramento, la capitale de la Californie. Depuis jeudi, plus de 6 700 bâtiments de Paradise, en majorité des maisons d’habitation, ont été consumés par l’incendie baptisé « Camp Fire », le plus destructeur jamais enregistré en Californie.2
Faire plus avec moins : formalisation des favelas
Un intéressant article du GEG (Groupe d’études géopolitiques) explique comment les favelas, ou quartiers informels, font l’objet de politiques de formalisation. Cette procédure consiste notamment à retourner les discours sociologiques sur la créativité, la solidarité et l’esprit de débrouille des favelas en mise en valeur culturelle. Par cette mise en valeur, on espère à la fois consolider un habitat autoconstruit qui ne coûte pas grand chose, et aussi en faire une « marque » commerciale pour attirer les touristes.
Historiquement représentés comme des espaces d’illégalité, de violence et de pauvreté, les quartiers informels sont aujourd’hui revendiqués, au moins en Amérique latine, comme des territoires à fort potentiel par les organismes internationaux, les décideurs publics nationaux et locaux ainsi que les principaux bureaux d’architecture et d’urbanisme. Le bureau danois Gehl, consulté dans nombreux projets urbains par les gouvernements locaux de la région, considère par exemple que la villa, « est un des quartiers les plus intéressants, riches et vibrants de la ville […] et ses habitants ont réussi à construire un endroit avec des qualités qu’il faut préserver ». Si les conséquences de cette nouvelle représentation ne sont visibles que depuis quelques années – les habitants des bidonvilles des principales métropoles sont de plus en plus touchés par des projets d’amélioration in situ–, les sciences sociales véhiculent une telle vision du quartier informel depuis au moins une cinquantaine d’années.3
Que faire le 17 novembre ?
La « grogne » face à la hausse des prix du carburant va croissant, et les ratiocinations des « Décodeurs », qui s’acharnent à nous expliquer que seule une petite partie de la hausse est due aux taxes4, n’y font pas grand chose. Le mouvement massif (du moins, sur les réseaux) impulsé par des « lambdas » est récupéré à foison par les vautours d’extrême droite. Et la gauche, perdue par une revendication qui paraît anti-écologique mais bien justifiée par la périurbanisation, ne sait plus trop où donner de la tête. Après quelques hésitations, Mélenchon a fini par le donner le feu vert à ses Insoumis pour participer au blocage. Dans un accès de verve qu’on recopie pour le plaisir d’entendre vibrer la langue mélenchonienne, l’orateur a déclaré :
Le 17 novembre est une auto-organisation populaire dont je souhaite le succès. Il y a des fachos, mais il y en a partout. Il y a aussi beaucoup de “fâchés” qui ne sont pas “fachos”. Cette colère est juste, cette hausse détrousse les braves gens.5
Pour notre part, sans trop attendre plus de ce « mouvement » que la dissipation rapide d’un énervement passager monté en épingle sur les réseaux sociaux, nous renvoyons aux réflexions circonspectes de Nantes Révoltée :
Si notre seule réaction face aux dizaines de milliers de personnes qui s’organisent pour bloquer effectivement l’économie, se cantonne à les traiter de fascistes, alors nous avons déjà perdu. Rejoindre sans regard critique cet agrégat de colères n’est pas non plus la solution. Si ces colères confuses n’émergent ni dans les manif classiques, ni dans les cortèges de tête, posons nous les bonnes questions. Les centrales syndicales font échouer toutes les luttes depuis 10 ans, les mouvements radicaux se font isoler par la répression, la propagande, et les logiques d’entre-soi puristes. Comment dépasser ces contradictions ? En organisant des blocages parallèles ? En ciblant des multinationales comme Total ? En allant soutenir ces blocage tout en affichant des revendications anticapitalistes ? La question reste ouverte.6
« Place publique » : le Nuit debout inoffensif de la « société civile »
Quelques personnalités en vogue, proches de Benoît Hamon, ont lancé un nouveau mouvement sur le marché politique des élections européennes, nommé « Place Publique ». On retrouve parmi les idéologues de ce projet follement novateur (après le « Mouvement du 1er juillet », puis « Génération·s ») : Raphaël Glucksmann, des dirigeants associatifs, des chefs d’entreprises et des professeurs de philo. C’est la « société civile » dans toute sa splendeur, c’est-à-dire des « honnêtes gens » qui se figurent à la fois faire partie du « peuple » et de « l’élite » sociale et culturelle sans voir la contradiction. Ce type social en voie de disparition ne passe pas une semaine sans lancer des « appels » au secours alors que son mode de vie ravage quotidiennement la planète.
Les messieurs et dames de Place Publique, qui tiennent apparemment à se faire élire, bouffent à tous les rateliers dans une prose qui rappelle celle du collectif « Catastrophe »7 – une version édulcorée et bêtement citoyenne du Comité invisible :
Agir pour lutter contre le réchauffement climatique et préserver le vivant. Agir pour empêcher que la montée des inégalités ne disloque nos sociétés. Agir pour endiguer la vague identitaire et autoritaire qui s’abat sur nos démocraties. Agir pour construire une Europe démocratique, solidaire et écologique. Agir pendant qu’il est encore temps.8
Comme le mouvement En Marche ! en son temps, Place Publique propose de « faire bouger les lignes » en « partant du terrain ». Pour ce faire, ils appellent à multiplier les « réunions publiques » sur le territoire français, surtout pas pour se rencontrer, ou s’opposer réellement à quoi que ce soit, mais pour… « appeler au rassemblement pour les [élections] européennes ». Y a-t-il encore des gens qui prennent au sérieux le salut par les élections, et pire encore, le salut par l’Europe ? Cela ne pose aucun problème à Place Publique, qui s’efforce sans relâche de ranimer des cadavres déjà froids, à coup de formules incantatoires :
Raphaël Glucksmann, qui cartonne en librairie avec son livre les Enfants du vide, n’esquive pas. «Tous les matins, au réveil, je répète le mot « gauche » à plusieurs reprises afin de me convaincre que ça existe encore.»9
Derrière ces lamentables tentatives d’innovations à coup d’ « élements de langage » et de lifting nuit-deboutiste, se cache en réalité une gauche électorale et nationaliste. Elle laisse tout au plus présager quelque chose comme une « dictature verte », comme le suggère un portrait peu ragoûtant de Raphaël Glucksmann :
Raphaël Glucksmann réclame un contrat social, un service national obligatoire, une démocratie directe astreignante, qui forcera les citoyens et citoyennes à s’approprier la complexité des décisions10
Retour aux années 30 ?
Macron, la semaine dernière, sans doute dans un éclair de lucidité, s’était dit « frappé par la ressemblance entre le moment que nous vivons et celui de l’entre-deux-guerres ». L’historien Gérard Noiriel livre sur son blog une critique bienvenue de ce poncif, qui distingue notoirement l’extrême droite des années 30 et celle d’aujourd’hui :
Il est vrai que cette petite phrase de Macron s’inscrit dans une stratégie développée en vue des élections européennes, visant à mobiliser le camp libéral dont il est l’un des chefs de file contre le camp nationaliste. Mais n’en déplaise aux idéologues de l’extrême droite française, l’Europe est effectivement confrontée aujourd’hui à un engrenage dangereux pour la démocratie qui peut être comparé à celui des années 1930.
Cependant, depuis les années 1980 , la pacification des rapports sociaux et la restructuration de l’espace public ont permis la montée inéluctable d’une nouvelle extrême droite, processus qui a commencé en France et qui est en train de se généraliser. Cette nouvelle extrême droite ne se donne plus des objectifs révolutionnaires, elle ne dit plus explicitement qu’elle veut abattre la démocratie ; en France elle prétend même défendre les « valeurs de la République ». Dans les années 1930, des millions de Français apportèrent leur soutien au front antifasciste parce que leurs propres intérêts étaient menacés, et secondairement parce qu’ils compatissaient aux malheurs des réfugiés. Aujourd’hui, la majorité des Français n’éprouve plus ce genre de craintes. Comment les citoyens pourraient-ils avoir vraiment peur de dirigeants qui sont invités en « prime time » sur les chaînes télé du service public ? C’est ce qui explique la difficulté que rencontrent les forces progressistes qui veulent élargir le front de luttes pour mieux combattre les nationalistes.11
Quoi qu’il en soit, cette lucidité toute relative de notre président a été de courte durée, puisque après avoir alerté sur le grand retour des nationalismes, il s’était mis en tête de rendre hommage à Pétain, « héros de 14-18″12, avant d’abandonner l’idée face aux polémiques.
« L’événement est historique, l’époque est dangereuse »
Le week end dernier, un Forum de la Paix a tranquillement conclu les cérémonies en hommage à la guerre de 14-18 à Paris, en présence de chefs d’Etat connus pour leur engagement pour la paix, tels que Trump, Poutine, Erdogan, etc. Deux jours plus tôt, Le Parisien révélait une note alarmante de la Préfecture de Police concernant un « contre-rassemblement » organisé par des « autonomes » pour gâcher les festivités :
Si l’option du rassemblement est confirmée, 200 à 400 éléments à haute potentialité violente pourraient chercher à partir en déambulation sauvage et tenter de rejoindre les abords de l’ambassade des États-Unis, du palais de l’Élysée (Paris VIIIe) et/ou de la grande Halle de la Villette (XIXe) où sera inaugurée la 1re édition du Forum de Paris sur la paix.13
A cette menace déjà très inquiétante s’ajoutait un projet d’attentat d’extrême droite intercepté in extremis par la DGSI, organisé par une « mouvance d’ultra droite » prévoyant d’embrocher Macron à coups de « couteau en céramique ».
Jean-Pierre B. avait décidé de se munir d’un couteau en céramique, pour passer à travers les portiques de sécurité sans être détecté, et de se mêler au bain de foule pour pouvoir approcher Emmanuel Macron. Un scénario macabre que les suspects, interrogés par la DGSI, ont détaillé pendant leur garde à vue.14
Comme si ça ne suffisait pas, la Préfecture a aussi pris en compte que « la menace djihadiste était loin d’être dissipée », et que « des communautés gabonaises, maliennes, sénégalaises, camerounaises congolaises, tunisiennes et des opposants au régime saoudien »15 pourraient aussi avoir envie d’ajouter leur grain de sel à cette situation quasi pré-insurrectionnelle.
En prévision donc de toutes ces menaces qui pesaient sur le bon déroulement des célébrations de la « paix », et certainement pour enterrer définitivement l’idée de la guerre, la police a donc fait le choix de transformer Paris « en camp retranché », comme le titre Le Parisien.
Dans les colonnes du Monde, le dispositif policier est ainsi décrit :
L’événement est historique, l’époque est dangereuse. […]
Avec la présence dans la capitale de 72 chefs d’Etat, de gouvernement et d’organisation internationale ainsi que de 98 délégations étrangères, la PP évoque une « mobilisation maximale » de ses services et annonce le déploiement de près de 10 000 membres des forces de l’ordre.16
Quoi qu’il en soit, le rassemblement de la « gauche radicale », place de la République n’a ressemblé en rien à l’explosion attendue de violence djihadiste, black bloc et « communautaire ». Quelques centaines de personnes se sont rassemblées sous un bébé Trump flottant dans les airs, pendant que le véritable Trump « remontait les Champs dans sa limousine blindée »17. À 17 heures, la menace islamo-gauchiste s’évaporait tandis que Macron exhortait entre autres Erdogan :
Nous tous ici, dirigeants politiques, nous devons, en ce 11 novembre 2018, réaffirmer devant nos peuples notre véritable, notre immense responsabilité, celle de transmettre à nos enfants le monde dont les générations d’avant ont rêvé.18
Notes