La piraterie n’est jamais finie !
Comment le pirate, le terroriste et le partisan sont devenus des acteurs politiques
Dans cette ère de fin de la violence et de pacification que nous sommes censés vivre, force est de constater que l’art de la guerre se raffine comme jamais. Les dépenses militaires aspirent 3% du PNB mondial. On voit chaque jour dans la presse défiler la parade flamboyante des nouveaux missiles, drones ou robots, et les dernières prouesses technologiques d’un état d’urgence généralisé (reconnaissance faciale, mise sur écoute, fichiers de « suspects », etc.). Nucléaire et neurosciences sont au garde à vous. Parallèlement, en bas de l’échelle se développent des techniques de lutte armée, de guérilla ou de terrorisme.
La guerre ne ressemble plus aux affrontements d’autrefois, de courageux soldats-citoyens se faisant face en ordre serré. Irrégulière, elle oppose des drones et des combattants mal définis, elle traverse des populations disséminées dans des espaces difficiles à maîtriser, quadriller, garder sous contrôle. Le pouvoir militaire n’est plus l’apanage d’Etats bien circonscrits mais semble émaner d’une gouvernance mondiale, d’un « Empire » qui veille sur un certain ordre économique, juridique et politique et définit conséquemment les camps du Bien et du Mal. Dans ce contexte, l’ennemi est simplement celui qui rentre en opposition avec cet ordre des choses : il devient pirate, terroriste, partisan — c’est-à-dire pure menace. Par une analyse de cette figure opaque, un lecteur de Grozeille tente de comprendre la manière dont s’est reconfigurée la conflictualité politique au XXè siècle, voici l’article qu’il nous envoie.
« Hostes humani generis », ennemi de l’humanité ; c’est en ces termes que le pirate est désigné par la doctrine depuis Cicéron. En ce sens, il devrait être clair qu’une « entreprise qui poursuit un but politique n’est pas de la piraterie ». Pourtant aujourd’hui la piraterie renaît de ses cendres à travers divers mouvements qui se réclament plus ou moins directement de cet héritage. Et quoi de plus paradoxal que de les voir prendre les devants de la scène politique ? Regardons par exemples les lanceurs d’alertes, les « éco-terroristes » comme les Sea Shepherd. D’autres empruntent encore plus manifestement le costume des vieux corsaires : les partis pirates ou même les collectifs comme Anonymous. Comment se fait-il que le pirate soit devenu la figure de proue d’une grande partie de l’activité politique ? Pourquoi est-il devenu un « acteur politique majeur » (comme semble le confirmer l’ascension du jeune parti pirate islandais par exemple1) et qu’est-ce que cela signifie ?
Guerre juste et extermination du pirate
C’est au coeur du droit international que la figure du pirate tire toute son importance. Afin de comprendre les transformations de la piraterie, il faut donc comprendre en même temps les évolutions des cadres juridiques. Pour cela nous devons retracer l’origine du droit de la guerre et du droit international dans l’ensemble des textes juridiques marquant l’histoire chrétienne occidentale, ce qu’on appelait le « droit des gens2 ». Nous prendrons pour fil directeur les évolutions des cadres juridiques qui donnent forme aux relations entre États, car elles contribuent à faire émerger de nouveaux acteurs politiques d’importance : les figures apparentées du pirate, du partisan et du terroriste.
Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, le droit public européen était caractérisé par un certain équilibre entre les Etats européens centralisés et géographiquement clos. L’intérêt de ce droit des gens était de circonscrire la guerre et la prise de terre, en dehors des frontières européennes délimitées par les Etats. Au sein de ce droit international, la guerre juste n’a aucun contenu normatif matériel, autrement dit elle n’est « juste » que parce qu’elle respecte une certaine « forme ». Aucun motif d’ordre moral, religieux ou autre n’est convoqué pour la légitimer. Il faut comprendre la guerre comme une relation juridiquement encadrée, un duel entre deux « ennemis justes » (justus hostis) c’est-à-dire entre deux Etats (qui sont égaux du fait d’être tout les deux Etats justement). Elle est strictement publique et non discriminatoire.
Au contraire, la guerre privée est une non-guerre, elle implique de simples ennemis qui ne peuvent devenir « ennemis justes » qu’à condition de maîtriser un territoire et de vivre au sein d’une organisation politique reconnue comme Etat par les autres Etats européens et en particulier les grandes puissances. La guerre privée n’entre donc pas dans le cadre dessiné par le droit des gens, elle n’est rien d’autre qu’une action de maintien de l’ordre. Seuls les Etats ont le monopole du politique. Dès lors, le pirate, qui ne se revendique d’aucun Etat, est considéré comme un simple criminel, un terroriste, un outlaw, un perturbateur. Puisque le droit international ne lui accorde aucune prérogative, on ne lui fait pas la guerre ; n’importe quelle autorité étatique peut légitimement l’exterminer par une action de police : c’est rendre service à l’humanité toute entière que de réduire à néant celui qui n’est pas reconnu par le concert des nations.
Des Etats-nations à l’Empire
Dès la fin de la première guerre mondiale, cette configuration générale du droit international commence à se déliter. Les Etats perdent progressivement le monopole du politique qui leur permettait de désigner qui est ou n’est pas l’ennemi juste, et leur accordait ainsi le monopole de la déclaration de guerre. « La politique n’est plus seulement l’affaire de l’Etat et des Etats ». La souveraineté de l’Etat cède le pas à celle de l’Empire. Il n’est pas étonnant que Carl Schmitt soit l’un des premiers théoriciens de cet ordre naissant, lui qui avait en tête le Reich naissant (terme allemand homologue à « empire »). Mais l’Allemagne nazie n’est pas la seule à expérimenter ces transformations, elle est en cela l’égal de l’URSS ou des Etats-Unis qui dirigent pour leur part, sans toutefois y être physiquement représenté, la Société des Nations, première tentative d’organisation supranationale.
Pour comprendre ce qu’est un empire, il faut noter qu’il est toujours étroitement lié à l’idée d’un « grand espace » (Großraum). Par exemple, penser les Etats-Unis comme empire, c’est penser non seulement les frontières de cet Etat américain; mais plus encore, l’ensemble des zones ou les Etats-Unis ont des intérêts à faire valoir, « special interests ». L’empire est ainsi un espace géographiquement indéterminé et fluctuant. Par exemple : l’Irak relève tantôt de l’Empire quand les USA y trouvent leur intérêt contre l’Iran (pendant la guerre de 1980-1988), tantôt non (pendant la Guerre du Golfe où les intérêts des Etats Unis se rangent du cotés du pétrole koweïtien). Ainsi, on est en présence d’une nouvelle cartographie marquée par la décentralisation et l’absence de délimitation claire entre les composantes politiques.
Dans ce cadre, la guerre traditionnelle est encore possible mais seulement pour les deux empires qui survivent à la seconde guerre mondiale (les Etats-Unis et l’Union soviétique). Le monde demeure encore multipolaire. Mais qu’en est-il une fois la chute de l’URSS actée ? Comment les Etats-Unis, seul empire restant, peuvent-ils circonscrire la guerre en dehors de leur frontières alors que celles-ci n’existent pas ? Il n’y a plus qu’un empire, un ennemi « juste ».
Disparition des ennemis justes, réapparition des pirates
Il faut bien comprendre alors que la nouvelle configuration juridique ne s’explique pas seulement par une transformation spatiale, mais également par un changement du sens de ce qu’on appelle « guerre ». On peut retracer ces évolutions depuis la signature des traités des banlieues3 qui mettent fin à la première guerre mondiale. Avec eux, la législation internationale avance vers une criminalisation de la guerre en tant que telle. Le crime de guerre n’est plus relatif aux actions commises pendant la guerre mais à la guerre elle même : c’est la naissance du « crime d’agression ». Le concept d’ennemi juste s’efface, les alliés vainqueurs dictent des sanctions contre l’Allemagne et les autres pays défaits. On ne reconnait plus l’ennemi comme son égal, en atteste la volonté des pays vainqueurs de faire eux-mêmes payer les coupables de crimes de guerre (ce qui était normalement laissé à la responsabilité de l’Etat dont les soldats se sont mis hors du droit). L’amnistie qu’impliquait tout traité de paix n’existe plus.
Depuis lors, la guerre n’est plus juste parce qu’elle oppose deux « ennemis justes ». Elle est juste si et seulement si elle est motivée par une « cause juste » (elle-même déterminée par le seul Empire ayant survécu à la guerre froide, incarné par les Etats-Unis et rassemblant l’ensemble des Etats qui participent de ladite « communauté internationale », l’ONU, l’OMC, des multinationales, etc.). Autrement dit, il y a moralisation des questions juridiques4. Il n’existe plus aucune distinction entre combattants et non-combattants, les guerres sont remplacées par de simples actions de police. La politique mondiale cède le pas à la police mondiale. À l’ennemi juste, qui garantissait la légitimité de la guerre, se substitue progressivement l’individu criminalisé par un idéal moral ou économique qu’il contredit. Les règles de la guerre disparaissent par là même ; seule semble compter l’annihilation de l’ennemi. N’est-ce pas manifeste dans l’usage de drones lors des opérations américaines de « maintien de la paix » ? Rien que ce lexique indique d’ailleurs l’asymétrie produite entre les belligérants lors de ces interventions. « Un concept de guerre discriminatoire transforme la guerre entre Etats en une guerre civile internationale ». Les civils sont identifiés aux ennemis en tant qu’ils sont « amis » de ceux qui ne respectent pas ce nouvel idéal moral, économique et politique dicté par l’Empire.
Ainsi, il n’y a en réalité plus de distinction entre les temps de guerre et les temps de paix. Nous sommes dans un contexte de « guerre civile mondiale » ou de « guerre civile généralisée ». Cette guerre civile mondiale fonctionne d’autant mieux qu’il n’y a présence que d’un seul empire : puisque la « communauté internationale » a le pouvoir de discriminer les autres gouvernements, elle a aussi le droit de dresser les peuples contre leurs propres gouvernements et de transformer la guerre entre Etats en guerre civile5. Peu importe d’ailleurs les intérêts des peuples concrets tant que l’Empire peut invoquer l’image abstraite d’un « peuple » opprimé pour justifier l’intervention armée. La guerre mondiale discriminatoire de style américain se transforme ainsi en guerre civile mondiale de caractère global et total.
Au sein de la guerre totale, tout ennemi devient un pirate
C’est là le sens de « l’entre-deux » qui caractérise de plus en plus la politique post-étatique. C’est là aussi le contexte dans lequel le pirate a pris la place d’acteur politique important. En effet, non seulement la guerre devient une guerre civile mondiale, mais du fait d’être légitimée par une « cause juste », elle devient globale. Tout criminel qui se place hors de la loi internationale (représentant au mieux les intérêts de l’empire), est désormais un ennemi total. En ce sens, le pirate, le terroriste et le partisan deviennent paradigmatiques, ils sont des ennemis politiques comme les autres. Non pas parce qu’ils accéderaient au statut d’ennemi juste au sein du nouveau droit international, mais parce qu’au sein d’un tel droit, il n’y a pas d’entre deux entre les alliés objectifs de l’ordre établi et ses ennemis. Ce n’est pas le pirate qui rejoint le camp des autres acteurs politiques ; ce sont les autres acteurs politiques, anciens ennemis justes, qui héritent du même statut que le pirate6. Toute forme de résistance, « faute de pouvoir s’exprimer autrement doit adopter la forme irrégulière du terrorisme »7. La guerre juste se métamorphose en guerre de partisans, c’est-à-dire en conflit entre différentes modes de vie et de pensée hétérogènes incarnées par des combattants irréguliers qui ne cherchent plus à conquérir mais à s’entr-anéantir. À travers cette lutte, c’est moins à une guerre entre Etats et terroristes à laquelle nous assistons mais bien plutôt à une guerre entre individus politisés. Derrière la figure de l’Etat ce sont les partisans »de l’impérialisme » qui combattent, même sans armes, ceux qui ont pris une direction opposée. Le partisan de l’empire n’est pas nécessairement un soldat au service d’un Etat, exemples les plus manifestes : les journalistes qui délégitiment la lutte de certains opposants ; les traders ou »terroristes financier » comme les appellent Qiao Liand ou Wang Xiangsui dans La guerre hors limites, qui en spéculant jouent sur les marchés financier et l’économie de certains pays ; les fonctionnaires de la communication et de la publicité, nouvelle propagande de l’empire.
Pour résumer : la logique de l’Empire impose l’idée d’une guerre pacificatrice du Bien contre le Mal sans entre-deux, qui se retrouve dans la formule de Bush dirigée contre « l’axe de mal ». Les Etats entrent alors dans une logique de totalisation. Même s’ils ne sont pas totalitaires au sens convenu jusqu’ici, ils excèdent nécessairement les frontières de l’État de droit par des actions de police propres à un contexte de guerre totale (une guerre où les restrictions qui étaient imposées aux anciens Etats souverains n’existent plus). C’est là en effet ce qui se manifeste avec l’état d’urgence8. Que cet état de crise entre dans le droit commun montre que l’Etat se définit aujourd’hui comme le gestionnaire d’une crise perpétuelle, qui l’oblige à prendre des mesures extrêmes contre des ennemis extrêmes. C’est là précisément la matrice de la guerre civile et ce cadre impose de lire la réalité à travers une catégorie inédite : le terrorisme.
En soi, le terroriste n’est autre qu’un ennemi total dans une guerre totale, il révèle d’emblée l’absoluité du combat dans lequel il est engagé. Comment est-il décrit plus précisément ? Le terroriste c’est celui dont on dit qu’il utilisera sans ambages toutes les armes à sa disposition. On pense alors qu’il n’agit qu’en vue de l’anéantissement, non du meurtre motivé, délimitable et donc pensable. Il est donc repoussé en dehors de la sphère du compréhensible, pratiquement hors de celle de l’humain. C’est là un préalable de sa redéfinition comme « ennemi total et absolu ». On ne tue pas un terroriste, on l’élimine, or une des conditions quasi-passionnelles que requiert l’élimination, c’est qu’elle soit dirigée vers une menace, risquant de nous éliminer — logique du « soit toi soit moi ». Avec la figure du terroriste, la droit international réalise ainsi « la transition de l’’inimitié réelle’ à ‘l’inimitié absolue’ ». Seule compte l’identification de l’ennemi, celui avec qui on ne partage plus rien (ce qui constitue précisément une nouvelle « cause juste » de lui faire la guerre)9.
Avec ces analyses, nous souhaitions esquisser la matrice de cette « guerre civile généralisée » au coeur de laquelle nous évoluons de manière plus ou moins manifeste. C’est dans ce contexte que tous les types de partisans sont réellement reconnus comme acteurs politiques a part entière. En ce sens, on peut souligner aussi le versant « positif » de ces transformations : la lutte retombe plus ardemment dans les mains de « tout le monde », puisque chacun est désormais partisan. C’est la raison pour laquelle cet article sera suivi d’une seconde partie dans laquelle sera développée une analyse des divers modes d’action de la « piraterie ».
Notes
1. | ↑ | Voir par exemple : CORDIER Lionel, Les pirates en politique: L’ascension d’un parti islandais, La vie des Idées, 2016 |
2. | ↑ | En latin, gens signifie « nation », « peuple ». Le droit des gens est en quelque sorte le droit international et le droit de la guerre de l’Europe romaine puis chrétienne ; il définit également les droits accordés aux membres de peuples étrangers. |
3. | ↑ | Les traités de banlieues sont les traités signés dans des châteaux de banlieue parisienne (à l’exception notable du traité de Versailles), qui reconfigurent l’espace politique européen après la première guerre mondiale : traité de Saint-Germain-en-Laye, de Neuilly, de Sèvres, de Trianon. |
4. | ↑ | Ce point est traité avec plus de détails dans notre article : « Comment les USA propagent leur souveraineté et leur morale« . |
5. | ↑ | Déjà Carl Schmitt percevait la structure de cette « guerre civile mondiale » dans son article « Changement de Structure du droit international » |
6. | ↑ | ELBAZ, Thomas: « Piraterie et piratage: paradoxes et évolutions d’une activité politique hors du droit », Hors commerce, 2017 |
7. | ↑ | KERVEGAN Jean-François, « Une autre guerre ou d’autres dieux? », Le Nouvel Observateur, numéro spécial La guerre des Dieux, janvier 2002 |
8. | ↑ | On peut songer par exemple à l’état d’urgence, d’exception ou de siège qu’analysent Hardt et Negri: « Le concept constitutionnel d’état d’exception est fondé sur une contradiction – la constitution doit être suspendue pour être sauvegardée » in Multitude trad. Nicolas Guilhot, La Découverte 2004 p.20 |
9. | ↑ | Sur ce sujet, vous pouvez aller lire l’article du monde diplomatique : « Quand parler de ‘terrorisme’« |