Matériaux

Comment les USA propagent leur souveraineté et leur morale : l’extra-territorialité

Un lecteur de Grozeille qui travaille dans une grande multinationale nous a livré cet intéressant article sur les extensions de la souveraineté américaine dans le monde.


Au fil d’une histoire assez récente, les Etats-nations se sont dotés de techniques d’intrusion puissantes : moraliser des phénomènes qui se passent en dehors de leur territoire afin de se donner des raisons d‘intervention et de « normalisation ». Parmi les nombreuses parties extensives des USA (soft power culturel, doctrine Monroe, société, langue, mode de vie), on se concentrera donc plus précisément sur des logiques d’intervention directes, leurs assises juridiques, et leur mécanisme. On peut appeler cela « l’extra-territorialité » des USA.

Ce phénomène prend racine dans une l’idée d’ « intervention d’humanité » née au 17ème siècle, se met en œuvre à la fin des années 1960 avec l’apparition de l’ingérence humanitaire, pour prendre la forme actuelle d’interventions militaires et de guerres morales. Il continue de se développer aujourd’hui par la mise en jeu de mécanismes plus insidieux de surveillance des personnes et la prise de contrôle indirecte de grandes multinationales, notamment avec la technique américaine du « DPA » (Differed Prosecution Agreement ; littéralement « Accord pour différer les poursuites »).

Les USA usent à outrance de leur extra-territorialité, en s’appuyant sur leur puissance économique et militaire afin de mettre en œuvre leur vision du monde.

1) Naissance en Europe de l’extra-territorialité : les droit et devoir d’ingérence

1.1) Naissance du droit d’ingérence

Hugo Grotius, un penseur hollandais du 17ème siécle est le premier à envisager le droit d’ingérence1, un droit que l’on s’octroie pour intervenir dans les affaires d’un tiers, sur le territoire d’un tiers. Dans un de ses traités datant de 1625, Grotius conceptualise l’idée que les sociétés humaines ont le droit d’intervenir dans le cas où un tyran ferait subir à ses sujets un traitement que nul n’est autorisé à faire.

Cette idée chemine jusqu’au 19ème siècle qui consacre la notion d’ « intervention d’humanité » autorisant une grande puissance à agir dans le but de protéger ses ressortissants ou des minorités (religieuses par exemple) qui seraient menacées. Cette doctrine a notamment permis l’intervention des puissances européennes dans l’Empire Ottoman, pour protéger les populations chrétiennes.

L’ingérence est l’antithèse de l’esprit du traité de Westphalie2, un traité de 1648, très important pour la diplomatie internationale, qui fondait le respect de la souveraineté des Etats et de leurs frontières. L’esprit du traité de Westpahlie avait pour objectif de veiller au maintien d’un certain équilibre entre les Etats européens (taille, armée, poids diplomatique, etc.), dans le but de pérenniser la paix et de favoriser le commerce. L’ingérence est un moyen pour les Etats qui le peuvent, de dé-territorialiser et d’exporter l’exercice de leur puissance, et ainsi de bouleverser cet équilibre (à leur avantage !).

1.2) Le devoir d’ingérence humanitaire

Au 20ème siècle, la guerre du Biafra3 (1967-1970), une guerre civile au Nigeria ayant entrainé un blocus, puis une famine, permettra d’institutionnaliser le droit d’ingérence, qui devient même un devoir d’ingérence humanitaire. L’absence de réaction face à la famine occasionnée par ce conflit déclenche la création de plusieurs ONG. Notamment Médecins Sans Frontières, à l’instigation des « French Doctors ».

C’est la consécration de l’idée qu’une violation massive des droits de la personne doit conduire à la remise en cause de la souveraineté des États et permettre l’intervention d’acteurs extérieurs à titre humanitaire.

Dans les années 1970-1980, des personnalités comme le philosophe Jean-François Revel, Bernard-Henry Lévy ou le juriste Mario Bettati diffusent le concept de « devoir d’ingérence » dans les médias, à l’université, dans les cercles onusiens. Le concept a alors un large écho auprès des ONGs et auprès du grand public. Au nom de ce principe, plusieurs États occidentaux sont intervenus au Kurdistan irakien en avril 1991. Puis fin 1992, en Somalie.

1.3) L’ingérence militaire

A partir de 1994, un glissement important s’effectue (la guerre du Golfe de 1991 ayant joué un rôle de précédent, voir plus bas). L’ingérence devient autant militaire qu’humanitaire : c’est ce qu’on constate avec l’opération menée par la France au Rwanda en 1994, ou encore les interventions armées en Bosnie-Herzégovine en 1994-1995, au Liberia, ou l’envoi d’une force d’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999. Mais ces interventions se font encore sous la bannière de l’ONU. On pourrait en citer beaucoup d’autres tant cette « technique » d’intervention s’intensifie.

Le droit d’ingérence justifie l’extra-territorialité en subordonnant la souveraineté des États à une « morale de l’extrême urgence » visant à protéger les droits fondamentaux de la personne. C’est la création d’un « devoir d’assistance à un peuple en danger ».

L’extra-territorialité, qui s’incarne notamment dans le droit / devoir4 d’ingérence, s’inscrit dans un cadre plus large de la redéfinition d’un ordre mondial idéalement régi par des principes de démocratie, d’État de droit, et de respect de la personne humaine. Elle donne un rôle, une nouvelle raison d’être aux Etats s’estimant porteurs de ces valeurs : moraliser les relations internationales.

Les USA vont franchir un pas supplémentaire crucial dans le déploiement de leur puissance extra-territoriale.

2) Continuation américaine : moralisation des relations internationales et surveillance des personnes

Les USA vont user de nouveaux mécanismes extra-territoriaux pour atteindre de nouveaux objectifs, après les attentats du 11 septembre. Désigner le « mal », partager le monde en deux, fédérer ou inféoder des alliés, surveiller et contrôler les personnes morales et physiques.

2.1) Phase 1 : des croisades qui se détachent du fondement humanitaire

Le milieu des années 1990 marque le chevauchement entre droit d’ingérence humanitaire et intervention militaire. L’extra-territorialité va se dépouiller de sa justification humanitaire et prendre l’allure d’une croisade. Ce chevauchement se fait en deux temps. Tout d’abord, en 1991, les USA franchissent un pas important dans l’exercice de leur extra-territorialité en prenant la tête d’une coalition pour mener une guerre contre l’Irak qui avait envahi le Koweit. Cette guerre n’a rien d‘humanitaire, elle est économique et vise à protéger le Koweit et l’Arabie saoudite5. Puis en 1994, l’intervention en Yougoslavie est certes impulsée par une cause humanitaire, mais sous bannière onusienne les Américains réussissent à fédérer une coalition de plus de 30 Etats ! Cette volonté de fédérer contre un ennemi commun va faire jurisprudence.

2.2) Phase 2 : interventions purement militaires, DPA, Patriot Act

Après les attentats du 11 septembre 2001, 3 formes de politique extra-territoriale américaine vont émerger :

— Des interventions armées sur sol étranger purement militaires, afin de renverser des régimes censés abriter des terroristes (Afghanistan ou Irak). Les USA vont faire campagne pour se trouver des alliés. Il s’agit d’un prolongement du droit d’ingérence précédent, mais qui désormais ne se fait plus sous bannière onusienne. Cette pratique fédérative, mais très unilatéraliste de la politique étrangère, ainsi que le mépris apparent des institutions et des règles internationales, marquent un tournant dans l’attitude des Etats-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Alors que c’est ce pays qui avait présidé à la naissance de ces institutions mondiales.

La France va utiliser la même technique pour des interventions en Afrique sub-saharienne, dans ses luttes contre des groupes désignés comme terroristes déstabilisant des régimes en place, et en Libye, pour renverser le régime de Khadafi soudainement jugé intolérable à la lumière des printemps arabes.

Le prétexte humanitaire n’existe plus. Il s’agit désormais de préserver la sécurité intérieure en frappant les terroristes sur leurs bases. S’agit-il ici d’un nouvel ordre mondial : Etats voyous frappés par des Etats rédempteurs ? Ou d’un nouvel ordre moral : Etats puissants imposant unilatéralement leur vision du monde à des Etats divergents ? Chacun jugera.

— Une autre forme d’extra-territorialité américaine est économique et financière : édiction de sanctions internationales à l’encontre de pays ne respectant pas les standards démocratiques et libéraux « occidentaux » (Iran, Syrie, Myanmar, Cuba, Corée du Nord, Soudan, et plus récemment, Russie, Zimbabwe). Ces Etats ne sont pas sanctionnés uniquement pour actions terroristes, mais parce que leurs régimes sont jugés « mauvais » par les USA. Le mécanisme de sanctions s’élargit sournoisement en dehors de « l’axe du mal ». La liste s’allonge.

Ces sanctions permettent une nouvelle forme d’extra-territorialité en interdisant tout commerce en US dollars avec les pays sanctionnés. En effet, le dollar est de loin la première monnaie pour le commerce international. Les USA ont sanctionné les pays, les entreprises, les personnes, qui ont violé les embargos, en se servant du fait que les transactions ont été payées en US dollars, et sont donc de fait soumises à la loi américaine. Ces personnes sont invitées à se conformer à ladite loi sous peine d’être interdits de dollars, ce qui équivaudrait à leur mort économique… Un grand nombre d’entreprises multinationales (Alstom, HSBC, BNP, Technip, Alcoa, Siemens, BAE, Deutsche Bank, Siemens, JGC, etc.) vont ainsi être mises à l’amende pour des actes non commis sur le territoire américain6. Puis rééduquées, par la technique du DPA.

En effet, les USA ont inventé le système du DPA (Differed Prosecution Agreement : « accord de suspension des poursuites »). L’entreprise qui a violé les sanctions paie une amende, parfois en milliards de dollar, entraînant une suspension des poursuites par le Department of Justice américain (ministère de la justice) et permettant d’obtenir une période probatoire de 5 ans afin de conserver son droit vital de commercer en dollar.

Durant la période probatoire la justice américaine délègue une équipe d’auditeurs (avocats, anciens procureurs ou membres du FBI appelés Monitor – « surveillant ») qui impose à la société condamnée des réformes de fonds, une nouvelles organisation, une gouvernance telle qu’elle assure une conformité totale avec les lois de sûreté américaines.

Le Monitor veille à la mise en place de mesures fortes destinées à prévenir et lutter contre la corruption, le blanchiment d’argent, le terrorisme, le financement des armes, l’évasion fiscale, etc. Ce mécanisme du DPA, mal connu du grand public, est très intrusif et très directif pour les entreprises qui en font l’objet (Siemens, HSBC, BNPP, etc.) Les salariés sont priés de se conformer et d’appliquer ces règles via la mise en place de code « d’éthique »7 auquel il faut adhérer, via des mécanismes d’incitation salariale. Pour plus de détails sur les mécanismes de sanction économique mis en place par les Etats-Unis, on lira à profit l’article « Au nom de la loi… américaine » du Monde diplomatique.

— Troisième technique d’extra territorialité : mise en place de mécanismes de surveillance étendue des personnes, via le Patriot Act. Il s’agit d’étendre la notion de « personnalité américaine » pour appliquer les lois d’exception ou de transparence américaines (par exemple, loi FATCA sur l’évasion fiscale, loi de surveillance, prévention, écoute, NSA, etc.) à toute personne ayant des connexions avec les USA (liens juridiques, intérêts américains, utilisation de la monnaie ou de technologie US), qu’elles soient ou non basées aux USA. Par exemple : une personne américaine vivant en France, ou des recherches en Suède sur Google qui est sur un serveur US. Ceci est suffisamment commenté par les medias ou Edward Snowden, pour que l’on ne s’y étende pas.

Ces deux dernières techniques de sanctions et de mécanismes de surveillance, ne sont rien d’autre que la continuation de la moralisation par d’autres moyens. Les Etats Unis ont une vision du mal et du bien très précise. Ils pensent que certains Etats, personnes morales, physiques, ne se comportent pas bien. C’est-à-dire de manière non conforme à la vision et aux valeurs américaines. Ils doivent donc être sanctionnés, et en amont, détectés, surveillés…

***

D’une répression armée contre des Etats dits terroristes (« l’axe du Mal » ), les USA sont passés à une action tous azimuts contre des Etats, des entreprises, des personnes, très différents les uns des autres, mais qui ont en commun d’avoir des comportements jugés non conformes aux  «valeurs » américaines. Usant de toutes ses armes financières, économiques, et monétaire, l’Amérique entreprend une croisade moralisatrice et normative : « vous serez avec nous ou contre nous ». L’extra-territorialité est dans ces cas utilisée pour propager un modèle et des valeurs auxquels chacun est prié de se conformer.

Sous l’impulsion des USA, en 10 ans, nous sommes passés d’une extra-territorialité de démonstration de puissance militaire à une extra-territorialité de surveillance diffuse des personnes physiques et morales. Ce phénomène est nouveau, peu visible. Par le passé, nous avions eu Big Brother, la menace  totalitaire familière et bien identifiée. Là, il s’agit de la première puissance mondiale, symbole de la liberté, qui semble entrer en crise paranoïaque. Nous aussi avons été frappés par le terrorisme. Cela justifie-t-il de l’emploi de tous les moyens pour lutter contre ce fléau ? Est-ce une raison pour surveiller, suspecter, mettre au pas le monde entier ? Ou y a t-il d’autre raisons, moins mises en lumières, liées à la guerre économique, à la volonté d’imposer, d’exporter un certain mode vie ? Face à ces croisades menées par un US Brother inquiétant, le manque de réaction des puissances raisonnables, des mouvements alter-mondialistes, des « grands penseurs », est surprenant. A suivre…

Notes   [ + ]

1. Pour plus de détails, voir cet article sur le droit d’ingérence, que l’on suit en partie ici.
2. Sur le traité de Westphalie, voir par exemple Herodote.
3. Wiki : La guerre du Biafra ou guerre civile du Nigeria est un conflit civil, qui a eu lieu du 6 juillet 1967 au 15 janvier 1970. Elle commence avec la sécession de la région orientale du Nigeria, qui s’auto-proclame République du Biafra sous la direction du colonel Ojukwu. À la suite du blocus terrestre et maritime du Biafra par les troupes gouvernementales, la région est plongée dans la famine, ce qui entraînera, selon les estimations, la mort d’un à deux millions de personnes.

La guerre du Biafra est largement médiatisée sur la scène internationale, alors même que le photojournalisme est en plein essor et expose aux populations occidentales le dénuement du Tiers monde.

L’intervention de l’ONU n’a eu aucun effet. Cette guerre voit également une modification de l’aide humanitaire qui, utilisant la médiatisation intense du conflit, prône une ingérence directe pour venir en aide aux réfugiés. Elle aura pour conséquence la création de l’ONG Médecins sans frontièresen 1971.

4. Différence (conceptuelle) entre droit et devoir d’ingérence : un droit est une possibilité qui est en puissance, on l’exerce ou pas. Un devoir, doit être effectué (sous peine de sanction).
5. Sur les raisons économiques de la guerre du Golfe, voir la section « Causes du conflit » sur Wikipédia.
6. Pour des exemples d’amendes, voir entre autres « Lutte contre l’argent sale: Deutsche Bank paye 41 millions de dollars d’amende« , « La BNP paiera une amende de près de 9 milliards de dollars aux Etats-Unis » ou encore « HSBC paie une amende record pour échapper aux poursuites aux Etats-Unis« 
7. Voir par exemple le code d’éthique de Sanofi. On peut noter qu’ « un dispositif d’alerte a été mis en place afin de permettre le signalement de tout manquement aux principes du Code. »

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