Sortir ses griffes face à la fin du monde
Le futur sera catastrophique. Les signes se multiplient en ce sens, les modèles scientifiques, aussi différents soient-ils, convergent vers le même résultat. Les terribles dérèglements climatiques annoncent la fin de l’humanité, si des événements politiques ou guerriers ne les précèdent pas.
Face à cette situation, Pierre-Henri Castel1 suggère que nous avons au moins une chance : pour une fois, nous pouvons faire l’effort de penser en-dehors de notre présent, et à partir de ce sombre futur. Dans cette optique, son petit livre Le Mal qui vient s’efforce de questionner la nature complètement nouvelle du Mal qui ne manquera pas de s’imposer dans un monde où l’horizon de l’humanité se restreint à celui des survivants. Ce qui ne va pas sans la nécessité de penser à ce que pourrait être un Bien « avec des crocs et des griffes » qui viendrait s’y opposer. L’auteur a bien voulu répondre à nos questions.
Grozeille – Aujourd’hui la mobilisation peut sembler faible au regard de l’urgence écologique. Toute inaction (ici contre l’apocalypse) peut-elle être expliquée sous le prisme de l’angoisse ? Ne faut-il pas justement cette peur vive dont vous parlez dans votre livre pour pousser à quoi que ce soit ? Notre régime général de vie, notamment du fait qu’il soit attaché à l’économie et au travail quotidien, ne produit-il pas une certaine passivité due au « métro, boulot, dodo » ?
Pierre-Henri Castel – Ce qui est sûr, c’est que ce petit essai s’en prend aussi vigoureusement qu’il peut à l’idée (à mon avis fausse) que l’angoisse est mobilisatrice, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une mobilisation purement psychologique, d’une tentative d’automanipulation pour se faire peur collectivement et « donc » agir, ou bien, dans le sillage des métaphysiciens allemands d’après-guerre qui furent les premiers à réfléchir à l’idée de fin du monde à cause de la guerre atomique (Jonas, Anders, etc.) qu’il s’agisse d’une mobilisation radicale, d’une angoisse existentielle que l’humanité pourrait éprouver à son propre égard. Non seulement l’angoisse est paralysante, mais quand l’absence de solution insiste, elle fraye la voie à une résignation morose. Et je ne doute pas, à cet égard, comme vous, que l’idée de la fin se fonde alors dans la grisaille universelle, comme simple facteur aggravant du pessimisme collectif. Aussi ai-je suggéré, au lieu de l’angoisse, d’essayer l’effroi. Au lieu de projeter sur le futur une indétermination obscure et menaçante, de regarder en face la nouvelle figure du Mal absolu qui vient à notre rencontre. À condition, bien sûr, qu’on puisse s’en faire une idée suffisamment claire et distincte, ce qui est toute la difficulté de l’entreprise.
G – Dans votre livre, on lit : « En somme, devant l’idée angoissante et dangereusement démoralisante de vivre une vie sans avenir, nous nous trouvons devant la tâche curieuse d’imaginer à quoi ressemblerait une vie bonne et cependant sans lendemain ». La fin du monde est-elle une chance ?
PHC – Peut-être. Mais ce qu’une philosophie morale un tant soit peu conséquente peut en faire, c’est une opportunité pour un approfondissement conceptuel, y compris s’il s’avère au bout du compte que conceptualiser le Mal qui vient est impossible. C’est d’ailleurs un geste particulier que d’imaginer le Mal qui vient, et d’en partir pour, a contrario, envisager ce que pourrait être le « Bien qui vient ». Plus souvent, en philosophie morale, on cherche à produire des projections du Bien absolu à partir des biens relatifs que nous connaissons déjà. Et puis on en déduit des tendances morales censées valoir pour les individus. C’est pourquoi il y a un lien logique, dans mon esprit, à renverser cette façon de faire banale en philosophie, en se privant justement de l’avenir infiniment disponible où ces tendances s’actualiseraient complètement. Le « mal qui vient » a ainsi pour pendant nécessaire un « bien sans lendemain ». Ce sont, si vous voulez, l’endroit et l’envers de la même pièce.
G – Le mal peut-il avoir une forme pure, de telle sorte que celui qui le fait se voit comme maléfique ? On voit une telle chose chez Sade, mais ce dernier semble plutôt constituer une formidable exception. Généralement on est plutôt confronté à ce que Arendt appelait la banalisation du mal, ou à une disparition de celui-ci sous d’autres considérations de valeurs.
PHC – Il y a, en amont de ce petit essai, une réflexion technique sur le problème du mal, que j’avais élaborée il y a quelques années sous forme de deux essais, dans Pervers, analyse d’un concept, suivi de Sade à Rome (Ithaque, 2014). Le contexte de cette réflexion, c’est une controverse qui porte sur la question de savoir si le mal, et surtout le Mal absolu, a bien un concept, ou si, au contraire, il est la limite du conceptualisable en morale, et quelque chose qui dégénère aussitôt dès qu’on essaie de le formuler en images irrationnelles (des impressions subjectives de transgression, du vocabulaire théologique, par exemple l’idée d’un mal « satanique », ou des naturalisations psychopathologiques qui le réduisent à l’idée de déviance, comme quand on parle d’un mal « pervers »). J’ai défendu la thèse forte selon laquelle il y a bien un concept du Mal absolu. Et le lien avec Sade est très simple : je pense que ses derniers travaux, que je considère comme relevant pleinement de la philosophie morale et pas du tout de la « littérature », sont un premier effort génial pour caractériser ce concept. Sade, à mon avis, prend progressivement conscience du fait que le Mal absolu s’esquisse par surenchère : ce qu’il faut réussir à concevoir, c’est un mal toujours pire. Il lui donne la forme d’un « gradus libertin », forme particulièrement explicite dans l’Histoire de Juliette, et qui culmine dans une métaphysique étrange si l’on perd de vue l’ambition éthique qui la sous-tend. Aussi, ce n’est pas le personnage réputé « maléfique » de Sade qui m’intéresse, mais l’esprit dans lequel il réussit à donner sens à une formule fondamentalement paradoxale, celle du mal « pervers » comme mal « pire », et empirant toujours.
À ma connaissance, d’autre part, ce n’est pas de banalisation du mal mais de banalité du mal que parle Arendt. Ce serait d’ailleurs un très beau projet, pour une sociologie d’inspiration pragmatiste, de remplacer cette nouvelle catégorie philosophique du mal par une analyse des processus sociaux de sa banalisation. Mais le Mal qui vient, articulé à la fin des temps, est par définition extraordinaire. Il me semble que c’est le seul qu’on ne puisse pas banaliser. Le viol de masse et les camps de concentration, c’est moins sûr… Il faut juste être patient.
G – Quelle place doit-on faire à l’idée d’une production systémique du mal, en disant par exemple que nombre de violences viennent en réalité d’une sociabilisation très viriliste des hommes, ce qui valorise positivement une certaine cruauté dans le développement de leur « personnalité » ?
PHC – Je suis sceptique sur le caractère genré de la violence dont il s’agit ici. Il est certain que certaines violences le sont, en particulier un certain type de violences sexuelles physiques, ou les effets de la domination masculine, par exemple au travail. En revanche, le style de violence qui consisterait à se saisir en hâte des dernières ressources disponibles pour favoriser sa communauté au détriment des autres ne l’est pas aussi évidemment. D’ailleurs, dans la littérature de science-fiction post-apocalyptique, dans laquelle à mon avis se façonnent avec justement énormément d’imagination les figures les plus effrayantes du Mal qui vient, on peut pas vraiment dire que les femmes brillent par leur innocence !
G – Doit-on considérer qu’il y a un rôle systématique des puissants dans le développement du mal ? A la fois comme ceux qui peuvent se le permettre, mais aussi comme ceux qui sont bien placés pour trouver certaines satisfactions à des formes de cruauté ?
PHC – Apparemment, cette suggestion a causé un certain frisson. C’est juste une conclusion rapide du fait, par exemple, que le mensonge à grande échelle, et pas seulement sur les questions climatiques, est aujourd’hui très bien financé. Disons que rappeler combien la malignité intéressée de certains peut tout à fait jouer un rôle spécifique dans l’aggravation de la situation collective est une idée constamment poussée sous le tapis. On veut bien l’admettre pour l’industrie du tabac, divers produits financiers, certains polluants, mais pas pour le climat et son impact géopolitique ? Notez bien qu’il ne s’agit pas de considérations moralisatrices, dans la mesure où cette malignité ne peut s’exercer qu’au sein d’un système social inégalitaire. En revanche, c’est une manière un peu vive de rappeler qu’un système social peut avoir des effets paroxystiques et localisés, où la malfaisance individuelle peut tout à fait être un facteur. Quelles que soient les contraintes globales d’un système social, il n’est nullement exclusif des choix de certains acteurs privilégiés.
G – Vous disiez ailleurs 2 que vous adoptez la position du moraliste, position à partir de laquelle on ne peut pas proposer d’option politique. Mais le moraliste n’exprime-t-il pas des préférences suffisamment fortes pour vouloir un changement commun, c’est-à-dire un début de mobilisation politique même si l’on reste bien loin d’un programme ?
R. La position du moraliste est difficile et complexe. La plupart des philosophes la récusent, trop souvent, hélas, au profit de prétentions en philosophie politique ou en sciences sociales qui sont soit imaginaires soit prématurées. Être un moraliste, c’est accepter d’être radicalement limité, de ne disposer justement d’aucune des solutions politiques ou sociales aux difficultés qu’on soulève. C’est aussi faire confiance à quelque chose qui n’est pas encore une réflexivité collective, mais des sentiments collectifs auxquels on prête l’appui d’une rhétorique philosophique pour les magnifier et commencer à les articuler. C’est aussi prendre le risque d’agiter cette sensibilité commune, non pour proposer des raisonnements conclusifs, mais pour clarifier des attitudes, des préjugés, des anticipations routinières – et parfois, en déclenchant juste des réactions plus ou moins brutales, voire en suscitant des incompréhensions.
À nouveau, il me semble qu’une partie considérable du travail sur les sensibilités collectives touchant les crises qui vont survenir et nous poser des difficultés gigantesques s’est opérée dans la science-fiction post-apocalyptique. C’est tout de même une chose étonnante que ce genre mineur commence à produire d’authentiques chefs-d’œuvre 3 ! De ce point de vue, je ne prétends pas faire davantage dans mon petit essai que donner un premier tour réflexif à ces anticipations terrifiantes, de façon analogue à ce qui, bien avant la naissance des conceptions philosophiques, rationnelles, de la liberté et de l’autonomie au XVIIIe siècle, s’était esquissé dans les utopies de la renaissance. Avant Rousseau et Kant, il y a eu More et Campanella. Cette science-fiction post-apocalyptique, pour moi, joue en effet un rôle analogue : c’est à la fois un pressentiment du pire et une préparation au pire, et la philosophie morale, avant qu’on ne puisse faire à proprement parler de la philosophie politique ou des sciences sociales, peut déjà se proposer d’en tirer quelque chose qui pourra peut-être un jour prendre une texture conceptuelle, voire, comme vous dîtes, se changer en un « programme ».
Si vous voulez, la question de la mobilisation politique est une chose beaucoup trop sérieuse pour être réglée impatiemment. Il faut donc fournir de solides raisons de patienter, pour prendre conscience que nous ne savons même pas la forme des questions inédites qui vont bientôt se poser. L’angoisse est un aspirateur à lubies bien connu ; l’effroi, passé un premier moment de sidération, aide à toucher terre.
C’est aussi pourquoi, négativement cette fois, l’attitude auto-limitée du moraliste permet de rester profondément sceptique à l’égard d’entreprises précipitées de faire de la science, en réalité de la pseudo-science, sur l’imminence de l’effondrement. C’est pourquoi à mes yeux la collapsologie est en réalité toujours un sous-genre de la science-fiction post-apocalyptique, mais au sens (à mes yeux péjoratif) d’être une fiction de science, et non, comme je la lis, un symptôme particulièrement intéressant des métamorphoses des sensibilités collectives face au Mal qui vient. C’est le « -logie » qui me dérange ; aussi je préfère parler d’« effondrementalisme », dans le but de faire redescendre ce genre de spéculations au niveau de l’attrape-tout idéologique en quoi elles consistent.
G – Vous affirmez que nos sociétés sont traversées d’un idéal de l’autonomie. Que signifie cet idéal, quelle effectivité a-t-il ?
PHC – C’est une question si vaste, qui mobilise tellement mes travaux précédents, qu’il est difficile de répondre en quelques mots. Le Mal qui vient a son origine dans une réflexion historique et systématique sur la formation des idéaux d’autonomie dans les sociétés individualistes occidentales qui s’inspire beaucoup de Norbert Elias. La particularité du projet que j’ai développé à cet égard était de s’appuyer sur la contrepartie de l’expérience individuelle de l’autonomie, qui sont les vécus d’autocontrainte. Pour être libre, c’est fou le nombre de choses qu’il faut être capables de s’empêcher de faire, et de faire aux autres : les exigences du contrôle pulsionnel, notamment en matière de sexualité et d’agression, n’ont cessé de croître en intensité, en raffinement, dans la multiplicité de leurs objets, dans la quantité d’individus contraints à s’y soumettre, et c’est cela le « processus de civilisation ». Toutefois, il y a un paradoxe, c’est qu’un excès d’auto-contrainte empêche l’action : elle l’embarrasse plutôt. Il faut donc inventer en même temps qu’on s’autocontrôle et qu’on s’autonomise des moyens, si j’ose dire, de se retenir de trop se retenir…
J’ai fait l’histoire de ce paradoxe, en montrant qu’il coïncide avec une série de problèmes psychologiques et moraux bien connus : ceux des déchirements entre les mauvais désirs et la volonté bonne, des obsessions et des scrupules, des angoisses « sociales » et des inhibitions. On voit tout de suite qu’une telle construction de l’autocontrôle comme envers de l’autonomie ne va pas sans une idée du mal : « mal faire » ou « faire le mal », voilà qui tend à devenir indistinct, et à angoisser. J’ai poursuivi cette histoire des embarras modernes de l’agir en parallèle des transformations des idéaux d’autonomie, jusqu’à aujourd’hui (dans Âmes scrupuleuses, vies d’angoisse, tristes obsédés, et dans La Fin des coupables, Ithaque, 2011 et 2012). Après quoi, on m’a demandé à quoi ressemblerait le genre de mal qui s’annonce, dans les sociétés de l’autonomie généralisée, quand son idéal pénètre de plus en plus la vie de chacun comme des institutions, où elle n’est plus tant une aspiration qu’une condition. Mon livre sur Sade comme cet essai sur le mal sont des tentatives de réponse. Tout se passe comme si ce que j’ai imaginé être une histoire de l’autonomie en Occident, dans une veine à la Elias, s’était insidieusement transformé en une anthropologie historique du mal, qui a besoin de ressources philosophiques spécifiques.
Il n’en reste pas moins que Le Mal qui vient est historiquement et socialement très « situé », comme on dit. Ce mal-là en effet ne pose problème que dans des types de sociétés capables de réfléchir collectivement aux enjeux collectifs et même universels, et qui ne se soucient pas moins de la destruction de la planète que de ce qui risque fort de la précéder de beaucoup, l’anéantissement de nos libertés, et tout particulièrement de nos libertés individuelles. C’est pourquoi, à mes yeux, il n’est pas moins important de réfléchir à la cause écologique qu’aux ressources et aux valeurs qui s’incarnent dans le projet d’autonomie et d’émancipation des sociétés modernes ; les deux sont indissociables, au moins en ceci que la vie que nous voulons préserver n’est pas n’importe quelle vie, mais une vie libre.
Q. Le Mal qui vient, à certains égards, se présente comme une réponse à L’insurrection qui vient. Pour vous, ce qui s’annonce n’est pas un soulèvement contre la fin d’un monde, mais réellement la fin du monde, et avec cette fin, la libération de passions violentes et de perversions que certains feront subir aux autres. Mais votre idée qu’il faudrait un « Bien armé de crocs et de griffes » contre le Mal qui vient ne relève-t-elle pas encore de cette idée d’insurrection ?
PHC – C’est parfaitement exact. C’est pourquoi le livre est dédié à ce petit groupe d’Américains qui, à visage découvert, est allé fermer les vannes de l’oléoduc censé transporter un des pétroles les plus polluants du monde, extrait des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, vers les grandes raffineries américaines 4. Or ils ont agi à visage découvert, en donnant leur nom. Ils viennent d’être acquittés. Ce qui me fascine dans leur geste, c’est le refus d’agir de façon invisible, dans une sorte de clandestinité romantique contre-productive. Quand on a l’universel de son côté, on doit absolument s’en saisir, c’est en cela qu’il ne faut pas se laisser intimider. En agissant à visage découvert, ils se sont placés sous la protection de tous. De façon significative, je trouve, leur défense a été financée par une cagnotte en ligne ! Et ils ont réuni suffisamment d’argent pour venir à bout d’équipes d’avocats dont vous imaginez la compétence et la hargne. Je crois qu’on peut élargir cette perspective et ce raisonnement. Toutes sortes de mouvements de désobéissance civile sont en train de s’organiser, bien conscients que le problème n’est plus désormais celui d’un déficit de connaissance mais d’un déficit d’action.
Or ces mouvements se trouvent à la croisée des chemins. Quel type de violence utiliser ? La tentation est absolument extraordinaire, je l’ai vu de mes propres yeux, de recruter des saboteurs et d’attaquer des intérêts privés, voire des personnes. C’est un peu comme une phase anarchiste qu’on a connue à la fin du XIXe siècle avant l’organisation cohérente du mouvement ouvrier. Or il y a deux choses essentielles à se rappeler à ce sujet. La première, c’est qu’il faut disposer d’une analyse du système que l’on combat qui permette de formuler des objectifs de lutte impersonnels (c’est toute la différence qu’il y a entre lancer un sabot dans la machine d’un capitaliste particulier pour gêner l’industrialisation d’une filière, et se battre pour l’interdiction du travail des enfants et pour la journée de huit heures). La deuxième, c’est qu’il faut identifier les forces sociales capables de porter une telle lutte, et ce ne sont pas des individus isolés (c’est la différence entre politiser une catégorie sociale exploitée, et transformer le prolétariat en une classe ouvrière associée organiquement à un parti, comme dans le projet marxiste, et fédérer vaguement, sur une base individualiste, des protestations et des sentiments d’injustice).
Le romantisme de « l’insurrection qui vient » échoue totalement à satisfaire à ces deux impératifs. Mais spécifier la nature de la violence nécessaire pour combattre la violence destructrice de nos conditions de vie sur la planète est encore bien loin d’avoir répondu aux deux exigences que je vous formule ici, sans d’ailleurs savoir s’il n’y a que celles-là, ou si ce sont les plus importantes. Que demander d’impersonnel, et qui le demandera ? En tout cas, échouer à poser la question dans ces termes, c’est capituler sur ce qui me semble être un acquis fondamental : nos visées d’émancipation, d’autonomie et de réflexion collectives dans les sociétés démocratiques contemporaines.
Maintenant, touchant ce Bien qui a « des crocs et des griffes » et qui est opposable au Mal qui vient, je suis tout aussi embarrassé que vous pour le caractériser dans son contenu comme dans sa forme. Ce qui, apparemment, a fait sursauter, c’est même tout bêtement l’emploi du mot de violence. Le pacifisme moutonnier a clairement de beaux jours devant lui. Mais plus profondément, l’idée que j’aimerais un jour poursuivre, c’est celle selon laquelle le développement de l’autonomisation dans nos sociétés tend à remettre en cause le fait apparemment acquis que seul l’État dispose du monopole de la violence légitime. Je crois au contraire que des individus de mieux en mieux éduqués, équipés d’un sens critique plus aigu, conscients des solidarités multiples qui les lient les uns aux autres, sont légitimement fondés à s’opposer à certaines activités sociales destructrices. L’autocontrainte ne doit pas simplement être interprétée comme une opération de conformisation, d’étouffement méthodique de la colère ou du désir, mais comme un ressort fondamental de leur raffinement, de leur amplification efficace, et de leur pertinence.
G – En psychanalyste, il semble que vous placiez le salut dans les individus, qui devraient faire un travail sur eux-mêmes pour devenir ce « Bien armé de crocs et de griffes ». Mais que peuvent des individus face à la catastrophe et au mal qui vient ? Que dire de la dimension collective de ce camp du « Bien » à constituer ?
PHC – Plus modestement, je rappelle une banalité freudienne, selon laquelle on doit espérer d’une cure qu’elle nous rende moins timides face aux actions à entreprendre et aux jouissances à saisir. C’est d’ailleurs dans la stricte continuité de la philosophie et de l’histoire de la psychanalyse que j’ai développées ailleurs, dans la mesure où je tiens la pensée de Freud comme caractéristique de la quête d’un moyen de « se retenir de trop se retenir », bref, de rester vivant au cœur du processus qui nous civilise implacablement. Mais, dira-t-on, les êtres malfaisants paroxystiques dont je prophétise à moitié pour rire l’arrivée imminente en centre ville, ne se caractériseraient-ils pas, eux aussi, par quelque chose d’inintimidable ? Tout à fait. C’est même pourquoi il importe beaucoup de ne pas se laisser intimider par leur arrogance et la certitude qu’ils dérivent du désespoir. Car l’intimidation, c’est le début de la séduction.
Observez bien, avec moi, combien tout cela est psychologique, esthétique, et « purement moral ». Mais cela procède aussi du souci de ne pas sauter précipitamment aux conclusions. Je ne sais tout simplement pas comment opposer une violence déterminée, et cependant froide, réflexive et collective, aux entreprises de destruction qui se multiplient autour de nous, et qui excitent dangereusement certains profiteurs qui se persuadent qu’ils sont les derniers à pouvoir jouir sans entrave de ce qui reste des dernières beautés et richesses du monde. Si je le savais, je distribuerais d’ailleurs gratuitement mon livre ! Mais mon ambition est toute autre, c’est d’indiquer quel genre de vertu ou de force de caractère serait digne qu’on s’en saisisse collectivement. Encore une fois, c’est le travail du simple moraliste. Je n’ai évidemment aucun doute sur le fait que si ce point de vue de simple moraliste était effectivement approprié collectivement, il en serait profondément transformé. Mais pour le mieux.
G – Pourrait-on dire qu’on fait face à quelque chose de proche lorsque l’on assiste à des violences rebelles aujourd’hui en France ? N’y a-t-il pas une forme d’éclairement du côté, par exemple, des gilets jaunes qui utilisent la violence parce qu’ils réalisent que c’est la seule option viable étant donnée leurs revendications ?
PHC – Cela fait trop longtemps qu’on me pose la question, aussi je vais risquer une réponse et elle sera uniquement pour vous. À mes yeux, ce type de mouvement présente divers traits contraires à ceux à quoi j’aspire. Nous avons beaucoup de chance qu’il n’existe pas de motifs fédérateurs passionnels, comme l’antisémitisme dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres, pour faire coaguler des mécontentements aussi contradictoires et aussi violents entre les mains d’agitateurs professionnels. Car la haine des « élites » reste tempérée par l’ambition toujours légitime de finir par les rejoindre, par l’école, le travail, voire la chance ; et sinon soi-même, ses enfants. En d’autres termes, on peut conspuer les « élites » tout en vivant mal la panne de « l’ascenseur social ». Maintenant il y a deux aspects positifs à souligner : la dimension d’effervescence, au sens de Durkheim, qui saisit une partie du corps social quand les gens se retrouvent les uns les autres et surmontent un sentiment d’isolement et de fatalité qui comptait pour la moitié de leur malheur ; la vitesse relative, ensuite, avec laquelle ces mêmes personnes redécouvrent que l’exigence de la représentation, de la négociation des points de vue et la hiérarchisation des revendications, n’est pas nécessairement une invention aliénante qui dépossède chacun d’une voix efficace.
Il n’en reste pas moins que j’aimerais lancer, encore à titre de ballon d’essai, l’idée suivante. On a beaucoup fait l’éloge de la désobéissance civile, dont Étienne Balibar a très justement fait remarquer qu’on ferait mieux de la qualifier de désobéissance civique. Car elle prend en charge à partir d’initiatives individuelles, et chez des individus hautement réflexifs et solidaires, des responsabilités sociales spéciales auxquelles le collectif politique a scandaleusement failli. Ne pourrait-on étendre cette idée jusqu’à celle d’une guerre civique, qui ne serait justement pas à la guerre civile, autrement dit le conflit universel des intérêts particuliers dressés les uns contre les autres, mais une désobéissance civique radicalisée, et se dressant contre un collectif politique constitué en machine de guerre contre la société elle-même et sa survie ? Par exemple, ce qui relève de la désobéissance civique, c’est le geste de ces militants fermant les vannes de l’oléoduc canadien ; la guerre civique commence lorsqu’il s’avère impossible d’empêcher tous les citoyens, eux aussi en donnant leur nom et à visage découvert, de financer leur défense, de faire des sit-in devant leurs domiciles, et de paralyser des marchés ou des institutions insupportablement injustes. Mais comment faire pour que cette guerre civique ne dégénère pas en guerre civile ? Quelles forces sociales pourraient la porter ?
En tout cas, comme il s’agit là d’imagination politique, je ne peux qu’avouer les limites de la mienne, et laisser à d’autres, qui ne seront pas timides, le soin de proposer des formes inédites de violence, de plus en plus indispensables face au Mal qui vient.
Notes
1. | ↑ | On peut aller voir les différents travaux de P.H. Castel sur son site |
2. | ↑ | sur France culture |
3. | ↑ | P.H. Castel cite parmi ces œuvres prometteuses : « The Road (le film), Silo de Howey, et, quand même un cran nettement en-dessous, Semences, de Ligny. » |
4. | ↑ | On peut trouver des informations ici |