Construire des barricades pour ouvrir l’avenue
Un récit enthousiasmant du 24 novembre à Paris
Un lecteur de Grozeille ayant assisté avec enthousiasme au mouvement des gilets jaunes sur les Champs Élysées samedi dernier (24/11) nous fait part de ses impressions. On y lit un appel à élever des barricades qui rappelle des textes de 1848, de 1870 ou de 1968 et évoque toute une histoire des révoltes et des insurrections. L’idée étant que la barricade, au lieu de matérialiser un antagonisme, dématérialise les caractères des manifestants, apparemment contradictoires. Elle exprime un désir de renversement capable de joindre ce qui avait été séparé.
Nous partageons cet enthousiasme bien que nous estimions aussi nécessaire d’y croiser d’autres perspectives pour saisir ce qu’il se passe et ce qu’il s’est passé au sein du mouvement des gilets jaunes. Notamment des réflexions plus critiques sur la question des identités et des classes sociales, telles qu’elles sont par exemple ébauchées par le blog carbure.
« Il y a de l’apocalypse dans la guerre civile, toutes les brumes de l’inconnu se mêlent à ces flamboiements farouches, les révolutions sont sphinx, et quiconque a traversé une barricade croit avoir traversé un songe. Ce qu’on ressent dans ces lieux-là […] c’est plus et c’est moins que de la vie. Sorti d’une barricade, on ne sait plus ce qu’on y a vu. »
Victor Hugo
Je me réveille comme un corps défait, avec cet amer goût de l’après. Et cette impression d’avoir des millions d’années. De cette ardeur sans nom et de cette nécessaire déception qui suit toutes les premières fois. Lendemain d’on-ne-sait-trop-quoi ; certains parlent d’émeute, d’autres d’insurrection. Je n’en sais rien, tous mes référentiels sont trop pauvres et ici battus. Ce que je sais, c’est que je n’avais jamais vécu ça. Paris, samedi 24 novembre 2018.
Je m’étais promis de ne rien écrire, parce que je ne voulais pas me fondre dans la masse des commentateurs dogmatiques d’ici et là, parce que je savais que je serai encore trop là-bas pour en dire quoi que ce soit, parce que rarement le geste prit tant le pas sur le verbe. Parce qu’il s’agirait de restituer la profonde confusion qui me réveilla dix fois la nuit dernière. Et c’est justement de cela dont il est question, d’une chose sans nom. De tous ceux que j’ai rencontrés samedi, et ils sont nombreux et pluriels, aucun ne sut mettre de mot sur ce qu’il se passe. Il y a une impossibilité à y voir clair, à définir la situation – sûrement parce que définir consiste étymologiquement à poser des limites, et que les seules limites posées samedi sont des barricades.
En effet, beaucoup analysent les événements présents comme finis, entièrement achevés. Comme s’il n’y avait plus rien à y opérer, plus aucune présence à mettre en jeu. Or, ce que j’ai vu samedi : une ouverture et un commencement absolus.
La barricade & la fin des identités
« A l’orée du matin, ces monuments ouverts, ces rues navigables, ces dimensions dévoyées, elles sont pour toi qui ne les as pas connus. »
Gilles Ivain
21h, les Champs-Élysées sont encore occupés. Aucune circulation, encore une dizaine de barricades et au moins autant de feux, autour desquels se réchauffent quelques gilets. Un homme, seul, barricade l’entrée de l’avenue Montaigne. Dix heures après la première barricade, la scène est folle. Je croise quelques regards drogués par le feu et la nuit. Je ne sais pas très bien quand tout s’est terminé : la nuit ne suffit pas à déblayer tous les Champs, des feux reprirent longtemps encore.
Avant samedi, je ne savais pas ce qu’était une barricade. Malgré l’imaginaire soixante-huitard et tout le reste. Il n’y a que les récits du XIXeme siècle pour restituer avec un semblant de justesse ce qui s’est produit ce dernier jour dans la capitale.
La barricade-après-la-barricade, filmée, représentée, commentée, désertée, reprise, n’est plus barricade. Il s’agit bien d’une expérience, d’un moment et non d’un objet. On n’est jamais spectateur de la barricade – si l’on regarde, on ne voit rien. Entre la première barrière, le premier pavé, la première grille jusqu’à la pelleteuse en feu, il y a une distension du temps dans un espace totalement épuisé, dans des Champs-Élysées néantisés. Elle n’est ni émeute, ni cortège, ni point de blocage. Construire la barricade c’est ruiner la métropole : chercher ensemble dans la ville les morceaux à lui soustraire, les lieux qui méritent d’être vidés pour remplir la rue. Autant dire qu’ils ne manquaient pas, du cinéma en travaux au chantier des Galeries Lafayette.
Dans l’urgence de l’instant où la barricade sert à contrer une avancée policière, se manifeste nécessairement une intelligence commune, lorsqu’aucun corps ne se heurte mais se rencontre pour se passer une palissade, un grillage, pour dépaver l’avenue. Il y a là une organisation sans organisation qui relève d’un commun instinctif, d’un consensus sans mots. On ne construit pas tous les jours, et c’est oublier qu’on n’habite rien aussi bien que ce qu’on a construit. On construit une barricade comme on construit une cabane dans une forêt en feu.
La barricade n’emmure pas, elle ouvre l’avenue. Quiconque traverse la barricade n’est plus le gilet-jaune-périurbain-aux-intentions-politiques-troubles, le gauchiste-émeutier-ayant-appris-comment-jeter-un-pavé-en-lisant-Blanqui, le militant-en-mal-de-sensations, le gilet-jaune-récupérable, le gilet-jaune-abject. Nous sommes tous des paumés conscients, défaits de toute identité. Chacun est une composante de la barricade, où chaque corps est à traverser.
Il est évident qu’une journée ne suffit à renverser les regards, quand bien même la rue est tenue comme un front dix heures durant. Mais il ne s’est pas rien passé chez ces milliers de personnes, parfois venues de l’autre bout de la France, faire à Paris ce qu’elles n’avaient jamais fait. Si beaucoup continuaient d’espérer un ralliement police-insurgés, les heures firent évoluer les attentes. Il n’est pas 19h lorsqu’un camion de gendarmes arrive à l’entrée de la rue Marbeuf, alors que toutes les rues perpendiculaires à l’avenue étaient restées dégagées toute la journée, parfois barricadées. D’abord des cris, puis un pavé – alors viennent pavés et objets par dizaines, trouvés sur une barricade adjacente. Le camion repart de suite en marche arrière, à grande allure, et près de deux cent personnes s’engouffrent dans l’étroite rue en continuant d’y lancer tout ce qui jonche le sol. Jusqu’à ce que le camion disparaisse. Une légende raconte qu’il échoua dans la Seine.
La journée fut un étonnement perpétuel. Lorsque des charges policières à répétition laissaient supposer une fin et que tout recommençait, lorsque 5000 grenades lacrymogènes ne parvinrent à faire reculer aucune position. Il y avait, ce samedi à Paris, une résistance et une combativité comme rarement j’en vis. Et la préfecture annonce qu’aucun des cent gardés-à-vue n’a d’antécédents judiciaires. Comme l’étrange et confuse impression d’assister tant à un début qu’à une fin. Peut-être est-ce le signe de tout vrai commencement que de ne jamais commencer et toujours apparaître comme une ultime extrémité ?
Destituer ?
Ceux qui continuent de croire que c’est la taxation du carburant qui a fait venir ces milliers de personnes ne voient décidément rien à la situation. Il n’y a plus aucun doute en la profonde volonté de renversement manifestée de toutes parts. Il suffit d’en être pour que les rencontres et les discussions le confirment. Nombreux sont ceux qui voudraient donner un visage aux gilets jaunes, en faire une étude sociologique et politique : la seule donnée politique apparemment commune est ce désir de renversement. S’il est si puissamment partagé c’est que jamais il ne se transfigura en une telle force, en un possible manifeste. Les gestes ne cessaient d’aller en ce sens. Pourquoi sommes-nous restés dix heures, sans faillir ?
Le reste est plus confus, et parler de désir destituant serait sûrement imprudent, et pour le moment faux. Le fait est qu’il n’est ni question de Constitution citoyenne ni de VIeme République, et que nombre de gilets jaunes sont plus réalistes que beaucoup de nuit-deboutistes. En réalité, il est très peu question d’un après.
En cela, nous savons que la situation n’est pas entièrement de notre côté. Depuis le 17 novembre, les signaux s’additionnent. La confusion est plus forte chaque jour, et je doute encore de chacun de mes mots. Il ne faudrait pas qu’un vide en remplace un autre. Comme beaucoup, j’ai néanmoins vu une ouverture immense, samedi. Il nous reste alors à être du bon côté de la déviation. Plus question de déserter les dates à venir, qui n’en sont qu’un indéniable moment.