Le projet du « Grand Paris », confirmé par Macron en juillet 2017, est symptomatique des perspectives lourdes de l’aménagement du territoire aujourd’hui : Grand Lyon, Lille métropole, Sophia Antipolis (Nice), etc. Il est clair que la métropole est censée cristalliser tous les attraits d’un nouveau monde mondialisé : vitesse, communication, attractivité, compétitivité. Mais cela ne doit pas cacher la temporalité plus longue dans laquelle s’inscrit aussi ce type de politique territoriale.
Charles de Gaulle formulait dès les années 60 l’idée que la densité de la région parisienne constituait un avantage économique à intensifier. N’oublions pas non plus que le Grand Paris, comme les autres métropoles, n’est pas seulement un plan d’urbanisme, mais une réalité constituée concrètement par des territoires, vécue par des populations. Médine et quelques rappeurs de banlieue le rappelaient récemment : « Je suis du Grand Paris sans être trop parisien ». Alors, c’est qui le Grand Paris ?
Pour démêler les différentes questions que pose la métropolisation, nous avons interrogé Alexandre Faure, doctorant en sciences sociales à l’EHESS qui travaille sur le Grand Paris.
Le Grand Paris s’inscrit dans une histoire longue. Comment l’idée de ce projet est-elle venue, et à qui ? Par quelles dynamiques urbaines historiques s’explique-t-elle ?
Le Grand Paris dont on parle aujourd’hui est divisible en deux dynamiques distinctes : la Métropole politique et la métropole des transports.
Pour la première, il s’agit de la Métropole du Grand Paris (MGP). Créée au cours des lois MAPAM (Loi de Modernisation de l’Action Publique et d’Affirmation des Métropoles – 2014) et NOTRe (Loi portant Nouvelle Organisation Territoriale de la République – 2015), la MGP est mise en place au 1er janvier 2016 sur l’ensemble des 4 départements de première couronne (Paris, Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne) ainsi que sur quelques communes limitrophes comme Argenteuil. Elle possède des compétences en urbanisme (schéma et documents d’urbanisme) et son fonctionnement est en cours de stabilisation.
Sa création fait suite à une série de rencontres organisées durant les années 2000 par des maires de premières couronne et incluant Paris. L’impulsion est souvent décrite comme provenant de Pierre Mansat (adjoint au maire aux relations avec les collectivités territoriales depuis la victoire de la liste de Bertrand Delanoë en 2001), mais il me semble que l’impulsion est plus collective. Ce mouvement collectif se produit en réponse à une période particulièrement isolationniste de la mairie de Paris sous les mandats de Jacques Chirac et de Jean Tibéri. Durant ces deux mandats, la droite majoritaire à Paris, divisée au niveau régional entre les différents blocs du RPR, n’avait aucun intérêt à discuter avec ses voisins, qu’ils soient conservateurs ou communistes. L’alternance de 2001 est corrélative d’une série de lois de décentralisation menée par le gouvernement Jospin entre 1997 et 2002. L’intercommunalité devient la norme mais la région parisienne reste largement morcelée. Dans le livre support de sa campagne de 2001, Bertrand Delanoë avait imaginé une Communauté Urbaine comprenant Paris. Son élection lui permet de lancer un mouvement de coopération avec les collectivités limitrophes. Il nomme Pierre Mansat, élu communiste afin de nouer des relations avec les communes proches dont une partie non-négligeable est dirigée par des communistes.
Entre 2003 et 2006, la coopération est faite d’accords bilatéraux (sécurité autour du Parc des Princes avec Boulogne-Billancourt, Festival d’Oh avec le Val-de-Marne, aménagement des portes de Paris….). Ces accords permettent à Paris d’être à l’initiative et aux communes limitrophes de régler des situations impossibles issues de la gestion Chirac-Tibéri. En 2006, à Vanves, les élus partenaires de ces accords bilatéraux décident de fonder la Conférence Métropolitaine. Les accords bilatéraux se succèdent mais aucune organisation institutionnelle n’est envisagée. En 2007, Nicolas Sarkozy est élu à la Présidence de la République et lance le projet du Grand Paris. En 2008, il nomme Christian Blanc, secrétaire d’État en charge du Développement de la Région capitale. En 2009, ils déposent un projet de loi relatif au Grand Paris, et en parallèle, la Conférence Métropolitaine devient une institution plus organisée en prenant l’habit du Syndicat Paris Métropole. L’ambition initiale de la loi relative au Grand Paris de faire d’une pierre deux coups (un projet de transport et une réforme institutionnelle) est abandonnée pour se concentrer sur les transports. Dans son coin, les Yvelines et les Hauts-de-Seine par l’intermédiaire de Patrick Devedjian (président du Conseil Général des Hauts-de-Seine succédant à Nicolas Sarkozy et Charles Pasqua) crée Île-de-France Métropole pour contrer l’initiative du Syndicat Paris Métropole. Cette initiative périclite et seul le Syndicat demeure. Les lois MAPAM et NOTRe décident alors du sort de la Métropole au cours d’un long processus pleins de soubresauts difficiles à décrire en quelques lignes (j’en ai fait ma thèse).
Pour autant, la question du Grand Paris est un projet ancien, qui remonte au moins au rapport de 1913 sur le Grand Paris. Emmanuel Bellanger et d’autres chercheurs ont mis en place un groupe sur l’histoire du Grand Paris et ils montrent très bien la résurgence de ce concept régulièrement au cours des cent dernières années. http://www.inventerlegrandparis.fr/
Pour résumer très rapidement, il faut voir plusieurs mouvements contemporains à l’œuvre. L’urbanisme rapide de l’Île-de-France depuis la seconde guerre mondiale se heurte à une tradition de densité qui connaît deux épisodes de congestion totale aboutissant à des grands projets d’aménagement.
La première période est celle des années 50. Paris se déploie, continue à être la grande métropole continentale de l’Europe et capitale d’un empire colonial à influence mondiale. La croissance démographique est rapide et la modernisation de la capitale est lente, peut être trop lente. En 1958, le Général revient et place de nouveaux fonctionnaires à différents postes. Je passe les détails des nominations, mais l’important reste que cette nouvelle configuration du pouvoir entend désengorger Paris et pratiquer des grands travaux. Entre 1960 et 1965, entre le PADOG et le SDAU, le gouvernement s’appuyant sur un appareil étatique en plein essor, décide l’aménagement de villes nouvelles autour de Paris, la construction de Grands Ensembles et de toute une série de tours d’habitations, l’ensemble reliés par des autoroutes complétant les travaux du Périphérique émergent, et un système de trains express ; le RER (notons que c’est aussi un moment de changement institutionnel avec la division du département de la Seine en 1964). Initialement, ce RER devait être augmenté de la complétion du programme Lutèce, un train circulaire devant emprunter la seconde ceinture ferrée (avec des travaux pour la terminer dans sa partie ouest). Ce programme ne verra pas le jour et cette absence participe aujourd’hui à la congestion du réseau en étoile. Depuis lors, plusieurs tentatives de remettre au goût du jour ce métro/train en rocade (orbite, rocade, périphérique ; plusieurs expressions existent), mais rien n’a été fait.
La question de la congestion de la région revient dans les années 90-2000 (elle ne disparaît jamais réellement, mais elle est plus forte à certains moments). L’ouverture de la ligne 14 alors présidée par Christian Blanc, rappelle que des travaux sont possibles. A partir de 2005, le département du Val-de-Marne se saisit du dossier en proposant Orbival (Orbitale/Val-de-Marne) qui reprend l’idée de la RATP nommée Orbitale. Le but est de faire un métro en banlieue financé par le département avec l’appui de l’État. En 2006, le Conseil Régional tente de reprendre à son compte cette idée avec Arc-Express qui doit faire le tour des terminus des lignes existantes. Et en 2007, Nicolas Sarkozy lance le Grand Paris Express. Il sera remanié en 2011 pour le financement et en 2013 pour le tracé afin d’arriver aujourd’hui à une confirmation totale par le Président Macron lors de son déplacement à Clichy en novembre 2017.
Donc on est face à deux dynamiques. Une dynamique politique qui remonte aux années 90 avec la fin de l’ère Chirac Tibéri à la mairie de Paris. C’est bien plus important que l’action de Pierre Mansat qui est au final dans l’ordre des choses : intercommunalisation au plan national qui touche finalement la région parisienne. Une dynamique sociale et économique avec un phénomène de congestion marqué (faiblesse du marché du logement, congestion routière et des transports en commun, ralentissement de la croissance) qui appelle aux mêmes solutions que dans les années 60.
De ce fait, je pense que pour parler du Grand Paris d’aujourd’hui, cette rocade qui vient prendre la place du programme Lutèce des décennies d’après-guerre, il est nécessaire d’avoir en tête que ce programme d’infrastructure est aussi bien un projet visant à s’adapter aux contraintes de l’économie globalisée en misant sur le futur, qu’un programme de rattrapage du manque d’investissement dans les infrastructures de la région parisienne et ce particulièrement en banlieue. Le Grand Paris est un récit politique qui a pour objectif de concilier une expérience des « crises » (transports, logement, politique, économique) à un horizon d’attente libéral (Paris, acteur économique de premier plan dans l’économie contemporaine).
Paris est aujourd’hui une « métropole ». Qu’est-ce qu’une métropole ? Quelles décisions juridiques encadrent le projet de métropole Grand Paris ?
Alors, il est toujours compliqué de définir une métropole au sens géographique. Le plus simple est de revenir sur la particularité de sa dénomination en France. Comme le montre Bouba Olga, les politiques contemporains nous vendent une CAME composée de quatre éléments indissociables : Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence. Le Grand Paris de Nicolas Sarkozy, c’est exactement cela. Pour être compétitif, il faut être attractif. Qu’est ce qui est attractif dans le monde contemporain : les métropoles ; en premier lieu desquelles Londres, New-York, Tokyo (éventuellement Shanghai), et juste après, Paris (qui reste la seule métropole européenne avec éventuellement Milan).
Le terme « métropole » est dans la politique française un effet de marque, un label. Les lois successives ont permis de donner à la France 22 « métropoles ». Brest, Tours, Metz, Nancy, Paris, Marseille, Lyon, Toulouse…. D’autres territoires ont décidé d’utiliser le mot « métropole » dans un but de communication : Chambéry Métropole (Intercommunalité) et Métropole Savoie (Syndicat d’élaboration des documents d’urbanisme recouvrant une partie de la Savoie dont Chambéry) sont deux exemples parfaits. Mais on comprend tout à fait que la Métropole du Grand Paris avec ses 7,2 millions d’habitants, 131 communes, 4 départements et 12 Établissements Publics Territoriaux ne peuvent en aucun cas être comparé à la métropole brestoise, aussi excellente soit-elle, et ces 200 000 habitants pour 8 communes. La question n’est pas de savoir si Brest est une ville importante, ou si Grenoble est une métropole européenne, mais de voir que l’on a mis au même niveau ces territoires. Et quel est ce niveau ? C’est celui de la taille jugée nécessaire pour participer à la concurrence internationale des métropoles. Le terme « métropole » distingue un territoire jugé compétent et ayant suffisamment de ressources pour entrer dans le jeu de la compétition territoriale, des territoires qui n’en n’ont pas les moyens.
Donc la politique à fait son choix. La métropole est un label que l’on donne à un territoire sans avoir défini les critères pour l’obtenir.
Du point de vue géographique, le plus simple pour moi est de considérer une métropole à partir de la concentration dans un espace urbain de fonctions particulières sur le plan gouvernemental, économique, social et culturel. Cela va de la présence d’institutions internationales, à la diffusion culturelle sous toutes ses formes en passant par la présence de sièges sociaux, d’une place financière, de centres de recherches, et l’accumulation démographique. A ce titre, incontestablement, Paris est la seule métropole de niveau mondial en France. Lyon et Lille sont des métropoles européennes. Marseille-Aix-en-Provence fait face à des problèmes structurels, à l’image de Naples, qui rendent difficile l’accumulation de l’ensemble des fonctions nécessaires.
La Métropole du Grand Paris doit donc être distinguée de la métropole parisienne. Comme je l’ai décrit plus haut, les différentes lois ont défini la MGP sur un périmètre restreint qui ne comprend que 7,2 millions d’habitants. La métropole géographique est beaucoup plus grande, s’étendant au-delà du périmètre de la région Île-de-France, avec des tentacules liés à différents corridors de transports qui forment un territoire d’au moins 12,5 millions d’habitants (sans compter les lillois, amiénois, orléanais, rémois, rouennais qui dépendent de la métropole). Il faut ajouter à ces éléments l’axe Seine, la continuité des ports de Gennevilliers, Rouen et Le Havre qui sont avec l’autoroute A1 vers Anvers et Rotterdam les portes d’entrées des marchandises franciliennes. Il est important d’avoir en tête qu’une métropole est nécessairement hors-normes. Elles sont immenses, que ce soit Paris ou New-York. Leurs limites dépassent l’entendement et l’expérience des individus. Les organiser nécessitent bien plus que le cumul des réunions de quartiers ou que des conseils municipaux. Une métropole aujourd’hui comme hier est un atout pour les gouvernements tout comme elle est un inconvénient et une menace. Rome, Jerusalem et Alexandrie, trois villes qui étaient millionnaires sous l’Antiquité, ont toujours été des territoires à doubles tranchants pour l’empire romain qui a essayé d’endiguer (voir de raser comme sous Trajan) les deux dernières et qui s’est effondré en perdant la première. Paris sous la monarchie était avec Naples et Istanbul, la plus grande ville de la fin du Moyen-Age. La peste, les révoltes (puis la Révolution) n’auront de cesse d’effrayer les monarques qui ont essayé à de multiples reprises de les ordonner sans succès. Certains ont préféré s’installer à Versailles, loin du tumulte citadin.
En somme, dans une métropole, on navigue toujours entre congestion et essor économique, envie de progrès et tentative de contrôle, marchandisation des espaces et volonté de créer des lieux communs. Elle n’est jamais l’un ou l’autre, elle est toujours les deux, avec un équilibre vacillant.
Quel est le but du projet Grand Paris ? Quelle idée de la ville exprime-t-il ? Vous parliez d’une métropole « politique » et d’une métropole « économique ».
Le but du projet est simple. Il faut redonner à Paris les ressources nécessaires pour être une métropole mondiale, une ville qui compte dans le concert libéral. L’argument de Nicolas Sarkozy est de créer des clusters (deux seulement restent aujourd’hui des dix proposés : Val-de-Bièvre et Saclay) et de les relier entre eux avec les aéroports, les gares TGV et La Défense (rappelons que monsieur Sarkozy était maire de Neuilly-sur-Seine et Président du Conseil Général des Hauts-de-Seine).
Le projet a bien évolué depuis. De nombreux élus locaux se sont battus pour que ce métro en rocade, ce Grand Paris Express ne s’arrête pas seulement dans quelques clusters de l’économie libérale mondialisée, mais aussi dans des lieux plus modestes, en grande difficulté pour certains : Clichy-Montfermeil, Ivry, le Kremlin-Bicêtre, Arcueil, Sevran, Gennevilliers, Nanterre, Le Blanc-Mesnil… On note immédiatement que contrairement à son nom, l’infrastructure ne s’arrête nullement dans Paris.
La Métropole du Grand Paris comme les travaux sur le réseau de transport ainsi que les Contrats de Développement Territorial (des instruments économiques institués avant la MGP mais après la loi relative au Grand Paris de 2010), s’inscrivent dans la sublimation des atouts de l’économie libérale, mais avec la particularité française d’une intervention forte du gouvernement central par le biais de l’État et de la Société du Grand Paris. Si la vision générale est clairement libérale et portée sur une recherche effrénée de la croissance économique, la réalisation est plus nuancée, avec une touche d’égalité des territoires (construction de logements sociaux, construction d’arrêts de métro dans les zones les plus défavorisées) qui est directement le résultat de l’inertie des pouvoirs locaux et de la volonté de Nicolas Sarkozy de trouver un consensus avant la fin de son mandat en 2012. Il n’y a pas une vision unique du Grand Paris malgré l’esprit initial. La réalisation est la rencontre entre des expériences et des attentes multiples qui sont incontestablement dominées par une approche libérale visant à favoriser la croissance économique avant tout.
Quelle inflexion Macron a-t-il donné au projet Grand Paris ?
Difficile à dire. Il n’a rien changé pour le moment. Il a pris acte du rapport de la Cour des Comptes de décembre 2017 et a décalé les calendriers des lignes pour faire des économies sur le projet mais il a maintenu les lignes. Pour faire simple, la CdC a montré deux faiblesses du projet. Tout d’abord, les équipes de la Société du Grand Paris n’étaient pas assez étoffées pour mettre en place le montage financier qui s’élèvera certainement à quelques 40 milliards d’euros (ce n’est pas rien, c’est le plus grand investissement dans des infrastructures de transports en commun au monde en dehors de la Chine). La faiblesse des équipes de la SGP mettaient en question la pérennité du financement du programme et pouvaient potentiellement aboutir à un dérapage du fait de la seconde vague d’emprunts devant couvrir les frais de la première. Je passe les détails qui sont nombreux et difficiles à condenser.
Le second point est que le gouvernement Valls avait ajouté des missions à la SGP qui ne lui été pas dévolues initialement (financement d’une partie du prolongement de la 11 et de la 14 et du RER EOLE, financement des interconnexions et des trains d’entretiens du réseau existants….) Bref, le plan de financement initial pour les 4 lignes qui étaient de 23 milliards étaient obligatoirement insuffisants face à l’augmentation des prérogatives de la SGP. De plus, les forages ont montré un géologie plus complexe que prévu. Il fallait donc plus d’argent, et donc plus de personnels pour bien le gérer.
Dernier point assez intéressant ; le fait que ce projet soit démesuré, que Paris ait obtenu les JO et que les gouvernements successifs ont souhaité maintenir des calendriers rapides en parallèle aux travaux existants sur les lignes 11, 14 et EOLE, a créé une distorsion du marché des tunneliers. Au rythme prévu en 2016, la Société du Grand Paris devait avoir en 2020, plus d’une vingtaine de tunneliers en activité, ce qui représente à peu près la moitié du parc mondial. Pour éviter que les entreprises ne fassent de la spéculation en profitant de la pénurie, le gouvernement a préféré étaler les travaux et donc limiter les frais liés à ce matériel particulier.
Concernant le volet institutionnel, là aussi, peu de changement. Même s’il annonce la suppression des départements de première couronne et potentiellement la suppression de la Métropole du Grand Paris, on ne connaît pas la suite. Il faudra nécessairement attendre les évolutions à la fin de l’été, le rapport de Roland Castro et surtout, les élections municipales qui scelleront le sort au niveau local de La République en Marche, élément qui pourrait remettre en cause une volonté de réforme de la part du Président.
Qui sont les différents acteurs du Grand Paris ? Comment sont redistribués les rôles de l’État, des entreprises, de l’Europe, de la commune, du département, de la région ? Quelles sont les parties en conflit et pourquoi ?
L’État est le grand gagnant si l’on peut dire de la redistribution en cours. La Société du Grand Paris est le bras du gouvernement, des préfets et de l’État pour imposer son urbanisme aux communes accueillant une station. En effet, grâce au Grand Paris, la SGP disposent de moyens renforcés pour faire rentabiliser son investissement. Une taxe est imposée sur la construction de bureau à moins de 400 mètres d’une station, ce qui permet de lutter contre la spéculation et de payer l’infrastructure. Le Conseil Régional perd une partie de son aura avec la création de la Métropole du Grand Paris. Sous la présidence de Patrick Ollier, celle-ci favorise en revanche les communes aux détriments des EPT. L’Europe est plutôt absente du jeu.
Pour faire simple : l’État, le gouvernement et les communes prennent l’ascendant depuis 2016. La Métropole du Grand Paris émerge sans prendre le leadership. Les départements sont dans l’incertitude comme le Conseil Régional. Une bonne partie de ce paysage sera plus clair aux prochaines élections municipales qui seront les premières à se tenir avec l’échelon métropolitain. A long terme, il semble tout de même difficile de se passer des échelons nationaux et communaux. Pour les autres, la bataille métropolitaine ne fait que commencer.
D’un point de vue économique, l’embellie de la construction de logements et de bureaux en plus des travaux sur le Grand Paris, les métros, les gares, les aéroports, les quartiers de gares…, tout cela va favoriser les grands promoteurs et notamment les dix qui se partagent le gâteau. Vinci et Bouygues se partageront une grande partie des 40 milliards du métro. Cela va certainement créer de nombreux emplois sans qu’on sache exactement si cela permettra de diminuer le chômage à court ou long terme. Certains prédisent même une pénurie de main d’œuvre dans le secteur du bâtiment. Dans ce cadre, il faudra aussi surveiller si la croissance se fait sur un étalement urbain accéléré ou une densification ; la première option serait catastrophique écologiquement et socialement. Enfin, l’un des points importants dont on ne parle que trop peu est celui de la logistique : comment viendront les marchandises nécessaires à une métropole en continuelle expansion (peut-être dépassera-t-elle dans vingt ans les 15 millions d’habitants) ? Par la Seine ? Par train ? Par la route ? Par des réseaux de proximité ? Certainement un mixte de ces éléments sera à l’œuvre mais la variation de quelques pourcents vers l’un ou l’autre mode aurait des conséquences immenses. A l’heure du développement durable, le fluvial et le ferré semble les plus intéressants à tous les aspects mais le routier est le plus soutenu par les politiques françaises et européennes.
Dernier élément qui pourrait changer beaucoup de choses: le Brexit. En effet, si Paris récupère une partie importante des affaires de la City elle récupérera aussi les populations aisées qui l’accompagnent, participant à la hausse des loyers et à la concentration des activités dans les secteurs clefs et congestionnés que sont La Défense et le centre de Paris. Sans intervention pour favoriser des alternatives à l’Est, les problèmes de transports seront de plus en plus présents.
Récemment, Médine et quelques rappeurs de banlieue chantaient « C’est nous le Grand Paris ! ». Que vont devenir les banlieues et la grande couronne dans le cadre du Grand Paris ?
Des images du Stade de France, des artères de la banlieue, le tram (un moyen de transport des périphéries parisiennes contrairement à ce que les villes de « province » proposent), des images de tours d’habitations, pour finir sur l’échangeur de Bagnolet. « Paname influence le monde, la banlieue influence Paname ; le 9-3 influence Paname, Paname influence le monde ; le Maghreb influence Paname, Paname influence le monde ; l’Afrique influence Paname, Paname influence le monde ». « En province je suis parisien, je suis du 9-5 à Paris ». « La coke dans son zen vient du port du Havre ». « Je suis du Grand Paris sans être trop parisien ».
Au-delà de l’admiration pour le pouvoir des armes et le machisme exacerbé dans ce morceau, il faut évidement voir dans ce travail une revendication. Il y a la fois une admiration de ce qu’est Paris et son histoire (références à la Joconde, aux bohémiens…), ils montrent la ségrégation en place, ce système qui recale les plus pauvres et particulièrement les populations issues de l’immigration dans des espaces périphériques (même s’ils sont proches du centre). Ce clip fait aussi des renvois aux morceaux de NTM, à cette colère de ne jamais être inclus dans l’environnement proche ; ni d’ici ni d’ailleurs. Le refrain est certainement un des passages pertinents de cette chanson : la banlieue influence Paname, Paname influence le monde. Il est certain que si Paris a une aura internationale, ce n’est malheureusement pas le reflet de la diversité qui compose sa métropole. Trop de romantisme, trop d’idéalisation de la ville haussmanienne ont caché la beauté du multiculturalisme de la région parisienne et les immenses conflits sociaux qui vont avec (pauvreté, identité, communautarisme, religion, utilisation de l’espace public…).
Je tiens a prendre au bond la référence proposée. Cette chanson avec son clip nécessite plusieurs écoutes. Pour ceux qui n’aimeraient pas le style ou les références parfois malaisées à la violence et aux femmes (on notera le côté exclusivement masculin de la composition), le propos reste pour une partie significative plein de révélations qui mettent les références communes que les grands parisiens ont.
Finalement, ils ont raison, le jour ou le boulevard de la Villette s’appellera : « Boulevard Bouna et Zyed. Deux jeunes grands parisiens tués par la police » ; Paris aura pris acte de la diversité de ses habitants.
La gentrification, notamment, ne cesse de progresser à Paris, repoussant les populations les plus pauvres à l’extérieur de Paris, au nord et à l’est. Ce processus s’accomplit entre autres par la « mise en valeur » de certains quartiers, par des voies culturelles (muséification, tourisme, bar, boites de nuit, etc.). Comment le Grand Paris va-t-il infléchir cette dynamique ?
Je ne suis pas à l’aise avec cette question de la gentrification. Des sociologues ont mis en lumière les phénomènes en cours. Si l’accès au parc de logement privé est plus compliqué dans l’hyper centre (cela l’a toujours été), on voit pourtant la plupart des communes dont celle de Paris de continuer à construire des logements sociaux, préservant Paris du syndrome londonien qui voit tous les pauvres quitter le centre. Je dirais que pour les plus pauvres qui habitent déjà dans les quartiers les plus populaires de Paris, la situation ne changera pas fondamentalement. On ne va pas détruire les quartiers de Belleville ou de la Goutte-d’or. Mais pour les plus pauvres qui veulent s’installer dans Paris, c’est autre chose.
D’un point de vue historique, les choses n’ont pas beaucoup évolué sur le plan social. C’est l’augmentation de la mobilité pour toutes les catégories de la population qui a permis l’essor des banlieues contemporaines. Une fois le tout voiture arrivé dans les années 50, plus besoin de se préoccuper d’être proche des usines ou des quartiers d’emplois, on pouvait faire les trajets quotidiennement avec une petite voiture pas trop cher. Cela se confirme aujourd’hui.
De fait, l’étalement urbain favorise l’extension de la ville et donc l’éloignement de certaine population du centre, mais aujourd’hui, la péri-urbanisation est aussi un phénomène des classes moyennes supérieures. Acheter son pavillon sur la route d’Auxerre et venir en train tous les matins, ou habiter dans la campagne yvelinoise et remonter le bouchon de la vallée de la Seine jusqu’à sa tour de La Défense n’est pas vraiment un problème de pauvre.
Enfin, la diversification des activités et des habitats au niveau des stations de métro permettra aussi de diminuer l’homogénéité de certains quartiers (pauvres et riches), ce qui aboutira, je l’espère à plus de compréhension mutuelle. Mais il est évident que les habitants des tours de Charenton ou les résidents des cités estudiantines de Champs-sur-marne ne seront pas les plus pauvres d’entre-nous. Cela n’a jamais été le cas dans ce système, il n’y a pas beaucoup de raisons que cela change. Une bonne nouvelle vient tout de même de l’annonce en 2017 d’un tiers de logements sociaux livrés sur l’ensemble des logements construits en Île-de-France sur l’année, ce qui est significativement haut.
La muséification, la mise en valeur par les loisirs de certains quartiers est inévitable. Je pense que l’on ne verra jamais une augmentation démographique dans le 1er arrondissement. Mais certaines lignes évoluent. Depuis peu, la population de l’Ile-Saint-Louis augmente à nouveau et la mairie de Paris ambitionne dans la rénovation de l’Hotel-Dieu sur l’Ile-de-la-Cité, d’intégrer des logements sociaux.
Le Grand Paris n’aurait pas nécessairement une influence linéaire sur tout le territoire. Le processus de métropolisation va certainement renforcer certaines polarités et créer de nouvelles inégalités mais cela va aussi permettre de rénover plus efficacement certains quartiers. La mixité sociale (loin de l’idée de l’acquisition par les plus modestes de leur logement), est une bonne chose. Mais pour cela, dans le système social et économique contemporain, il faut que les territoires en question aient des atouts attractifs. Indéniablement, le métro en est un parmi d’autres. Ce qui serait mieux, ce serait d’arrêter de construire des tours et de concentrer les emplois dans Paris ou à La Défense, mais cela n’est pas entièrement du ressort de la puissance publique même si elle en paie les frais. C’est le paradoxe de nos sociétés, hier comme aujourd’hui.
Par rapport à l’expérience « subjective » de la vie en métropole. De plus en plus, des analyses critiques émergent sur la métropole, conçue comme un désert urbain, organisé principalement autour des nécessités économiques (attractivité, compétitivité, budget, gouvernance, etc.), sans égard pour la question de la vie et de l’habitation. Alors que les budgets et la gestion des ressources deviennent le seul horizon politique commun, il est vrai qu’on fait en métropole l’expérience de la solitude et de la déprime. Le monde et les personnes qui nous environnent nous sont rendues étrangères et distantes par la publicité, les hautes technologies, les « transports » et autres médiations techniques ou économiques. Le projet Grand Paris semble accélérer cette transformation. Quelle place y a-t-il dans ce projet, en fin de compte, pour la question d’une véritable vie en commun ?
Concernant cette question qui ne fait pas directement appel à mes compétences, mais à une interdisciplinarité nécessaire à la compréhension des phénomènes sociaux, je pense qu’il faut souvent se poser la question de savoir si cela est nouveau. Louis Wirth dans les années 30 a essayé de théoriser l’urbanisation comme un moment ou le mode de vie urbain devenait global et se diffusait à l’ensemble de la société rural comme citadine (‘Urbanism as a way of life’). Montesquieu dans ses Lettres persanes décrivait la solitude d’être différent à Paris il y a plusieurs siècles. Est-on plus seul aujourd’hui en étant employé de la restauration au Campanile de Bagnolet que lorsque l’on était ouvrier sur la chaîne de Boulogne-Billancourt et en habitant à deux heures de son lieu de travail. Comment mesurer l’écart entre les deux situations ? Le travail est-il toujours aussi important dans la construction de l’individu ?
Idem, un soldat dans sa tranchée sans permission pendant plusieurs années qui se remémore le Pigalle d’avant-guerre ne voit-il pas un monde fait de publicités, d’enseignes lumineuses, de vendeurs à la sauvette, de pickpockets, de prostituées ? Les ruines d’Herculanum montrent les peintures des enseignes des rues commerçantes sans que cela ne nous paraisse être l’incarnation du libéralisme économique néfaste. François Villon, étudiant à Paris au XVeme siècle fut aussi bien seul qu’entraîné par les tumultes de la ville dans des groupes divers et variés, enfermé plusieurs fois au Châtelet pour avoir volé les enseignes des commerçants dans Paris. La publicité fait partie du monde urbain. Elle renseigne, elle montre ce qui est possible, elle ment, elle manipule. Les nouvelles technologies ne font que faire évoluer un phénomène très ancien.
Les téléphones donnent aussi la possibilité de dépasser la solitude. Comme tout élément de la vie contemporaine, le problème réside dans l’intensité de l’utilisation, dans la modération de son comportement. Durant le temps de RER qui mène un habitant de Drancy à Paris, celui-ci a pu discuter avec sa famille, ses amis, chercher des contacts sur Tinder. Il a socialisé malgré toutes les limites de l’exercice à travers un outil numérique. En 1990, il aurait pris son RER et il aurait lu (la plupart du temps il aurait regardé par la fenêtre). Sans téléphone, le métro n’était pas un salon mais un moment d’attente, comme dans un ascenseur, mais en plus long. Aujourd’hui ce temps de transport est un peu différent. Mieux pour certains, moins bien pour d’autres, équivalent pour une majorité. Je ne veux pas faire l’avocat du diable, juste nuancer la critique des maux de la métropole. De plus, si réellement les métropoles n’avaient que des aspects négatifs, pourquoi attirent-elles toujours plus de monde ? Il y a bien sur des dépendances économiques à la métropole mais une partie des habitants pourraient exercer leurs professions ailleurs et ne le font pas. C’est bien le signe que l’attraction n’est pas qu’économique.
Attractivité, Compétitivité, budget et gouvernance sont des éléments fondamentaux de la démocratie libérale dans un contexte d’économie de marché. Effectivement, ils sont au cœur de la « fabrique de la ville », et donc de l’imaginaire politique. Haussmann en ouvrant les Grands Boulevards vise à rendre Paris plus attractif, plus moderne. Cela permet aussi d’être plus productif, donc plus compétitif même si à l’époque la compétition entre les métropoles mondiales est bien moins vive. Pour cela il faut un budget, alors Haussmann propose aux entrepreneurs et familles riches de construire aux abords de ses avenues et boulevards des immeubles en suivant une charte précise sur le plan architectural. Promenez-vous sur les boulevards et regardez comme l’homogénéité qui fait la beauté de Paris est pleine de différences, de subtilités, cachées dans les interprétations de cette charte. Cette beauté est le fruit du libéralisme, lui-même responsable de l’éviction des plus pauvres. Enfin, pour faire de Paris une capitale du monde moderne, il faut lui donner un espace plus grand ; c’est l’annexion des communes voisines, ancêtre de la réforme territoriale ; une tentative de proposer (d’imposer) une nouvelle gouvernance à la banlieue de Paris.
Enfin, je ne pense pas que l’on puisse dire que le projet du Grand Paris veuille accélérer ce processus vers l’économicisation des phénomènes sociaux. Comme j’ai essayé de le montrer, le Grand Paris est un amas de volontés enchevêtrées qui n’est pas un jeu à somme nulle. L’économie générale du projet vise à améliorer les performances de Paris dans la compétition internationale, mais beaucoup d’autres buts se sont agrégés ; certains sont plus sociaux, d’autres culturels et patrimoniaux. Le Grand Paris semble aujourd’hui un élément de langage aussi divers que l’est la métropole qu’il entend organiser.