Le parti d’en rire – quelques idées sur l’humour et les moqueries
L’humour n’est pas coupable des effets néfastes qu’il peut produire. Il faut le protéger contre les accès de sérieux : sa force réside dans son « inimportance ».
“S’apercevoir que sa mère est vierge.
Les 36 situations dramatiques, TRENTE-SEPTIEME situation”
L’Amour absolu, Jarry
Récemment, un humoriste un peu beauf mais néanmoins subtil subissait la critique acerbe d’amis et amies à moi. D’un côté, certains lui reprochent un humour franchement grossier à base de blagues dignes d’un pilier de comptoir au PMU. Je ne me range pas à cet avis, mais que tout le monde n’apprécie pas les finesses de l’exercice : soit. Mais, surtout, d’autres connaissances ont taxé ce même rigolo de sexiste notoire sous prétexte qu’il utilise de nombreux ressorts humoristiques assez peu valorisant pour les femmes et les homos. Et là, horreur, terreur, drama : je n’ai presque jamais connu un type aussi clean sur tous ces points. Et je suis persuadé qu’il peut d’autant plus se permettre l’humour beauf qu’il a conscience de tout ce qui s’y joue. Il s’agit donc ici de proposer une réflexion sur l’humour pour le dégager de certaines des critiques portant sur ses formes controversées : en gros, dans quelle mesure et pourquoi peut-on se permettre des blagues racistes, sexistes ou autres, si tant est que c’est vraiment pour rigoler ?
Faire des blagues : le spectacle de la dédramatisation
L’humour est un malaise qui se passe bien. Voyez la blague ratée : c’est la gêne, qui ne passe vraiment pas. Un type qui sait faire des blagues, c’est un quelque chose comme un maître du raté réussi : il s’agit de produire une belle prestation, une danse idéalement, dans laquelle quelques mouvements grotesques font l’essentiel du spectacle. De là, la blagounette nous fait une double magie : elle décharge le malaise compris dans la partie ennuyo-critique de la pensée (vous savez, tous ces concepts et autres choses souvent bien trop sérieuses), et se le réapproprie avec et pour le style, pour produire joie et énergie.
Alors tout ça est très optimiste et ne colle pas bien avec ce qu’on peut entendre ici et là : l’humour produit des moqueries, de la distance, de la haine peut-être. On a beau être ouvert, c’est parfois un petit coup au cœur d’être la victime du baratin des copains et copines, et pratiquement toujours un affront quand il s’agit du mépris ostensible des imbéciles qu’on croise toujours par centaines. Bref, comme s’il fallait savoir rire de tout, mais pas avec n’importe qui. Mais ne serait-ce pas un peu facile de tout mettre sur l’humour, comme s’il avait une partie diabolique qui se manifesterait ici et là ? Au contraire : l’humour est facile, léger, agréable, un bon moyen de se mettre d’accord sur qui et ce qu’on aime, ou plutôt qu’on n’aime pas. Personne n’a l’impression de jouer ses idées profondes dans une blague, elles sont déjà toutes là. Rien à voir ni avec un débat, ni avec une engueulade. L’humour doit justement bien se passer pour être ce qu’il est.
Oui oui d’accord, me dira-t-on, mais les personnes prises pour cibles peuvent mal le prendre. Il se passe peut-être bien pour certains, mais pas forcément pour tous. Il y a celui qui rit, et celui dont on rit. Le bourreau et la victime parfois. Voilà, c’est ce qui gêne. Mais ce point de vue a plusieurs problèmes : d’abord il remet le mal dans l’humour (et on s’en passe bien) et, surtout, il ne nous explique pas le fonctionnement de la moquerie. Si un-e pote vous vanne, vous pouvez vous sentir un bref moment le cœur fragile, mais si le monde, vous et votre relation sont bien faites, vous vous en remettrez, et à la fin on s’y retrouve assez bien. Et puis il y a les blagues méchantes. Mais j’ai plutôt tendance à penser qu’il y a le méchant avant les blagues. Personne ne se découvre critique dans l’humour : c’est parce qu’on veut le saquer qu’on rit de quelqu’un. Alors bien sûr, ce n’est pas toujours très conscient. On voit même de ces types qui se trouvent de nouvelles cibles en fonction des préférences du public. Peut-être qu’on fait tous un peu ça finalement.
Le blagueur ne commet pas un crime : il explicite des distances qui existent déjà
Mais venir dire que l’humour peut être néfaste parce qu’il blesse, c’est fondamentalement mal comprendre ce qu’il y a de bon dedans. Bien sûr que ça peut heurter, que ça frappe même. Mais ça relâche aussi, même si c’est imperceptible. Pour le méchant déjà : le petit vieux qui fait ses blagues sur les « petits Noirs qui envahissent la France » s’y attache d’une certaine façon. Pas au point de les aider ou de les soutenir, mais il n’irait pas leur taper dessus : de toute façon ils sont là, et là en tant qu’inférieurs. Du coup il risque aussi de considérer le mépris qu’il leur adresse comme normal, tranquille, relâché justement. Mais c’est un autre problème. Et c’est pareil pour n’importe quelle personne qui peut avoir un minimum de recul sur ce qu’elle dit : rigoler des choses, c’est les dédramatiser. Présenté comme ça, on dirait une évidence de l’extrême. Mais il a fallu la défendre cette évidence, comme quoi. De toute façon, le problème est dans les rapports qu’établissent les gens aux autres, pas dans un humour qui marche en les reprenant explicitement. On a bien d’autres moyens de faire sentir de la distance, l’offense n’est pas dans la blague mais dans le rejet (dont on aurait bien tort de croire qu’il n’a que des formes explicites).
Tout ça n’apporte pas grand-chose, qu’on dira : en présupposant déjà un recul du plaisantin ou de la plaisantine sur ce qu’il dit, je ne fais que retrouver la bipartition entre bon et mauvais humour. Oui, si on veut, mais un autre élément m’intéresse : c’est que l’humour a une portée auto-critique, auto-moqueuse qui peut servir à ceux qui voudraient se libérer l’esprit. On se détache mieux que jamais de toute l’ambiance patriarcale, raciste, anti-pauvre quand on prend le parti de reprendre toutes les blagues ultra grosses, des femmes à la cuisine au petit pénis des Asiatiques. Parce qu’au fond, on fait ressortir tout le bazar, et on le prend en ridicule. Au contraire de tous ces esprits un peu hypocrites qui, tant qu’ils s’interdisent de dire quoi que ce soit de méchant, se prennent pour des gens bons.
C’est d’autant plus cocasse quand c’est dit par des cadres spécialistes du harcèlement sexuel et du mépris de classe, et qui ne se posent même pas la question à un seul moment. Et nous devons avouer que nous participons presque tous à ce phénomène : qu’on se méfie un peu plus d’un groupe d’Arabes dans la rue le soir que d’un Blanc bien habillé, ou qu’on se moque du style vestimentaire de ceux qu’on ne fréquente jamais ou qu’on n’aime pas. L’humour permet de se montrer à soi ces penchants et de les confronter à ce qu’on peut parfois croire être : des tout gentils toujours ouverts à toute la diversité du monde (gigantesque blague s’il en est).
D’accord, j’admets que les blagues ont aussi une force ultra-discriminante parfois. Mais c’est parce qu’elles viennent de gens pas très fluides d’esprits, engoncés dans ces catégories pouilleuses qu’on leur a refilées au rabais. Du coup la blague n’en est presque pas une : elle joue juste sur l’usage du grossier. Alors voilà le renoi qui devient un singe, ou autre spécialité du genre. Mais ça ne fait rire personne d’un peu intelligent ce genre de trucs. Pas juste parce qu’on est scandalisé ou autre, mais parce que le malaise n’est clairement pas passé : le ridicule prime. On sent que la pauvre personne qui fait cette blague en y croyant est surtout perdue. Elle loupe complètement. On s’énerve ou on a pitié à ce moment-là, voire on se permet un petit sourire de mépris (nous aussi on a nos convictions, il n’y a pas d’ange de l’humour). Et ça fait toute la différence aussi : parce que quiconque discrimine sur un fond d’idées un peu vagues peut voir son esprit évoluer s’il/elle se retrouve dans un contexte où ses blagues ne passent plus.
La censure est une fausse solution
Alors que dire des humoristes, parmi lesquels nous, quand ils se permettent de reprendre des blagues racistes, sexistes ou autres ? Est-ce qu’on participe à une mauvaise mentalité ? Je suis persuadé que ça ne peut être le cas que quand on s’adresse à des débris : n’importe qui d’autre verrait bien que cet humour est un équivalent d’une danse autour d’un feu, le feu dans lequel on brûle nos vieux démons. Alors bien sûr on ne peut pas garantir qu’on sera toujours bien compris, qu’on ne blessera pas untel ou unetelle. Simplement, que les blessés viennent nous demander des soins qui les assureront à l’avenir plutôt que de se complaire dans une chair complètement infectée et pourrie, celle que la société leur a donnée et qui les travaille en permanence.
Pour ceux dont les croyances sont déjà établies, je ne crois pas que l’humour ait un quelconque impact. Quiconque est ancré dans ses pensées méprisantes ne risque pas de bouger, dans un sens ou dans l’autre : des blagounettes entendues ici ou là ne rendront pas un gens lambda méprisant ; il est clair qu’un discours professoral qui dit « c’est mal et tu es très bête, tais-toi » ne risque pas d’en faire des anges immédiatement ouverts à la diversité. A ceux dont on peut penser qu’ils manquent de recul, il faut déjà commencer par proposer autre chose, initier à du neuf et la joie qui va avec. Les décoincer pour pouvoir les faire danser après coup. Le soi, l’ancien soi, comme plus grande blague. Et donc les vannes indécentes comme symbole du décalage. En bref, donc, réprimer des blagues, c’est toujours réprimer des symptômes. Alors certes, on peut penser qu’on y gagne quelque chose. Je crois qu’on y perd beaucoup plus : tout ce dont je viens de parler et puis quelques bonnes rigolades quand même aussi.
Mais que faire des vraies victimes?
J’ai parlé d’adresser des soins à ceux que l’on pourrait blesser. Tout le monde a ses tourments, plus ou moins importants et plus ou moins partagés. Beaucoup de bien-intentionnés s’imaginent que, à force de censurer tout ce qui va de la haine à la petite moquerie, on pourrait créer une société dans laquelle les gens oublieraient la mesquinerie. Ils constatent que le mépris et la distance sont des productions sociales qui se transmettent entre groupes et générations, et pensent alors que les effacer ou les brouiller amènerait finalement à leur disparition totale. Sans même parler du fait que cette approche semble assez irréaliste et souvent stigmatisante (« prolétaires de tous les pays, arrêtez les blagues sur les PD svp»), on ne voit pas très bien sur quoi ça devrait déboucher. Qui ne passe pas sa vie à faire moquerie sur moquerie pour être drôle ?
La vision de ces bien-intentionnés est pathologique : elle suppose que les gens sont toujours fragiles, et qu’il faut alors éviter de les blesser. Manque absolu d’ambition pour ces gens, et pour ce qu’ils peuvent faire et devenir. Nous préférerons largement un engagement visant à développer leur consistance : que l’homo insulté puisse répondre fièrement et avec classe « je t’encule » quoi. On dit souvent que certaines choses sont toujours méchantes et donc à prohiber. C’est vrai en ce qu’elles peuvent porter une charge négative, mais tout dépend alors de ce qu’on fait de ce négatif.
Certes, la personne humaine est toujours fragile, et nous ne trouvons pas encore de surhomme ni de surfemme ni de surLGBT sans faiblesse morale. Mais je conteste le fait qu’on devrait développer notre rapport aux autres en visant d’abord des faiblesses qu’on ne tente pas de traiter en tant que telles. Prenez un homme blanc lambda, faites-lui des blagues sur sa couleur de peau ou son genre : généralement il va bien le prendre, parce qu’il a un large excès de légitimité et de confiance en soi dans ces domaines. Plutôt donc que de vouloir censurer les blagues discriminantes, pourquoi ne pas tenter d’assurer des excès de force de ce genre, de telle façon que le mal ne se fasse plus ? Si on en arrive à ce point, peut-être que les blagues n’auront plus rien de drôle, mais dans ce cas on fait au moins aussi bien que ce que veulent les partisans du silence.
On me dira que je pense très théorique, pas du tout réaliste. Bien au contraire, je suis fragile, et nous le sommes sans doute tous. Il ne s’agit pas ici de dire que nous devons être en permanence au sommet de l’exigence et tous réunis dans un humour moqueur génial que tout le monde pourra aimer comme vanneur et vanné. Que ceux qui n’aiment pas l’humour gras fassent comme bon leur semble, même s’ils loupent probablement des subtilités. De même, soyons attentifs aux ami-es comme à ceux que l’on peut rencontrer partout : ils ne s’en sortiront pas avec une simple exhortation. Mais ne les laissons surtout pas se complaire dans leur douleur : il s’agira plutôt de leur permettre d’en rire justement. Ce travail est long et difficile, probablement jamais fini, mais à faire. Et il ne peut partir d’une perspective qui laisse les gens dans leur malaise sous prétexte qu’ils y seront mieux si on ne le leur rappelle pas trop et si on leur donne quelques palliatifs. Plutôt que de préserver, tentons de renforcer.
En un mot pour un article : tentons d’appréhender et de faire appréhender l’humour, à ceux qui l’utilisent comme des imbéciles pour leur montrer qu’ils ne disent en effet que des choses qui prêtent à rire, et à ceux qui en sont les cibles pour leur montrer qu’il n’y a rien d’autre à faire que de se marrer des différences qui les travaillent. Voilà où va mon optimisme.
Bonus référence : Francis Blanche et Pierre Dac, « Le Parti d’en rire ».
https://www.youtube.com/watch?v=ZrbT9e42IHA
Coda : mort de rire ?
L’humour ce n’est vraiment pas très important. Nous ne pouvons que rire aux nez de ceux et celles qui voudraient changer quelque chose avec leurs blagues. L’humour ce n’est vraiment pas grand chose sauf quand ça change le monde. Nous sommes alors chez Jarry : c’est le drame.
On rit des ridicules, on se moque des impromptus. Ce qui est drôle c’est ce qui est petit, minuscule, ce qui est à côté de la plaque. Nous ne rions jamais que de ce qui n’a pas vraiment d’importance. Nous pouvons rire de tout sauf quand ça change le monde. Nous sommes alors chez Jarry : c’est le drame.
L’humour qui fait boum, l’humour qui pète, est-ce que ça existe vraiment ? Autant le dire tout de suite, tout ça n’est qu’une vaste blague. Il faudrait d’abord dépasser les cadres, il faudrait passer à la trente-septième situation. Et ça, ce n’est que de la littérature. Nous serions alors chez Jarry et vous connaissez la suite.
Alors non, nous n’espérons pas un humour explosif, salvateur et révolutionnaire. Nous sommes encore trop sérieux pour cela. Nous ne croyons pas à l’humour dynamite mais nous croyons à l’humour pétard. Nous ne croyons pas que l’humour puisse changer quelque chose, mais nous sommes persuadés qu’il pourra nous faire sursauter.
C’est parce que l’humour nous fait sursauter, parce qu’il dézingue la morosité et la sériosité ambiantes, qu’il nous semble si précieux. L’humour pétarade mais à terme il se transformera peut-être parfois en gigantesque feu d’artifice. C’est pour cette raison qu’il faut le protéger contre les accès de sérieux : sa force réside dans son « inimportance ».