Afrine : les Kurdes face à la guerre et à l’indifférence
Comprendre l'offensive turque contre l'enclave d'Afrine
Depuis le 20 janvier, l’armée turque et ses alliés syriens ont lancé une offensive dévastatrice contre la région d’Afrine, une enclave kurde au nord-est de la Syrie. Le 24 février, le Conseil de sécurité des Nations Unies a adopté une résolution réclamant un cessez-le-feu humanitaire d’un mois sur tout le territoire syrien. Mais depuis, l’état-major turc a continué sans ciller son offensive pour, selon ses termes, éradiquer les « terroristes » kurdes. C’est que des motifs intestinaux surchargent le conflit : Erdogan semble déterminé à employer tous les moyens nécessaires pour en finir avec ses ennemis jurés. A Paris, mardi dernier (13 mars), des dizaines de Kurdes ont été lourdement blessés par la police alors qu’ils manifestaient devant l’ambassade américaine à Paris contre l’indifférence internationale et pour la reconnaissance des crimes de guerre commis par la Turquie à Afrine.
L’enclave d’Afrine fait en effet partie du Rojava, une entité fédérale administrant de manière autonome trois cantons dans le Nord syrien qui a été créée en mars 2016 par le PYD (Parti de l’union démocratique, parti kurde syrien d’orientation socialiste). Pour le gouvernement turc, il s’agit de ne surtout pas laisser une amorce de Kurdistan se constituer. Alors, comme généralement dans de tels conflits asymétriques, les forces d’Erdogan usent de leur supériorité technique en pilonnant sans relâche les militaires et civils ennemis. On compte aujourd’hui les victimes civiles par centaines, des milliers de personnes ont aussi dû fuir les zones bombardées et se retrouvent sans ressources dans les déserts environnants.
Sans doute le silence excessif des média ici est-il synonyme là-bas de crimes militaires. Nous vous livrons cet article pour comprendre les tenants et aboutissants complexes du conflit, qui font que l’on a du mal à démêler les fils de ce qu’il s’y passe. Une plus grande mobilisation dans nos pays, même cloisonnée à quelques manifestations permettrait peut-être de briser l’indifférence. Il est donc important pour nous d’en parler.
Note : Les développements les plus récents apportent des nouvelles alarmantes : ce dimanche 18 mars, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a affirmé que les forces turques contrôleraient « totalement » le centre de la ville d’Afrin, la capitale régionale. Bien sûr, il faut être prudent quant à cette information.
« L’opération Rameau d’olivier »
Le samedi 20 janvier 2018 aux aurores, la Turquie a lancé une offensive militaire contre le canton d’Afrine. L’armée turque a déployé massivement à la fois des unités d’infanterie, d’artillerie et des troupes blindées, qui comptaient en particulier une cinquantaine de chars de combat allemand, les Léopard 2A4. En plus de ces forces nationales écrasantes, il faut savoir que l’offensive turque rassemble plusieurs milliers de miliciens syriens combattant pour partie sous la bannière de « l’Armée Nationale », pour partie dans des groupes de miliciens affiliés à l’Armée syrienne libre. Ces miliciens opéraient auparavant dans les zones tampons créées lors de l’opération Bouclier de l’Euphrate, une offensive turque menée dans le nord de la Syrie contre l’Etat islamique et les Forces démocratiques syriennes d’août 2016 à fin mars 2017. Dans le cadre de l’offensive contre Afrine, nombre d’entre eux ont donc été redéployés.
Depuis lors, avec une flotte grosse de plusieurs douzaines d’avions, l’armée turque bombarde de manière répétée le territoire d’Afrine, qui en tout compte moins de 50 kilomètres carrés. Dès les premiers jours de rudes combats furent menés sur différentes parties du front. Après quelques escarmouches, des villages de la zone frontalière étaient déjà conquis par les forces turques et les milices. Le groupe Faylaq al-Sham, conquérant, rendait publiques des images de prisonniers de guerre kurdes. Mais deux jours plus tard, le 3 février, les Unités de protection du peuple, les YPG (factions armées associées au PYD, autrement dit les forces armées kurdes du Rojava — région kurde autonome dans le Nord de la Syrie regroupant les cantons d’Afrine, de Kobané et de la Djézireh) signalait la destruction d’un char Leopard 2.
Dès le deuxième jour, des douzaines de civils furent victimes des combats. On comptait surtout des victimes civiles kurdes, cependant les bombes atteignirent aussi des personnes déplacées (IDP, réfugiés en provenance d’autres régions de l’intérieur de la Syrie). En effet depuis mars 2011, des milliers civils ayant dû fuir d’autres régions s’étaient réfugiés à Afrine où ils avaient généralement pu trouver métier, couvert et logement. Du côté turc, il y eut aussi un civil tué et des blessés à cause de missiles tirés sur les villes de Reyhanli et Kilis en guise de vengeance. Dans les deux camps, les victimes militaires commencèrent dès lors à se suivre et le bilan devint chaque jour plus accablant.
Ce qui rend la lecture de la situation difficile, c’est que l’on croule sous quantité d’informations et de communiqués divergents diffusés aussi bien par les forces turques que kurdes, ainsi que leurs soutiens respectifs. Ainsi, la direction politique et militaire turque reprend et propage les plus absurdes « nouvelles ». Dans les bureaux des hauts représentants militaires de la Turquie, l’offensive est censée servir « le démantèlement des milices terroristes du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe en opposition armée avec la Turquie depuis les années 80) et de l’Etat Islamique ». Les informations issues directement de l’intérieur du gouvernement d’Ankara sont tout autant sinon plus inquiétantes : les représentants du régime, le président et le premier ministre, ont ainsi adressé dès le début de l’opération un discours « d’avertissement » à la population dans lequel ils prévenaient que quiconque critiquerait l’engagement militaire dans le nord de la Syrie serait poursuivi pour haute trahison et soutien d’une entreprise terroriste. Le dimanche 21 janvier déjà, pour empêcher la tenue d’une conférence sur la bataille d’Afrine, la police pénétra de force dans les locaux du HPD (Parti démocratique des peuples, parti turc de gauche issu du mouvement politique kurde qui rassemble quand même plus d’un dixième des suffrages aux dernières élections ; il a été récemment lourdement purgé par le président Erdogan). En parallèle, dans les mosquées, les cadres religieux au service du gouvernement s’efforcent de diffuser la propagande anti-kurde du régime.
Le Rojava, une situation précaire
Cela fait presque un an que les soldats turcs accompagnés des milices syriennes qu’ils protègent ont conquis les régions de Jarablus, Azaz et d’Al-Bab dans le cadre de l’opération Bouclier de l’Euphrate. La conquête d’Al-Bab fut la plus difficile et demanda plus de trois mois de combats contre l’Etat Islamique, puisque le territoire constitue un point nodal d’importance dans le Nord syrien. Ainsi, de nombreux militaires et miliciens y perdirent la vie. Mais ce sont surtout les civils faits prisonniers dans la ville à cause des combats qui pâtirent des bombardements répétés : des centaines furent tués lors des raids aériens turcs, russes et américains.
L’Etat Islamique défait, ceux qui prirent le pouvoir et la tête des services de police locaux furent les alliés des forces turques, entraînés et équipés par les cadres de l’armée d’Erdogan. Dans ces régions, on voit encore des boucliers de policiers qui portent des écritures turques, dans les écoles on utilise du matériel d’enseignement turc…
Après cette victoire, la Turquie souhaitait étendre l’implantation de « zones tampon » aux territoires contrôlés par le Parti de l’union démocratique (PYD : parti social démocratique syrien considéré par le pouvoir turque comme l’analogue du PKK en Syrie) et les « Forces Démocratiques Syriennes » (FDS, une coalition militaire constituée en 2015 pour mener l’offensive contre l’Etat islamique et reprendre Raqqa, elle est formée en majeure partie de combattants issus des unités de défense du peuple, les YPG ; sa création était soutenue par Washington) qui avaient combattu l’Etat Islamique en même temps que les forces turques tout en étant vivement opposés à celles-ci. Cependant, cette initiative rencontra l’opposition russe et américaine, des soldats des deux armées furent dépêchés dans les zones frontalières entre le Rojava et les territoires contrôlés par les troupes affiliées au pouvoir turc, où ils patrouillaient régulièrement sous leur bannière nationale.
À l’époque, les intentions des Russes et des Américains n’étaient pas clair, on ne savait combien de temps cette protection de circonstance allait durer. Le destin d’Afrine pouvait basculer du jour au lendemain au titre d’un marchandage avec les Turcs. La Russie surtout, avait rendu claire son intention de s’allier avec la Turquie et l’Iran afin de saboter l’influence américaine en Syrie.
Aujourd’hui, le marchandage a été consommé. Les événements actuels sont le résultat des complexes jeux de pouvoir qui se sont déroulés depuis un an entre le pouvoir turc, russe et américain.
Intérêts turcs
Depuis plusieurs années, le régime turc a rendu de plus en plus manifeste sa volonté d’écraser la « menace » kurde. C’est que les résistances kurdes vont à l’encontre de ses intérêts régionaux. Ainsi, le gouvernement d’Erdogan considère l’existence d’un territoire kurde devenu autonome sous l’égide du PYD comme un danger de la plus haute ampleur. Tout est mis en place pour empêcher la conjonction politique de la société civile kurde. Dans certaines régions, la répression est telle que des forces militaires servent à tout bout de champ à contrôler et écraser le développement de structures pro-kurdes.
L’auto-administration de la région du Rojava dans le nord de la Syrie est fondée sur le fédéralisme. Elle se structure en divers conseils élus démocratiquement, elle se revendique interconfessionnelle et interethnique. Ainsi, les organes administratifs sont en général composés de représentants des différentes minorités habitant dans le Nord syrien : des Kurdes mais également des Arabes, des Turques et Turcs, des Tcherkesses, etc. Ces éléments démocratiques sont uniques en Syrie, on ne retrouve de telle structure ni dans les territoires contrôlés par le régime d’Assad, ni dans ceux occupés par les milices islamistes. Pour autant, il faut noter que le gouvernement du Rojava par le PYD présente aussi des éléments autoritaires, il ne montre par exemple aucune tolérance pour la critique et l’opposition publique, ce qui est sans doute lié dans une certaine mesure à la situation de guerre.
Qu’elles portent allégeance au camp salafiste ou à celui de l’Armée syrienne libre (ASL), une grande majorité des milices d’obédience sunnite combattent contre les forces armée du Rojava (les YPG) et ses alliés (les FDS). Ces camps reproduisent ainsi les divisions ethniques creusées depuis des décennies par le régime baasiste des Assad. L’opposition militaire recoupe une forte conflictualité culturelle, des divergences politiques, idéologiques et à un niveau plus concret des réseaux hétérogènes (des prêteurs d’argent et protecteurs différents donc des loyautés divergentes). En plus de l’ASL, Bachar al-Assad et son « gouvernement de transition » (selon le nom qu’il s’est donné en mars 2016) a aussi déclaré la guerre aux YPG et aux FDS. Une histoire complexe entre en jeu et crée des situations alambiquées : beaucoup de petites milices affiliées à l’ASL se sont par exemple déjà alliées avec les Forces démocratiques syrienne (FDS) pour combattre le régime d’Assad par le passé, aujourd’hui elles combattent contre l’une contre l’autre bien que l’Armée syrienne libre soit censée porter des idées similaires à celles des FDS sur l’auto-administration, etc.
En octobre dernier, les troupes d’Erdogan avaient déjà failli prendre l’initiative d’une offensive contre le canton d’Afrine. Après avoir signé un accord la Russie et l’Iran, des soldats turcs avaient pénétré dans l’Ouest syrien à la hauteur d’Alep. Leur objectif affiché était la mise en place de « zones de désescalade » qui devaient servir à refouler les forces terroristes et ainsi à protéger les populations civiles et réfugiées. Lors d’un passage de frontière, des soldats turcs furent pris dans une fusillade avec des miliciens islamistes issue d’une cellule dormante de l’EI persistante dans la région. Pour éviter que cela ne se reproduise, le gouvernement décida alors de faire escorter ses forces spéciales par des unités issues du Hay’at Tahrir al-Sham (l’« Organisation de Libération du Levant »), une milice djihadiste autrefois affiliée à al-Qaïda sur le front al-Nosra. Au Nord du territoire les troupes turques arrivaient alors tout droit au contact de la « frontière » d’Afrine.
Selon certains journaux turcs, Erdogan espérait encercler l’enclave d’Afrine à partir des positions acquises dans le Nord-Est syrien, cela afin de conquérir une partie du territoire kurde, en particulier la ville de Teel Rifaat, de « libérer la région » et d’installer des « zones de sécurité ». Pour ce faire, il était prévu d’envoyer des troupes offensives supplémentaires dans les territoires d’al-Bab contrôlés par les alliés de la Turquie depuis l’opération Bouclier d’Euphrate, le canton d’Afrine aurait été pris en tenaille.
Les camps islamistes et les turcs nationalistes se tenaient prêts pour l’offensive, ils voulaient « voir les forces spéciales turques à Afrine », assister à « l’offensive contre les païens ». Le chef d’Ahl al-Diyar, une des milices de l’Armée syrienne libre (ASL), alliée proche de l’armée d’Erdogan, avait même publiquement annoncé son « soutien à la conquête d’Afrine et au démantèlement des milices du PKK ».
Le chaud et le froid russe
En automne dernier, c’était la Russie qui servait tant bien que mal à établir une sorte de protection de circonstance pour les Kurdes. Suite aux menaces d’Erdogan, Moscou avait annoncé son intention d’organiser, le 18 novembre à Sotchi, un « congrès du dialogue national syrien » avec la participation du PYD syrien, ce qui de facto faisait tomber les prétentions turques à l’eau.
Cependant, le 20 janvier, alors que l’armée turque lançait son offensive, la Russie a décidé d’évacuer ses soldats et son « observatoire militaire » stationné à Afrine. Alors qu’en général, les média russes qualifiaient jusque-là les miliciens affiliés à l’ASL de « terroristes » et « d’islamistes », ils commencèrent brusquement à parler simplement de « combattants de l’Armée syrienne libre ». Selon le ministre des affaires étrangères russes, ce sont les séparatistes kurdes qui sont responsables du conflit, ils auraient été trop « provocateurs », ils auraient acquis des équipements militaires trop dangereux grâce aux américains et menacerait ainsi le régime syrien. Un jour avant le début des combats, le chef d’état-major Hulusi Akar et Hakan Fidan, le chef des services secret turcs, étaient parti à Moscou. Le même jour, on a appris que Gazprom, le consortium d’Etat russe, avait obtenu l’autorisation de lancer la construction de la seconde partie du gigantesque projet de gazoduc, le Turkish Stream.
Après maintes tergiversations, la Russie a finalement demandé au PYD et aux YPG (forces armées du Rojava) d’accepter de partager la souveraineté sur les terres du Nord syrien avec le régime. L’alliance a été mise en place aux alentours du 20 février, mais ses termes ont finalement déplu aux cadres militaires de Moscou. Pour eux, il s’agit en fait surtout de défendre leurs intérêts : les Russes souhaitent faire main-mise sur les champs pétroliers de Deir Ezzor. Ils préfèreraient ainsi que le régime d’Assad qu’ils protègent en ait le contrôle plutôt que de le laisser aux Kurdes des YPG ou à leurs alliés des FDS, théoriquement associés aux États-Unis. Toutefois, il leur fallait pour cela composer finement, car les forces kurdes sont installées fermement dans cette région depuis la prise de Raqqa en octobre 2017, et la protection américaine restait une garantie certaine.
En janvier, les négociations entre Ankara et la Moscou semblaient avoir abouti à une sorte d’accord tacite : les Russes acceptaient dans une certaine mesure de fermer les yeux sur l’offensive turque contre Afrine, tandis qu’« en échange » la Turquie laissait le régime syrien attaquer la poche d’Idleb, aujourd’hui contrôlée par les forces rebelles d’Hay’at Tahrir al-Cham alliées depuis octobre dernier aux Turcs.
Grâce à cet « accord », Erdogan peut châtier son ennemi juré, les Kurdes et surtout le territoire auto-administré du Rojava ; de son côté, Poutine ménage son allié syrien, joue doucereusement le rôle de conciliateur et peut mettre la pression sur les États-Unis, désormais obligé de prendre parti pour défendre ses alliés kurdes, sans quoi leurs rapports s’en verraient altérés. Ainsi pour les Turcs et les Russes, tout semble aller pour le mieux. De même pour le régime des Assad, les deux offensives sont bénéfiques puisqu’elles lui permettent d’espérer reprendre à terme le contrôle de tout le Nord-Est syrien.
Avec la bataille d’Alep en 2016, la Russie et la Turquie avaient entamé un rapprochement : en aout l’état-major turc commandait à ses alliés de se retirer de l’ancienne capitale économique de la Syrie pour prendre la direction du Nord, au même moment l’opération Bouclier de l’Euphrate commençait. Depuis, la Turquie envoie des douzaines de milices d’opposition de l’Armée syrienne libre (ASL) au casse-pipe contre les milices kurdes d’opposition d’Afrine… Finalement, celui qui tire le meilleur parti de l’entente turco-russe, ironiquement c’est bien le régime « loyaliste » syrien même. Le pire, c’est que ce sont les miliciens de l’ASL eux-mêmes qui ont choisi de combattre sous drapeau turc, comme s’ils avaient décidé sciemment de s’engouffrer sur le chemin de leur propre perte.
Quand l’OTAN marche sur des œufs
De leur côté, les États-Unis n’ont jamais été des grands amis des séparatistes kurdes malgré l’alliance tracée lors de la prise de Raqqa. Pour eux, comme pour les Russes, tout semble se résoudre dans la question stratégique : comment contrôler les terres du Nord syrien, qui ont une importance capitale dans la géographie du conflit ? De plus, l’état-major américain, chroniquement instable, a fait preuve de son manque de qualification sur la question syrienne. Il s’est à tel point concentré sur l’Etat islamique qu’il en a laissé dépérir ses alliances, ce qui a clairement nuit à sa position stratégique dans la région. On attend toujours une nette réaction américaine, alors que la Turquie, membre de l’OTAN, et les milices syriennes précédemment soutenues par les forces américaines attaquent les Kurdes, censément partenaires stratégiques des USA. L’administration américaine a bien exprimé son « grand souci » et a appelé au « retenue » mais ce fut, comme il était prévisible, sans grand effet. En Syrie, les crimes d’ampleurs considérables commis contre la population passent comme souvent au second plan par rapport aux analyses « géopolitiques », dont les intérêts des « grandes puissances » semblent seuls tracer la partition.