Matériaux

La révolution à l’ère du changement climatique (Andreas Malm)

Le consensus scientifique est clair, et la COP23 n’a fait que le confirmer : les accords de Paris sur le changement climatique ne seront pas respectés. Or, nous vivons d’ores et déjà une mosaïque d’effondrements climatiques, biologiques et sociaux, dont les prémices (bien entamées) se font sentir par la hausse alarmante des réfugiés climatiques, des sécheresses, des feux de forêts, des ouragans, et bien sûr des conflits sociaux qui en résultent.

Le changement climatique n’est plus un enjeu scientifique et technocratique, où il s’agirait de savoir quelles variables bidouiller pour gérer au mieux « l’environnement ». Il est clair que nos bienfaiteurs ont perdu le contrôle, ou plutôt qu’ils ne l’ont jamais eu. Le changement climatique est un enjeu politique, qui engage directement nos vies, nos devenirs communautaires et révolutionnaires. Il nous appartient dès maintenant d’en arracher la problématisation et la résolution à ses incompétents gestionnaires.

Andreas Malm, un historien suédois, a donné une intéressante conférence au séminaire Conséquences sur les rapports entre révolution et changement climatique, s’appuyant notamment sur le cas syrien. Même si nous ne partageons pas l’ensemble de ses propos, nous les reproduisons ci-dessous avec son accord, car ils ont le mérite d’ouvrir efficacement le débat.


Depuis quelques temps déjà, des études diverses insistent sur les conséquences du réchauffement climatique sur l’ordre social. A l’origine d’une part conséquente d’entre elles, on trouve le renseignement américain. Le Sénat américain publie en effet tous les ans un rapport sur l’état des menaces pour la sécurité. En 2013 un rapport sur le réchauffement de la planète montrait que les changements climatiques pourraient avoir des effets sur le marché alimentaire et par la suite entraîner émeutes, vandalisme, etc.

Alors même que Trump nie les changements climatiques, l’institution militaire américaine (le Pentagone) la prend très au sérieux. Un rapport du Pentagone de 2015 soulignait  que le changement climatique pouvait fonctionner comme un effet de démultiplication des menaces pour les infrastructures militaires américaines situées un peu partout dans le monde. La Base navale de Norfolk en Virginie, par exemple, qui est la plus grande base navale du monde, se trouve sur un terrain menacé par des risque d’inondations. D’autres sources vont dans le même sens : David Kilcullen, un des stratèges les plus connus de l’armée américaine souligne1 que, dans les prochaines années, les populations pauvres des bidonvilles situés sur des terrains inondables seront bien plus promptes à s’insurger au fur et à mesure que le risque écologique deviendra concret.

On voit donc que le changement climatique, puisqu’il est un enjeu de survie, peut déclencher des insurrections ou du moins troubler l’ordre social. Il nous faut alors remarquer que la plupart des spéculations stratégiques le concernant viennent pour l’instant des ennemis de la révolution (des services du gouvernement américain notamment). Il nous appartient donc de nous préparer également à ces transformations capitales. Comment penser stratégiquement ces changements climatiques potentiellement insurrectionnels ?

Nous allons voir quatre scénarios qui permettront d’anticiper sur l’avenir.

1) La révolution comme symptôme du changement climatique

Il y a un grand débat sur la nature de la causalité qui lie le changement climatique à l’ordre social. Par exemple : est-il possible que l’augmentation de la température puisse se traduire en troubles sociaux ? En s’appuyant sur une base de données conséquente, un groupe de scientifiques a conclu que lorsque le temps est plus chaud, la police tend à être plus brutale, les émeutes urbaines à être plus fréquentes et les révolutions sont plus susceptibles d’arriver. Ils montrent qu’il y a aussi plus de klaxons dans les rues ou plus de violences entre sportifs, plein de trucs un peu anecdotiques qui dénotent une certaine tension dans l’atmosphère. Il y aurait ainsi un lien entre la température ambiante et l’intensité des désordres sociaux de tout ordre.

Des gens ont critiqué ces études, comme monocausale et trop simples. Effectivement, les effets ne peuvent pas être immédiats : il ne suffit pas qu’il fasse chaud pour que des gens s’engagent dans des émeutes. Si l’on veut s’intéresser à la manière dont le changement climatique peut déclencher des désordres sociaux, il faut inverser la méthodologie et soutenir que, s’il y a un effet du changement climatique, il n’est pas un facteur unique mais qu’il affecte la société en lien avec diverses conditions préalables (géographiques) et avec d’autres facteurs (économiques, culturels).

La terre n’est pas un espace vide : des sociétés l’habitent. Si le changement climatique doit avoir des effets, c’est en tant qu’il est médié par un certain contexte social, par exemple par des inégalités sociales. Les lieux et types de tensions n’émergent pas complètement aléatoirement.

Le cas Syrien2

On a un cas qui peut servir d’exemple concret pour cette théorie : la Syrie. Il faut en effet noter que l’explosion du processus révolutionnaire en 2011 a été précédée d’une longue période de sécheresse.

Depuis les années 70, les précipitations sont devenues beaucoup plus aléatoires, moins régulières. Pendant l’été, l’évaporation est plus rapide, les terres se dessèchent plus vite qu’avant, sans doute à cause du réchauffement climatique. En conséquence : plusieurs longues périodes de pénurie d’eau.

La carte est faite avec des données un peu anciennes (2009), mais donne une idée du phénomène de sécheresse, qui a eu néanmoins plus d’ampleur que ce que la carte laisse penser.

Ce phénomène a connu son pic entre 2006 et 2010. La région du nord-est de la Syrie, qui était la région qui approvisionnait le reste du pays en graines pour faire le pain, a été dévastée, et son bétail avec. Entre un et deux millions de Syriens qui dépendaient de l’agriculture ont fui vers les villes (Alep, Hama, Homs) et s’y sont installés, tentant de survivre avec des boulots informels et/ou précaires : BTP, taxi, etc. Par ailleurs la raréfaction des denrées a entraîné une augmentation des prix, ce qui a fortement affecté la working class syrienne.

Le régime de Bachar al-Assad en a alors profité pour lancer une politique de dérégulation et de privatisation très importante, accompagnée de l’apparition d’une classe de capitalistes clientélistes, comprenant par exemple son cousin Rami Makhlouf3. Cette classe s’est enrichie grâce à l’économie de crise, y compris dans le secteur agricole, et surtout grâce à une bulle spéculative dans l’immobilier. En Syrie, on disait que les robinets des pauvres ne coulaient qu’une fois par semaine alors même que les jardins des riches foisonnaient de piscines et fontaines.

Puis la révolution syrienne a explosé dans le sud vers la ville de Deraa, une région touchée durement par la crise agricole. A la différence des printemps tunisien ou égyptien, la révolution syrienne est partie des milieux ruraux. C’est par la suite que les banlieues et bidonvilles ont été les théâtres de grands soulèvements manifestants, voire émeutiers, et que des bâtiments appartenant à la classe des capitalistes corrompus ont été attaqués à répétition. Fait notable : en 2012, les bases des rebelles se trouvaient dans les quartiers où l’on trouvait les réfugiés climatiques et les classes populaires.

Il semble donc qu’on puisse conclure que le changement climatique (combiné à d’autres facteurs) a largement contribué à la révolution syrienne. Des chercheurs, comme Francesca de Châtel, pensent cependant qu’il peut être nocif de faire du changement climatique le facteur de cette révolution, puisque cela pourrait d’une certaine façon dédouaner le régime de Bachar el-Assad. Néanmoins, s’il est vrai que les révolutionnaires n’ont pas l’impression de combattre de prime abord le réchauffement climatique, considérer ce dernier comme un des déclencheurs du soulèvement ne revient pas à déculpabiliser le dictateur syrien.

2) La contre-révolution ou le chaos comme symptôme du changement climatique

La révolution syrienne n’est pas arrivée seulement par le réchauffement climatique mais celui-ci a accentué les inégalités sociales qui ont conduit aux émeutes. On pourrait par exemple faire un parallèle avec la façon dont Lénine voyait la 1ère guerre mondiale comme un « accélérateur des contradictions » entre le vert gazon des riches et les autres.

Toutefois, notons qu’ailleurs, les changements climatiques peuvent avoir des effets contre-révolutionnaires. Le problème de la disette en Russie dans les années 1920 montre comment le développement d’une bureaucratie peut succéder à des troubles climatiques et alimentaires. Plus récemment, pour mettre fin au régime de Morsi « l’Etat profond »4 des technocrates égyptiens a organisé artificiellement des pénuries de nourriture et d’énergies qui ont poussé des gens dans les rues. Quand Morsi est tombé, ces denrées et énergies sont réapparues magiquement. L’Etat militaire, nettement plus conservateur, est arrivé au pouvoir et a ainsi eu immédiatement le bénéfice du rétablissement de la situation.

Le changement climatique pourrait donc avoir des effets terribles : la contre-révolution ou le chaos, comme avec Daesh qui s’est installé en Syrie sur les terres les plus touchées par le changement climatique. On pourrait aussi évoquer la possibilité que le développement des flux de réfugiés climatiques venant des pays musulmans dans une Europe islamophobe puisse renouveler la « pulsion génocidaire ». Ce genre de scénario est tout à fait possible, c’est pourquoi la question de l’antifascisme doit être primordiale. Ce sont bien sûr des scénarios extrêmes mais le changement climatique est lui-même déjà extrême.

3) La révolution pour traiter les symptômes du changement climatique

Une autre piste pour penser le changement climatique serait d’imaginer qu’une révolution puisse survenir non en conséquence des transformations du climat mais contre ces transformations, pour une meilleure adaptation aux mutations. Par exemple en Syrie, l’essentiel de l’agriculture s’appuie aujourd’hui sur une irrigation traditionnelle par inondation. On pourrait imaginer une utilisation plus parcimonieuse de l’eau mais l’adaptation coûte cher. C’est pourquoi il faudrait justement une transformation de l’Etat et de la société pour financer l’irrigation par goutte.

Dans le cas de l’Egypte, c’est l’eau salée détruit les terres cultivables. La méthode de protection actuelle repose sur l’empilement de couches de sables et de fertilisants et, encore une fois, c’est une méthode relativement coûteuse. On pourrait donc aussi souhaiter un état égyptien qui bâtirait une digue qui servirait à autre chose qu’à protéger les stations balnéaires. La révolution égyptienne fût une opportunité fantastique mais elle semble avoir franchement échoué sur le plan de ce qui relèverait d’une adaptation au changement climatique.

Dans ce troisième cas, il faudrait des révolutionnaires qui pensent consciemment le changement révolutionnaire contre le changement climatique. Mais même dans ce cas de figure, il y aurait toujours une limite : comment est-on sensé résister face à une augmentation de la température générale de 2, 4 ou 6 degrés ? Cela pose des limites claires à tout projet révolutionnaire. C’est la raison pour laquelle nous devons penser une quatrième possibilité.

4) La révolution contre les causes du changement climatique

Il est encore imaginable de retourner les causes du changement climatique. Par exemple, on pourrait envisager de conserver les énergies fossiles restantes dans nos sols. Cela serait toutefois un changement anthropologique si décisif qu’on ne peut le concevoir hors d’une véritable révolution. Il faudrait dépasser l’utilisation des énergies fossiles, et cela nécessiterait un virage à 180 degrés, pas seulement sur le plan de la technique mais aussi sur celui des rapports sociaux puisque les énergies fossiles sont implantées dans les rouages de nos sociétés (au sens concret comme au figuré).

Qui seraient les acteurs d’un tel processus révolutionnaire ? Logiquement, on pourrait se dire qu’ils viendront des populations qui sont les plus touchées par le changement climatique, par exemple du Burkina Faso (fortement touché par les tempêtes de sable, l’extension du désert, etc.). Mais il est clair qu’une paysanne du Burkina Faso n’a pas les moyens d’atteindre les QG de l’émission de CO2, que ce soit les tours de Dubai ou des USA. C’est cette division dans l’espèce humaine qui est à la source du paradoxe : les victimes des violences climatiques sont trop loin des centres de pouvoir qui les produisent. La formation d’une conscience révolutionnaire spontanée à l’échelle mondiale est très improbable car l’identification de l’ennemi est très complexe.

On peut donc s’attendre à voir, dans le futur, plus de mouvements tournés contre des régimes locaux que contre des multinationales lointaines. En Palestine ou dans une usine, l’ennemi est très facilement identifiable. Dans un pays, une commune touchée par le changement climatique, il est presque impossible de déterminer précisément l’ennemi, alors pour ce qui est de l’atteindre…

Naomi Klein fait référence à ce problème stratégique dans son dernier livre5. Elle y explique que tout mouvement social est objectivement impliqué dans la lutte contre les énergies fossiles sans en être forcément conscient, car tout est imbriqué avec le changement climatique. Qui veut lutter pour le progrès, en quelque sens que ce soit, doit aussi penser le changement climatique sans lequel on ne saurait penser aucun avenir. Une prise de conscience générale est donc essentielle de la part de tous ceux qui sont engagés dans des luttes.

Les actions directes militantes à courte échelle (par exemple, en Allemagne, arrêter des usines manu militari ou aux Etats-Unis, les victoires locales contre les projets de pipelines), il faut bien être honnête, ça ne retournera pas le changement climatique contre lui-même, en tout cas pas dans l’immédiat. C’est la raison pour laquelle, [ndlr : selon Andreas Malm], il faut penser à nouveau la question centrale qu’est la prise de pouvoir de l’Etat, la nécessité d’utiliser la forme étatique pour mener les actions nécessaires à la destruction des énergies fossiles.

Nous vivons un moment tragique : le réchauffement climatique devient un problème très important au moment historique précis où les gens ont perdu l’habitude de s’organiser collectivement. Le rôle des activistes est de démontrer que l’action collective est possible.

En guise de conclusion, citons le mot de Daniel Bensaïd : « si nous avons des doutes, c’est par rapport au succès, non par rapport à la nécessité d’essayer« .

 

Crédit illustrations : Xavier Cortada, Astrid, 2007, et George Osodi.

Notes   [ + ]

1. Dans Hors des montagnes, L’âge qui vient de la guérilla urbaine.
2. Deux bons articles sur les origines climatiques du conflit en Syrie : « La Syrie, une guerre climatique ?« , et « Syrie, un conflit climatique ?« .
3. A ce sujet, lire par exemple l’article « Syrie : comment les proches de Bachar al-Assad ont touché des millions de l’ONU« .
4. Le deep state désigne l’ensemble des technocrates installés aux postes importants dans les divers institutions du pouvoir, technocrates qui survivent généralement aux différents gouvernements. Bien qu’invisibles, ils ont un pouvoir important de par leur position.
5. Andreas fait très certainement référence à Tout peut changer : Capitalisme et changement climatique de Naomi Klein, dont voici le résumé :

Dans son livre, Klein affirme que la crise climatique ne peut être résolue dans un système néolibéral prônant le laissez-faire, qui encourage la consommation démesurée et a conduit à des mega-fusions et des accords commerciaux hostiles à la santé de l’environnement. Elle étudie les discours des climatosceptiques et les nombreux conflits d’intérêts qui sous-tendent la sphère politique. Elle revient sur le rôle ambigu de plusieurs milliardaires qui se posent en sauveurs de la planète mais en réalité continuent à soutenir des entreprises polluantes, au premier plan desquels Richard Branson. Enfin, pour mettre en avant des solutions possibles, elle insiste sur le rôle majeur joué par les Premières Nations dans la lutte pour le climat, et prône une meilleure articulation des luttes partout sur la planète, en soutenant que lutter pour le climat, contre les banques, pour l’accueil des migrants ou pour la liberté de la presse sont en réalité des facettes d’un même combat.

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