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La soif des mauvaises graines

Vendue à prix libre sur des couvertures de survie ou dans les recoins louches de moites soirées parisiennes, Le Sabot est une fabuleuse revue littéraire. Bien sûr ! la littérature est morte, et les revues littéraires ne sont plus lues que par des papys. Mais nos saboteurs sont au courant, et d’ailleurs, ils cultivent joyeusement l’impureté artistique, en associant systématiquement leurs textes à d’éloquentes réalisations graphiques. Ce que nos amis ont certainement de littéraire, c’est leur attention au langage, et tout le monde sait que le langage ne s’arrête pas aux mots mais traverse aussi les images, qui peuvent être tout aussi « parlantes ». Leur démarche est à la fois délicieusement anachronique, et terriblement actuelle : à l’aliénation du langage, ils répondent guérilla littéraire !

Car il se trouve que notre langage est sans cesse saboté par le monde dans lequel nous vivons : les réactionnaires diront que le vocabulaire s’appauvrit, déploreront la misère démocratique des sections commentaire youtube, et pleurnicheront sur les lambeaux de la culture nationale. Nous préférons dire que le langage est le lieu d’une guerre. Quotidiennement, nous croulons sous des bombardements d’informations tronquées ; nous nous noyons dans des bulles numériques ; les médias assènent la vérité à coup de fact-checking ; les sciences mutilent nos vies en les réduisant à la causalité, physique, sociale ou économique ; les experts et les pédagogues de tous bords prononcent leur dernière sommation avant la fin du monde.

Dans cette guerre, Le Sabot agit avec les faibles moyens de la résistance : texte argumentatif, illustration, poème, nouvelles, mèmes, recettes de cuisine, bandes dessinées. Numéro après numéro, les grosses machines lexicales de notre temps (la Certitude, le Confort, le Sexe, la Violence…) sont kidnappées et sabotées par une batterie d’auteurs et de dessinateurs.

Nous publions ici l’édito du 7e numéro à sortir, que l’on pourra aller fêter ici et qui porte sur le fabuleux thème de La Soif.


Entre soi et soif

Est-ce qu’il faut croire que l’époque est déjà en état de grande sécheresse ? On s’en désole à la manière de paysans levant leurs yeux vers un ciel inerte. Les gorges sont irritées. Les sillons desséchés. Des langues en tuf, même plus en bois, répandent une syntaxe sableuse. Tout autour : des mots secs, des mots qui crissent sous la dent, brisent l’émail des molaires. Des mots cailloux que l’on donne à sucer pour faire passer la soif, faire croire à l’estomac qu’il sera bientôt plein. Le réel en sort décharné. Les violences systémiques y sont émaciées. On les avale pourtant, dans un mouvement de déglutition machinale, et ça tombe lourd au fond du bide. Bientôt la nausée mais beau y faire, plonger les doigts, caresser la glotte, le relent ne vient pas. Il est impossible de vomir sans bile, quand cela fait des années que l’on est gavé de vide. Mots vidés. Mots creux. Mots creusés. Mais la sécheresse est un effet d’optique bien connu des steppes médiatisées. Mon pessimisme habituel a tendance à me glisser en creux d’oreille qu’avant l’heure, il est déjà trop tard, et pourtant j’entends encore des réponses neuves aux questions Que faire et quoi boire ? Il n’en faut pas plus à ma révolte. La salive revient devant la justesse d’un cri insurrectionnel, dans le rire d’un graffiti isolé, la pertinence d’une remarque entendue au hasard, en assemblée ou au détour d’un comptoir. Il n’y a pas de règle : c’est miracle de trouver encore des mots qui galvanisent quand ils sont tant à avoir été galvaudés. Les pluies d’un poème, les grêles d’un chant, d’un article ou d’un livre, rares et battantes, viennent mettre à nu nos fissures et nous gonflent de joie, d’amour, d’ivresse, de haine, de colère, de quelque chose qui est soudain tangible, dans lequel il est soudain possible d’exercer quelques mouvements de brasse. Voilà nos balises ! Les bouées jetées dans notre volonté d’enlacer l’aléatoire et changer de rive ! Mais nul n’est à l’abri de tempêtes, et on se surprend à vouloir boire la tasse, s’oublier jusqu’au coma, couvrir une nudité soudaine sous des vagues de remets-m’en-un, sacrifier nos corps et les abandonner à fond de cale, les confier au confort fataliste et ridicule du hoquet. Parfois, nous recherchons la noyade en réalisant que la soif n’était qu’une accumulation douloureuse de silences.

Aussi, conservez votre salive à ce qui en vaut la peine. Le danger est grand de sombrer dans les paroles vaines du grand brouhaha qui nous cerne. Prendre la parole, ça n’est pas la déverser façon torrent de boue, dans l’espoir d’emporter tout ce qui fait face. Gare aux baves ! Les discours fleuves sont souvent les réflexes d’eaux croupies éclaboussant à voix haute pour se persuader qu’elles ont du pouvoir. Celles-là qui attirent des meutes de pochards trempant leurs langues dans de minces mares. Leurs papilles raclent contre du gravier et en réalité, cette absence de profondeur les rassure. Vaguelettes de sophismes venues aguicher la soif des plus désespérés. On croit parfois que c’est là que l’on pourra se désaltérer et pourtant, à bien y regarder, voilà une eau qui donne des coliques. Les flaques du spectacle ne savent que refléter la hauteur sans jamais l’atteindre. Aussi, ne crachez pas trop vite. Laissez la science du mollard à ceux qui manquent de décence et dont le regard myope ne perçoit rien dans la distance, s’arrête en cul de bouteille tout en cherchant à imposer leurs postillons. Rien n’apporte moins d’ivresse que cette soif de puissance, d’étalage narcissique, de prédation déversée en avalanche. Impulsion morbide et sans fond d’alcooliques méchants, de chiens de garde lapant des fonds tièdes. Soif du confort, inquiet devant ce qui s’apprête à faire chavirer ses positions. Soif qui ne saurait choisir entre le pont et le plongeoir. Soif de l’esprit de colonisation venu tracer les frontières, imposer les limites, encercler les peuples. L’alcoolisme libéral répand ses hépatites écologiques et ses cirrhoses sociales. Les nerfs sont touchés et ils jugent tout effort d’émancipation comme on condamne les tremblements d’un delirium tremens sans comprendre qu’ils sont une étape de libération. Car celui qui s’oppose à cette soif macabre subit un lent sevrage. Il entend d’étranges murmures : « S’il ne veut pas continuer à s’abrutir à nos alcools frelatés, asphyxions-le, crevons-lui les yeux, coupons-lui les mains, ouvrons-lui la gorge. »

Car l’ivresse est belle, ne nous y trompons pas. Ce n’est pas une mince affaire que d’enivrer les ivrognes de carrière qui lèvent le coude chaque soir. Les nuits des vendredis et samedis soirs prolongent alors la mécanique d’un travail qu’ils ne quittent jamais. Certains pensent que la pause est venue et ils entrent au bar comme on pointait à l’entrée de l’usine, tirent fierté des heures supplémentaires, jugent les collègues de comptoir à l’aune de leur productivité, méprisent les sobres qui ne peuvent tituber la cadence. On peut boire de tout, mais pas avec n’importe qui. À force de faux-semblants, ils ont oublié que la soif d’ivresse est un état d’éveil. Elle est sans ambition mais elle a la prétention d’embrasser le monde ou rien. Elle ne sait se projeter que dans un partage honnête, dans des bals déliés, des accolades de réconfort, des rêveries de grande ampleur, des idées d’actions directes suivies d’actions directes, grandioses ou ratées, on aura tenté l’affaire.

Le temps n’est donc pas à la sécheresse. Pas encore du moins. Cependant nous avons soif à une époque d’ari- dité organisée. On nous veut secs ou complètement anesthésiés d’alcool, de calmants, de chanvre – déshydratés. L’imagination est détournée en mirages : « De quoi vous plaignez-vous ? L’oasis n’est plus si loin, regardez ! Et bon courage ! » On rampe un peu plus, et du haut des dunes, ces vautours nous observent dépérir en attendant que nos os blanchissent. Ils savent que le temps est avec eux quand ils demandent aux morts-de-soif d’être encore un peu patients, bientôt le ruissellement. Mais nous ne sommes plus là pour attendre, l’œil ne veut plus se contenter d’être rivé sur la scène – il n’y a plus rien à contempler entre l‘horizon et soi. Répétons-le : nous ne voulons plus voir mais boire. Nous n’avons plus soif, nous sommes assoiffés. Sortir de nos résignations exerce une violence soudaine dans nos projets d’hydratation. Nous avons soif jusqu’à briser les vitrines des plans austères pour entendre un bruit de cascade. Jusqu’à crever les vessies dressées comme des lanternes. Jusqu’à dynami- ter les barrages fabriqués autour d’un paradis fiscal. Leur désert prend tant de place que ma tête aurait implosée si on ne l’avait plongée dans un grand bol d’eau glacée au
sérum phy. Qu’on fabrique plus de fontaines ! Notre violence épouse une chorégraphie similaire aux danses de la pluie. Nous avons la soif des mauvaises graines. Et c’est probablement la soif la plus souveraine. Car nous ne parlons pas d’un besoin de se désaltérer, d’assouvir un désir passager. Comblez la soif d’une semence et étendez-vous en pousses, en feuilles, en troncs et lianes. Nous buvons la démesure dans la toundra quotidienne, même si elle ne se présente parfois qu’en rosée. Nous buvons à la source de l’éternel retour. Nous avons la soif diluvienne. Nous buvons les mots et les instants en recherche de gais savoirs : il n’y a plus de sécheresse dès lors qu’on réa- lise combien l’on est soi-même goutte ayant dans le corps une rage de vague scélérate. Nous n’aurons de cesse de provoquer l’averse, la commune, le débordement. Se précipiter ensemble. Crever les nuages. Remplir les verres de nos présences et non pas d’artifices. Trinquons !

Antoine Jobard

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