« Notre combat, c’est la SNCF. Avec un sous-entendu : pour que cela n’arrive pas aux autres. »
Rencontre autour de la réforme de la SNCF, des luttes et des grèves, avec un cheminot
En plein milieu du mouvement de grève des cheminots (début avril), nous prenons contact avec l’un d’entre eux, qui est aussi un ami. Militant parfois sceptique, parfois pessimiste, mais non moins engagé, il revient avec nous sur le combat des cheminots, son lien avec les mobilisations étudiantes, et la SNCF. Dépassant non seulement le discours partial et réducteur des médias, il éclaire aussi la mentalité des cheminots au-delà de ce qu’en proposent souvent trop stéréotypiquement les directions syndicales.
Car les cheminots sont peut-être attachés à leur statut et à un « service public » pour lequel ils investissent tous les jours de leur personne, mais, plus profondément peut-être, ils sont attachés à cette « maison-mère » qui est aussi (de moins en moins) une communauté de vie et de travail dans les gares et sur les rails. Ce qu’il reste de cette communauté malgré le nombre croissant de prestataires et d’intérimaires est aujourd’hui menacé par la filialisation et la mise en concurrence, sur le modèle du privé ; « privatisation » d’autant plus paradoxale qu’elle est censée sauver la SNCF d’un naufrage dont les politiques économiques sont bien plus responsables que les cheminots.
Ce naufrage de la SCNF, cela apparaît de plus en plus clairement, est similaire à celui des hôpitaux et de l’éducation. Pourtant, en dépit des rencontres interluttes et des actions de « convergence » (la plus récente étant « Que vive la commune du rail » le 17 mai 2018), la connexion des foyers de luttes a encore bien des obstacles à franchir. L’entretien le montre : à la SNCF, mises à part certaines sections syndicales, l’heure n’est pas à un combat général contre l’économie ; la réforme est plutôt conçue comme un problème interne à la SNCF.
A travers ce texte un peu long mais très riche, nous espérons apporter un éclairage plus net sur la situation au sein de la SNCF : comment évolue historiquement le travail et la vie à la SNCF, qui lutte contre la réforme, quelles formes prend la lutte, quelles actions communes sont envisageables.
Alors, comment les cheminots conçoivent la grève, la lutte pour le « service public » et, thème dont on entend aujourd’hui souvent parler, la « convergence des luttes » ?
Pour eux, de ce que j’en vois, ça reste dans l’optique classique de la « grève générale », de la paralysie du pays sur le modèle de ce qu’il y avait eu en 1995. C’est encore cette culture-là, du recours « ultime » qu’est la grève puisque chez nous elle revient à blocage, ou du moins à une dégradation forte des circulations. Plus il y a de métiers qui font la grève, notamment les transports (les dockers, les routiers, etc.) et plus y a de gens dans les manifs avec nous, plus c’est porteur. C’est une manière de mettre la pression. La grève et la manifestation restent la vraie culture de la CGT, de SUD-rail, et de la plupart des gens à la SNCF. Bon, si je suis complet, je dirais quand même que SUD est sûrement plus ouvert à la convergence des luttes et à des schémas d’action plus transversaux mais aussi plus durs que les autres organisations syndicales. Ils sont aussi moins dans le partenariat avec des mouvements politiques, à l’inverse de la CGT ou de la CFDT qui n’ont pourtant rien à voir entre elles.
Ce que je constate aussi, c’est qu’il y a une culture de « la grève du zèle » qui fait tout doucement son chemin, je mets des guillemets car elle traduit une « résignation », dans le sens où de plus en plus de cheminots sont affectés par la complexité interne à l’entreprise, la difficulté à réaliser des taches qui devraient être simples, à l’évolution de carrière qui est de plus en plus floue aussi. Et cela commence à toucher les cadres et les managers, notamment les managers de proximité. Mais pour répondre à votre question, il n’y a pas à ce jour de mobilisations qui se rapprochent de ce que l’on peut voir dans les Zones à Défendre ou dans les facultés. La SNCF est un cas à part, toujours, et c’est notre ressenti. Ce ressenti, il est valable en interne, mais il est aussi celui que nous renvoie l’extérieur. Quand tu dis à quelqu’un que tu travailles à la SNCF, ça ne le laisse jamais indifférent.
Est-ce qu’on est toujours dans la situation de 1995 ? Déjà à l’époque, l’annulation de la réforme n’avait été que partielle, et ça n’a pas empêché la transformation rampante de la SNCF sur le modèle du privé de suivre lentement son cours… Je suis d’accord. Jusque-là, le gouvernement dit qu’il a concerté. En réalité, il n’a pas concerté, il a présenté la réforme en ne nous demandant pas notre avis. Ce n’est pas ce qu’on peut appeler une concertation. Pour le dire clairement, je pense que le gouvernement fait le pari de l’impopularité de la grève et est bien content du souvenir que les derniers incidents techniques marquants à la SNCF ont laissé dans l’opinion publique. Et je pense que même s’ils ne le montrent pas, les syndicats sont parfaitement conscients que le gouvernement fait le pari de l’usure. D’ailleurs quand tu écoutes certains représentants syndicaux, tu vois que c’est moins noir et blanc qu’il n’y paraît. Il y a quelques jours, le secrétaire adjoint de la CGT-cheminots a dit sur l’antenne de RTL que si le gouvernement faisait au moins un geste sur les propositions formulées de façon unitaire par les syndicats, le mouvement s’adoucira. La CGT, ce n’est pas un syndicat réformiste. Que le secrétaire de la CGT dise cela est révélateur des stratégies syndicales : comme le gouvernement n’a pas voulu concerter – contrairement à ce qu’il dit à l’opinion publique à travers des éléments de langage -, alors les syndicats ont musclé le jeu d’entrée. Pourquoi ? Pour avoir une concertation, pour ne pas dire une négociation, une vraie. L’espoir derrière cela, c’est d’avoir au moins une porte qui s’entrouvre. Est-ce la bonne stratégie ? Je n’en sais rien. Maintenant que les difficultés au quotidien sur le réseau ont atteint leur maximum, que les incidents de Montparnasse ont été bien médiatisés à sens unique, le gouvernement considère que l’opinion publique est prête. « Prête » pour dire que SNCF doit être réformée et que la grève est une « prise d’otage » d’une catégorie professionnelle qui ne voudrait pas se remettre en question. Mais c’est faux : ça fait dix ans que tout est remis en cause à la SNCF et que les cheminots font des efforts. Quels sont les « efforts » qui ont été demandés aux cheminots ? Les effectifs ont été réduits. Les chiffres sont disponibles sur la plateforme opendata de la SNCF. Les changements et restructurations internes se répètent, les réorganisations se suivent, ainsi que les programmes de performance interne. Les managers sont plus accaparés par des tâches administratives et des procédures lourdes que par des efforts pour encourager la production. En gros, depuis plusieurs années, on est dans un mélange de procédures de grandes entreprises publiques, typiques de l’administration, et des demandes de résultat et une communication qui s’apparentent au fonctionnement du privé. Un exemple très simple, c’est la création d’un système de rémunération interne qui rend les choses de plus en plus complexes et tendues. Ce fonctionnement typique du privé, il est ici confronté à toute la réalité d’une entreprise publique, au service des usagers. Imaginons : un agent de maintenance ou travaux est appelé à réparer ou mettre en œuvre un équipement destiné à l’information voyageurs. Cet agent doit justifier tous les mois d’un certain nombre d’heures de travail faites, il a donc un compte interne. Il n’interviendra pas si le demandeur de l’intervention ne lui donne pas des heures. Sauf que des fois certains ont du mal à finir le mois en termes d’interventions sur leur compte : du coup ils présentent au demandeur de l’intervention un chiffrage qui correspond à 3 fois le temps réellement nécessaire à l’exécution de la tache. Sachant qu’en plus les agents de maintenance sont de moins en moins nombreux et que souvent le temps de contractualisation interne est parfois 3 fois plus long que le temps d’intervention, ce n’est pas étonnant qu’on voit de plus en plus souvent des équipements en gare rester en panne plusieurs jours. On a là les prémices d’un argumentaire pour privatiser la maintenance : c’est trop cher et trop long. Le proverbe le dit : pour tuer son chien, il faut l’accuser d’être malade. Le problème est que notre mission est globalement une mission de service public : les gens doivent pouvoir prendre leur train chaque matin dans de bonnes conditions et les employeurs doivent voir leurs salariés arriver à l’heure. C’est l’attente de nos usagers. Mais le message qu’on reçoit au jour le jour, dans nos fonctions, il porte sur les coûts, la rentabilité, pas sur le service à offrir aux usagers ou aux clients de la SNCF. Les gens en perdent leur latin, surtout que l’initiative est de plus en plus réprimée et encadrée par des procédures. Un agent de maintenance peut remettre en service 50 installations en panne dans le mois. Mais s’il le fait alors que rien n’a été contractualisé en interne pour cela, il sera « blâmé », car il n’aura pas justifié ses heures monétairement parlant. Son travail sera invisible en termes comptables. Dans quelles proportions l’entreprise a-t-elle recours à des prestataires, des gens en sous-traitance ? Embaucher un prestataire ou sous-traiter, c’est deux choses différentes. Un prestataire, il vient chez nous, dans nos locaux, et il travaille avec nous comme un cheminot, sauf qu’il n’a pas les avantages sociaux, son contrat est limité dans le temps, et son employeur n’est pas SNCF mais son agence d’intérim ou son entreprise de portage. Ce sont des gens embauchés car l’entreprise ne souhaite pas créer de nouveaux postes avec statut. C’est une façon pour SNCF de gérer sa masse salariale. La sous-traitance, c’est différent : on va prendre une activité de la SNCF, typiquement le nettoyage ou les agents de sécurité dans les gares. La SNCF, au lieu d’avoir des cheminots dédiés au nettoyage va décider de faire un appel d’offre et de donner le marché de nettoyage à une entreprise spécialisée. On est ici dans la sous-traitance. La sous-traitance ou le recours à des prestataires ou intérimaires concerne désormais tous les secteurs de l’entreprise, sauf ceux qui relèvent de l’exploitation ferroviaire pure et dure, ainsi que sa sécurité… Et encore, pour la sécurité, la sous-traitance a commencé dans le cadre des travaux programmés. La sous-traitance a originellement du sens. SNCF n’a pas forcément toutes les ressources nécessaires pour construire une ligne TGV avec ses propres effectifs par exemple. On ne peut pas rénover une gare ou nettoyer 100 rames en une nuit avec seulement des cheminots, il faut être réaliste. Mais le problème est que la sous-traitance se systématise et vise à transformer la SNCF en donneuse d’ordre. De plus en plus, on remplace notre savoir-faire par l’idée de « savoir faire réaliser quelque chose par quelqu’un d’extérieur ». Ça va du nettoyage d’une gare à des travaux lourds, en passant par du développement logiciel ou de l’architecture. Donc dans l’entreprise vous avez des prestataires, des gens en sous-traitance, quels rapports ils ont avec la grève en ce moment ? Les prestataires et les sous-traitants participent à la grève ? Les prestataires observent, notamment car certains se sentent bien chez nous. Spontanément, ils finissent par intégrer l’esprit de famille qui fait un peu la force de l’entreprise, même s’il ne faut pas trop l’idéaliser non plus. S’en dégage un petit sentiment d’appartenance à SNCF. Mais leur contrat de travail n’est pas avec la SNCF, nous ne sommes pas leur employeur, donc ils observent de loin. De notre côté, on n’est pas fous : on ne va pas demander à des prestataires ou des sous-traitants de faire grève avec nous. On n’est pas là pour bousiller la vie des gens en leur disant de rejoindre nos luttes alors qu’ils ne font pas directement partie de l’entreprise même si parfois, ils font partie intégrante de l’économie du ferroviaire ou de celle du secteur des transports. De son côté la sous-traitance fait parfois grève, mais pour des revendications qui lui sont propres. Ça a été notamment le cas il n’y a pas si longtemps dans l’entreprise en charge du nettoyage de la gare de Paris Nord. D’ailleurs, la SNCF qui se targue d’être sociale n’est pas très regardante sur les conditions de travail de ses sous-traitants malgré de belles chartes pleines de vœux pieux signées entre dirigeants de SNCF et ceux des sous-traitants. Les entreprises de nettoyage, ce sont des conditions de travail de merde. Les appels d’offres n’encouragent pas à ce qu’elles soient meilleures, car le but est d’obtenir le prix le plus bas. C’est le fonctionnement du monde d’aujourd’hui : un cahier des charges, une attribution par appel d’offres, généralement au « moins disant » 1, une évaluation des résultats sur la base du cahier des charges, et point barre. Quelle que soit la qualité du service fourni, il faut s’en contenter jusqu’au prochain appel d’offres. Et ça marche bien les grèves de sous-traitants ? Il y a justement eu la grève des nettoyeurs-ses de chez ONET à la SNCF récemment… Ouais à Paris Nord ils ont réussi à avoir deux-trois trucs. Mais tu sais à la SNCF tu as des grèves tout le temps mais en local. Les médias se focalisent sur les mouvements sociaux nationaux, mais il existe énormément de mouvements sociaux locaux à la SNCF. Il y a de véritables incompréhensions entre des directions régionales et leurs équipes. C’est notamment pour cela qu’il y a eu à un moment de très grosses difficultés à Saint-Lazare. Les rapports entre la direction régionales et les équipes étaient devenus délétères. A qui la faute ? A chacun d’en juger. Mais une grève, ce n’est jamais à sens unique, ça implique deux parties, c’est la conséquence d’un problème dans leur relation. Il y a beaucoup de grèves en local, beaucoup plus qu’en national. Pour reprendre le parallèle avec la structuration militaire de l’entreprise dans son organisation territoriale autant que hiérarchique, c’est comme si tu avais la caserne de Martigues qui se révoltait, qui faisait une mutinerie pour un sujet bien précis qui la concerne elle, que ce soit dans son management ou ses conditions de travail. Pendant ce temps- là, le reste de l’entreprise vit sa vie. Les grèves nationales, elles, ont lieu quand c’est l’organisation globale de l’entreprise qui est touchée. Le national, c’est généralement plus une opposition à des décisions politiques qu’à des décisions internes. Est-ce que tu dirais qu’il y a une conscience chez les cheminots de leurs liens avec les autres luttes, par exemple avec celle de l’hôpital, où les problèmes sont les mêmes, où on impose un management sur le modèle du privé, où on réduit les budgets… On sait qu’on est un symbole et qu’on a des maux qui sont partagés par d’autres métiers. Est-ce qu’il y a une volonté de « fraternité » et de « convergence des luttes » ? Moi mon avis perso c’est que dans ce conflit là il ne faut pas qu’il y ait de convergence des luttes avec les autres. Ça ne veut pas dire qu’on ne peut pas manifester ensemble ni se rendre des services. Se rendre des services, ça je le souhaite. Mais il faut qu’on reste dans le débat propre à la SNCF. Si la lutte qui est menée à la SNCF permet d’en motiver d’autres, évidemment, ce sera une victoire. Mais je crois que pour que notre lutte soit crédible, il faut que les questions propres à ce que le gouvernement veut faire de la SNCF soient posées et bien cernées. Si on revendique quelque chose de plus global, cela va se résumer à une opposition politique pure et dure. Or, au sein de l’entreprise, l’enjeu est de reprendre la main sur notre destin, s’affranchir justement du politique ou plutôt de l’idéologie politicienne. Le débat doit être technique. C’est que comme ça qu’on montrera que ce que le gouvernement propose est irréaliste et surtout mauvais pour l’avenir des gens au quotidien. Pour moi, c’est ça le vrai débat : la SNCF, c’est un truc qui est dans la vie des gens au quotidien. Tout le monde ou presque a un avis sur la SNCF et se sent concerné. C’est d’ailleurs pour ça que nos grèves sont beaucoup commentées et si visibles : elles impactent les gens dans leur quotidien. Du coup je pense que le débat doit vraiment porter sur ce qu’est le ferroviaire aujourd’hui et ce qu’il doit être demain. La concurrence est un mensonge. Ce qu’il faut, c’est expliquer pourquoi cette réforme va changer la vie des gens, en mal, et pas que celle des cheminots. Pour cela, c’est à nous, les gens du secteur ferroviaire, de l’expliquer. Il faut qu’on soit appuyés de géographes ou d’économistes, des sociologues, qui expliquent avec nous pourquoi les réformes ferroviaires successives, celles-ci comme les précédentes, ne profiteront pas au voyageur. Et je ne pense pas que la convergence des luttes permette de faire passer ce message dans un premier temps. Pourtant, si j’en appelle aux géographes, économistes, sociologues, tout ça devrait me faire prôner la convergence des luttes. Mais si on noie le problème SNCF au milieu des étudiants, au milieu des revendications anticapitalistes, de revendications médicales, au milieu de revendications sur les migrants mêmes, c’est inaudible pour ceux qui vivent nos grèves au quotidien. Ce ne sont pas les mêmes tenants et aboutissants dans leur quotidien. Et le fait qu’on soit vu comme une « locomotive » du mouvement social, je pense que c’est contre-productif pour nous sur les sujets qu’on a à défendre aujourd’hui. On est dans un moment charnière : celui qui va décider de ce que doit être le ferroviaire en France ses trente prochaines années. Ce débat et cette vision, c’est le gouvernement qui les a confisqués. Notre devoir, c’est de reprendre la main sur ce sujet, dans un pays où le territoire a été aménagé de façon majeure autour du train. Et du coup cette façon de dire « c’est notre manif, c’est les cheminots », c’est ce qui explique que la fonction publique et les cheminots ont défilé séparément ? [le 22 mars] Alors déjà, les cheminots, nous ne sommes pas des fonctionnaires… On fait partie d’une entreprise publique, mais si tu lis bien les statuts de l’entreprise, il s’agit d’un Établissement Public Industriel et Commercial. Du moins pour le moment. On ne fait ni partie de la fonction publique nationale, ni territoriale, ni hospitalière, qui sont les trois seules fonctions publiques statutaires. Je pense que la SNCF et les syndicats, même s’ils veulent ou voulaient vraiment la convergence des luttes, veulent bien faire passer un message : notre sujet, c’est la SNCF. Peut-être que ce qui nous arrive préfigure de tout le reste, c’est sûr même. Mais notre combat, c’est la SNCF. Avec certes un sous-entendu : pour que cela n’arrive pas également aux autres. Ça, c’est des choses qu’on voit aussi dans d’autres secteurs : la grève d’Air France a commencé par exemple le 23 mars, et je crois que l’une des raisons à cela était qu’ils ne voulaient pas commencer le 22 pour se distinguer des autres secteurs en lutte et mettre en avant leurs revendications. Oui c’est un peu particulier aussi. Air France a vécu les changements qu’on essaie de nous imposer. C’était d’ailleurs Jean-Cyril Spinetta à la manœuvre et on peut noter que l’entreprise ne se porte pas mieux depuis. Mais aujourd’hui, chez Air France, ce sont des grèves qui portent sur les salaires. Nous … le truc, c’est qu’on a un peu le cul entre deux chaises. C’est catégoriel, effectivement, parce qu’il y a le problème du statut. Mais le statut, ce n’est pas le débat principal aujourd’hui chez nous. Évidemment, c’est important, et ça l’est encore plus quand on nous stigmatise, comme si c’était la source de tous les maux, mais le point important, c’est le service public et la désorganisation de la boîte depuis plusieurs années. C’est ça le vrai problème en ce moment. L’attaque contre le statut c’est un prélude à ce qui va suivre, et c’est ce qui va suivre le plus gros problème. L’attaque du statut nous a fâchés encore plus, car en plus de vouloir casser la SNCF en mille morceaux, le gouvernement sous-entend que ce serait à cause de nous, les cheminots, que tout va mal. Mais qui est notre actionnaire principal ? L’Etat ? Qui décide la politique des transports dans ce pays ? L’Etat. D’où viennent les dirigeants de SNCF autant que les ministres ? Guillaume Pepy fut un directeur de cabinet important, notamment de Martine Aubry. Florence Parly, ministre des armées, a été une cadre stratégique de SNCF pendant plusieurs années, allez comprendre le lien… Elisabeth Borne, qui a le mérite de connaître l’entreprise, a dirigé sa stratégie pendant plusieurs années, et son directeur de cabinet est l’ancien directeur de Ligne D. Cette porosité entre la SNCF et le pouvoir politique, elle est catastrophique car elle participe à sa désorganisation. C’est quoi que t’appelles désorganisation ? Ça va de petites choses à de grandes choses. D’un côté, ce sont des services qui changent en permanence de nom et de dirigeants, des déménagements, de la communication interne en cascade. De l’autre, ce sont des missions de plus en plus mal définies, des relations avec les régions, qui sont les autorités organisatrices, complexes. Des exigences de personnalités politiques qui sont aussi députés et qui imposent des choses pour valoriser leur territoire au détriment de la logique ferroviaire. Une ingérence permanente qui fait qu’au niveau opérationnel, certains secteurs de l’entreprise sont soumis à du stop and go en permanence. Les décisions mettent des mois à être prises, et ensuite il faut faire le plus vite possible. Des nouvelles procédures émergent constamment, et la moitié d’entre elles sont contredites au bout de quelques mois par de nouvelles. C’est pareil pour les priorités que se fixe l’entreprise. Regardez récemment le gouvernement : le message est qu’il va investir des milliards d’euros sur la maintenance des lignes qui ont été délaissées, que c’en est fini du tout TGV. Et quelques semaines plus tard, Bruno Lemaire annoncent quoi ? Que la SNCF commandera cent TGV neufs à Alstom. C’est à y perdre son latin… On en vient à presque regretter le temps de RFF. En 2014, l’Etat français a décidé de faire revenir RFF dans la SNCF, dette comprise. Mais pour continuer à distinguer l’infrastructure ferroviaire de l’opérateur ferroviaire, ils ont créé une hydre à trois têtes avec le groupe SNCF qui tel un holding chapeaute SNCF Réseau et SNCF Mobilités. Le premier s’occupe de l’infrastructure et en est propriétaire, le second est l’opérateur ferroviaire. Quand vous montez dans un TGV, un TER ou un Transilien, vous êtes dans un train exploité par SNCF Mobilités, même si la rame appartient aux régions pour les TER et Transilien. Ce sont ces trains, qu’ils soient grandes lignes ou lignes régionales, que l’Etat veut mettre en concurrence. Depuis que cette réorganisation est effective, on a perdu nos repères, et on commence à peine à en retrouver, pour travailler entre les deux groupes quand cela est nécessaire au-delà de la production pure qui consiste à gérer les circulations. De l’autre côté, l’entreprise ne jure plus désormais que par la digitalisation et le changement à tout va. Vue de l’intérieur, on a affaire à une direction qui tâtonne en multipliant les restructurations et processus. Plus personne ne sait très bien ce qu’il peut faire ni comment. La plupart des cheminots sont de bonne volonté et sont attachés à ce que les choses marchent, donc ils font avec leurs moyens. Conséquence ? Une vraie perte de sens dans la perception que nous avons de nos métiers au quotidien. C’est pour ça que quand j’entends des hommes politiques ou des dirigeants de l’entreprise dire publiquement que l’entreprise doit être réorganisée, je ne peux que rire : cela fait au moins cinq ans que l’entreprise souffre justement d’un manque de stabilité dû à des réorganisations constantes et souvent contradictoires ! Les cheminots doutent de plus en plus, et le plus révélateur, c’est que des anciens qui étaient à la base des « durs », prêts à faire des grèves longues, sont aujourd’hui résignés et ne font plus grève, ils préfèrent finir leur dernières années de carrière tranquillement, tellement pour eux tout ça n’a plus aucun sens. Ils ont renoncé, ils sont résignés tout simplement au point de ne plus se sentir concernés. Quant à la sous-traitance, elle a été présentée comme la solution à la plupart de nos problèmes, mais en réalité, elle a masqué une désorganisation et une perte de repères par rapport à nos métiers et nos activités. Ce qui me frappe dans ce que tu dis, c’est qu’on réorganise la SNCF sur le modèle du privé, et en fait c’est exactement ce qui se passe dans les hôpitaux aussi, depuis une vingtaine d’années. Les services sont mis en concurrence, les hôpitaux doivent se financer sur les marchés alors qu’avant c’était inconcevable, ils doivent gérer leur déficit. Il y a une parenté entre ce que tu racontes, et ce qui se passe dans les hôpitaux, mais aussi dans l’enseignement supérieur par exemple. Cette tendance-là elle continue de se creuser d’année en année. Si la réforme de la SNCF ne passe pas cette année à cause du mouvement social, elle passera sûrement dans les années suivantes ou se fera petit à petit. Qu’est-ce qu’on peut attendre d’un mouvement social qui se cantonnerait à la SNCF et qui ne viserait que cette loi-là ? Si le mouvement social réussit pour la SNCF, je pense que le seul avantage hors SNCF et transport public, ça sera que le gouvernement sera en difficulté et aura beaucoup de mal à négocier sur les prochains sujets. C’est d’ailleurs pour ça qu’il parie sur une grève impopulaire. Mais ce que j’espère, c’est que les mouvements sociaux arriveront à prouver que dans un pays développé, tout ne peut pas être abordé uniquement sous l’angle comptable. C’est le cas pour la santé ou l’éducation. Et vue la façon dont la France a été aménagée ces soixante-dix dernières années, c’est aussi le cas pour le ferroviaire. Les choix d’aménagements du territoire ont pris le parti pris d’un système ferroviaire au service du public, bien avant d’être un opérateur de voyages grandes distances. Le service public, c’est aussi des bénéfices indirects. Des citoyens bien soignés et en meilleure santé, c’est moins d’absentéisme au boulot, c’est moins de frais de santé, car moins de complications, etc. Une jeunesse instruite, c’est plus d’intelligence et de création, plus d’innovation, plus de débrouillards, moins de délinquance et plus de gens prêts à défendre des projets et des idées. Eh bien, un transport public fiable, c’est des communes qui peuvent se développer, des entreprises qui peuvent acheminer leurs salariés, donc des lieux géographiques où toute une activité se développe autour de ces mouvements pendulaires de population. Il y a un réel gain indirect à travers les services publics. Mais personne n’en parle jamais. Aujourd’hui, ça devrait être ça la réalité de cette lutte : les entreprises privées qui trônent au milieu de La Défense, à La Plaine St Denis ou dans le quartier Bibliothèque François Mitterrand profitent de ces infrastructures de transport. Les gens profitent de la mobilité également, c’est utile à leur vie et ça a un impact économique. Le problème, c’est que tout ça ne rentre pas directement dans la case « produit » d’un bilan comptable. Or dans le monde d’aujourd’hui, ce qui ne peut pas être directement chiffré sans les symboles – ou + devant , c’est mal vu, pour ne pas dire dangereux… C’est vrai quand même que c’est un peu décevant : tu dis toi-même que les cheminots se mobilisent presque plus sur le fait que la réorganisation libérale de la boîte c’est du n’importe quoi, que pour leur statut. Pourtant, on présente généralement leur bataille comme une bataille « égoïste » pour leur statut, et très peu sous le prisme de cette réorganisation, dont personne n’entend jamais parler. Je ne sais pas pourquoi personne m’en parle, c’est pour ça aussi que j’ai accepté cet entretien. Les syndicats, sans leur jeter la pierre, ils en parlent mais à travers des mots accessibles, très simples. Le mot service public est un mantra, mais il faut illustrer et développer cette idée pour qu’elle retrouve son sens auprès des gens. Mais comment tu veux développer en 5 minutes à la télé ce que je suis en train de vous développer ici de façon fouillis et avec beaucoup de difficultés pendant deux heures ? Et en face, plus un service public fonctionne mal, plus c’est facile de valider dans la tête des usagers sa suppression, en mettant en avant la concurrence : « au moins si ça fonctionne mal, vous pourrez vous tourner vers quelqu’un d’autre ». Sauf que pour le ferroviaire, ça ne tient pas car économiquement, c’est une infrastructure qui n’est jamais rentable tant elle est lourde. Mais bon, quand vous voulez tuer votre chien, encore une fois le meilleur plan c’est de dire qu’il a la rage… Après évidemment que le statut on y est attachés, je ne vais pas faire l’hypocrite ou le chevalier blanc en faisant comme si le statut n’était qu’un petit détail auquel on est prêt à renoncer. Mais il y a tellement de mensonges qui sont faits sur le statut. On n’est franchement pas des privilégies, si ce n’est qu’on est globalement protégé du licenciement économique. Qui s’en plaindra ? Des libéraux qui te diront que le statut allié à l’impossibilité de licenciement économique empêche la SNCF de gérer sa masse salariale ? Moi ça me semble plutôt bien qu’il existe encore des structures où la variable d’ajustement n’est pas que l’humain. Ça n’a de toute façon pas empêché la SNCF de réduire drastiquement le nombre de cheminots depuis vingt ans en ne compensant pas les départs à la retraite. Et un débat sur les évolutions de carrière, réclamé de mille vœux dans l’entreprise, permettrait peut-être aussi de refixer les règles du jeu de la masse salariale. De toute façon, tout ça n’a pas empêché la SNCF de ne pas renouveler environ dix mille postes au statut ces dix dernières années, soit environ 7% de l’effectif. Et ça va continuer. Le nombre de cheminots a drastiquement diminué depuis plusieurs années, c’est factuel, tout est ici : https://ressources.data.sncf.com/explore/dataset/effectifs-disponibles-sncf-depuis-1851/ Mais alors qu’est-ce qu’il y a à attendre de la grève ? Même si la réforme actuelle est repoussée temporairement, c’est une question de vitesse, de toute façon, la SNCF va vers la privatisation, non ? C’est ce que semble indiquer la marche du monde. Mais ce qu’il faut comprendre c’est que le ferroviaire est comme la santé : déficitaire par nature, c’est ce que je disais plus tôt. Structurellement, on est déficitaire. Mais la dette est un choix politique, un choix de gouvernement. Moi je veux bien qu’on redresse la dette de l’infrastructure ferroviaire, en faisant payer des péages super chers aux opérateurs ferroviaires par exemple. Sauf que ça va impacter le prix du billet. À l’exception de quelques liaisons TGV commerciales, tout le secteur ferroviaire est subventionné. Par les régions notamment. En ouvrant à la concurrence, on va demander aux régions de subventionner le service d’entreprises privées maintenant ? On le fait déjà pour des usines qui menacent de quitter des territoires. Que se passe-t-il finalement ? Ces usines, après avoir profité de subventions, finissent toujours par partir. Ou alors on va se diriger vers le modèle qui a cours dans certaines régions d’Allemagne ou chez des opérateurs de bus ou de tramway en France : créer des sociétés dites mixtes, mélangeant capitaux publics et privés. Il y a enfin le modèle anglais, celui qui consiste à rendre inaccessible le ferroviaire avec des abonnements Navigo qui coûteraient plusieurs centaines d’euros et que seuls des grands cadres pourront se payer. Le prix des péages fixé par le gestionnaire d’infrastructure, la partie SNCF qui restera publique et qui est naturellement déficitaire, fixera cela. Si c’est le prix à payer pour préserver l’infrastructure sans subvention, moi je veux bien, mais les gens qui prennent le train à Saint Lazare ou le RER tous les jours et qui n’auront pas les moyens de payer plus d’un certain prix pour un ticket ou un abonnement, ils ne vont pas s’évaporer. Si le Navigo double ou triple de prix, ils iront ailleurs, c’est-à-dire sur le réseau routier. Si on veut du ferroviaire privatisé et non subventionné, il va peut-être être temps de couler du béton et du bitume pour fabriquer quelques autoroutes urbaines en plus sur Paris alors. Or j’ai cru comprendre que ce n’était pas trop la tendance depuis le Grenelle de l’Environnement et la COP 21. D’un côté, tu dis que les gens détestent leur travail, que tout part à vau-l’eau, et de l’autre côté, qu’il y a un espoir de défendre le service public, comme si c’était quelque chose qui était encore d’actualité… Enfin, « n’aiment plus leur travail »… Je suis sévère. C’est plutôt qu’ils n’aiment plus la façon dont ils sont poussés à le faire. Les gens qui travaillent à la SNCF aiment le ferroviaire, c’est la façon dont il est dirigé et organisé qu’ils commencent à détester. On est conscient qu’il y a des choses qui vont pas. La plupart d’entre nous viennent au boulot en train, donc les conditions de transport, les retards, etc. on est tout aussi au courant que les usagers. Mais on vit l’entreprise en interne et force est de constater que ça ne nous convient plus, surtout après des années d’effort. Alors réaliser une réforme décidée par des politiques qui ont fait la pluie et le beau temps sur notre activité depuis trente ans, qui ont prêché pour le tout TGV et nous dégomment dès qu’il y a une panne sur le réseau régional ? C’est non. Suivre un rapport écrit par Jean-Cyril Spinetta qui est quand même le mec qui a déglingué Air France, et où les grèves ne sont pas moins rares qu’avant ? C’est non. On veut faire notre travail, pas qu’on nous dise qu’on est des nantis qui seraient la cause du problème, ni entendre que la concurrence résoudra tous les problèmes. D’ailleurs, sur les liaisons TGV, la SNCF a déjà organisé sa propre concurrence et s’il y a bien un endroit où la concurrence ne nous fait pas peur, c’est là. On aimerait vraiment que ce soit nous qui « réformions » la SNCF, les cheminots en activité ou retraité, avec les usagers, des géographes, des sociologues, qui proposions quelque chose. On est aux premières loges pour avoir le bon diagnostic. Mais nous ne décidons rien, nous subissons des absurdités qui se répercutent sur nos voyageurs. Dans quelle mesure on pourrait du coup penser non pas une convergence, mais des aides réciproques avec, admettons, le personnel hospitalier qui vient soutenir une grève SNCF en disant « On est tous SNCF » avec l’idée que ça pourrait ensuite déterminer les cheminots à venir manifester dans un hôpital en disant « Tous hospitaliers » ? Moi je pense que ce qu’on devrait faire, c’est au lieu de converger dans des AG et des cortèges, c’est procéder à des trocs de savoir-faire. Si on pouvait transporter massivement et gratuitement des manifestants les jours de grève, ce serait bien. Si les infirmières et infirmiers pouvaient venir en manif pour faire les médics, ce serait bien. Si les cheminots allaient dans les établissements scolaires pour raconter leur métier, leur histoire, comment fonctionne le chemin de fer et comment il fonctionnera, ce serait bien. Moi c’est plus à ça que je crois qu’une convergence des luttes du genre « formons une seule mêlée et marchons sur la gueule des CRS et du pouvoir en place ». Mon idéal il est plutôt là : se montrer concrètement que sans l’autre, on est moins bien et qu’avec l’autre on est meilleur. Être utile aux autres dans la lutte plutôt que de prétendre savoir ce qui est bon pour eux. La SNCF c’est un capital commun, c’est comme les hôpitaux et l’éducation, ça nous concerne tous… Comment tu vois le futur dans la SNCF ? Précarisation des employés ou maintien de garanties malgré la privatisation/libéralisation ? La précarisation existe déjà avec la sous-traitance, on en parlait tout à l’heure. Quand tu tues 10 000 postes en 10 ans et, si je ne dis pas de conneries, 60 000 en 20 ans, ce n’est pas 60 000 poste de branleurs qu’on a trouvés d’un coup. C’est des postes qui n’ont pas été remplacés, point. On est moins alors que le trafic ferroviaire augmente, l’activité du secteur aussi. Évidemment, il y a aussi le progrès technique qui a supprimé des postes, mais avec tous les travaux qui sont engagés et ceux à venir avec les J.O et le Grand Paris… A notre place, il y a des sous-traitants, avec moins de droits sociaux. Après il y a 2 choses : la sécurité et les choix politiques. Côté sécurité : est-ce que le gouvernement, la direction de la SNCF sont prêts à revoir à la baisse la sécurité des voyageurs pour la rentabilité du système ? Aujourd’hui cette question est taboue, mais elle est au centre des préoccupations et débats internes à l’entreprise. En réalité il y a déjà des contraintes de sécurité liées au mauvais état du réseau. Il y a des lignes où la vitesse des trains est limitée sur certaines portions car la voie est tellement fatiguée que le train est obligé de ralentir pour rester en sécurité. Que les voyageurs se rassurent, la France est l’un des pays au monde où le train est le plus sûr. Pour preuve, des mesures comme celles que je viens de décrire sont prises pour leur sécurité. Ce n’est d’ailleurs pas un scoop, en cherchant un peu, c’est une information qui a été expliquée au public suite à l’accident de Brétigny. Par contre, une mesure comme une limitation temporaire de vitesse, ce n’est pas sans impact sur la qualité de service : trajet plus long, du coup la capacité de la ligne est réduite, etc. Alors dans un pays réputé pour son réseau de chemin de fer hors normes, la vraie question est pourquoi et comment en est-on arrivé là ? Ma conviction, c’est que la réponse est évidemment liée à un choix économique : le surinvestissement dans le TGV s’est fait au détriment du reste du réseau ferroviaire français Après, il y a aussi le projet politique, au sens de comment on veut aménager l’espace en France et selon quel projet économique : qu’est-ce qu’on veut faire ? Si on préfère continuer à construire des tours à la Défense alors que les réseaux ferroviaires et routiers qui assurent la desserte ce quartier sont déjà saturés, que voulez-vous que je vous dise ? Cet aspect concentrationnaire de l’économie, il est aussi géographique, pas seulement économique. Quelle personnalité politique lutte contre cette concentration de l’espace ? Pourtant, entre Paris et La Défense, l’espace urbain est trop contraint pour augmenter notre capacité, il n’y a pas besoin d’être un expert pour comprendre cela. Quelle solution restait-il pour augmenter la capacité ? Celle qui a été adoptée pour le prolongement du RER E vers La Défense : creuser sous terre. Parfait, mais c’est nettement plus cher que poser des voies en surface. Et plus on dessert un endroit, plus il est attractif et fréquenté, c’est automatique. Alors pourquoi continue-t-on de concentrer la plupart des grandes tours de bureau aux mêmes endroits de la région parisienne, qui sont des endroits où tous les réseaux de transports sont saturés ? A chaque nouveau projet d’aménagement du territoire, il y a des aberrations de ce genre. Regardez le nouveau palais de Justice à Paris. Ils attendent environ 9 000 personnes par jour. Seule desserte hors voiture à ce jour ? La ligne 13 ou la station Pont Cardinet avec un certain temps de marche…. La start-up nation, c’est bien beau, mais si on continue à commettre les mêmes erreurs, on pourra ubériser tout ce qu’on veut, digitaliser tout ce que l’on souhaite et promouvoir le télétravail, si les voies ferrées sont toutes pleines, si le périphérique est bouché et si les bus sont coincés dans les embouteillages parce que tout le monde va travailler à la même heure au même endroit, il ne faudra pas demander à la SNCF l’impossible. Tu dirais que Macron veut détruire la SCNF ? Je pense surtout que Macron et une grande partie des hommes politiques français sont aujourd’hui des gens qui sont incapables de concevoir qu’une entreprise qui perd de l’argent peut en faire gagner à l’économie, y compris privée. Je ne pense pas qu’il y ait une idée consciente, un plan pour dire : on va tuer la SNCF. Ce n’est pas ça. Mais ils n’imaginent pas une boite qui perd de l’argent. Donc pour eux, un service public qui n’est pas rentable, il doit disparaître ou être réduit au strict minimum. Leurs mots préférés sont « optimiser » et « gérer. » Après il y a un autre point sur lequel on se défend vraiment mal, surtout face au gouvernement, c’est la concurrence. Généralement on entend du gouvernement, sur les réseaux sociaux et autres « vivement la concurrence qu’on puisse choisir d’autres trains que la SNCF ». Sauf que ce que les gens n’ont pas compris, c’est que la concurrence dans leur vie quotidienne, c’est-à-dire celle de leur trajet pour aller travailler ne se traduira que par un appel d’offres des régions, qui sont les autorités organisatrices des transports, du genre « le RER D c’est tant de trains par jour avec telles horaires. Et il y aura 10 entreprises qui vont proposer un projet. Le meilleur projet gagnera l’appel d’offre » Les gens sont persuadés que la concurrence signifie qu’ils arriveront sur le quai et qu’ils auront le choix entre plusieurs trains de marques différentes. Mais hormis pour les trains grandes lignes, dans la majorité des cas ce sera une boite nommée pour 4 ou 5 ans. La concurrence se fait juste sur l’appel d’offre. Donc une fois qu’on a signé pour 5 ans, on ne peut pas revenir en arrière si on préférait avant. La concurrence de délégation de service publique, elle a été testée récemment dans un autre secteur : Vélib. Regarde les résultats pour l’usager. Et pourtant, JC Decaux n’est pas l’entreprise la plus exemplaire du monde. Le cassage du statut est lié à l’ouverture à la concurrence : il s’agit de dire que les salariés de la SNCF doivent pouvoir être transférés vers l’entreprise qui gagne l’appel d’offres. L’habileté c’est de dire que les nouveaux embauchés seront sous contrat privé pour permettre ces transferts de personnels. Quant aux anciens, pas de soucis, on aura un « sac à dos social » pour reprendre l’expression. Ce sac à dos, c’est l’idée que l’on conserverait nos droits liés au statut même si une entreprise privée remporte l’exploitation d’une ligne et donc remplace la SNCF. On serait reversé dans les effectifs de cette entreprise, mais on garderait le statut. Je trouve déjà cette mutation forcée, au desiderata du pouvoir politique, assez insupportable. Mais l’image du « sac à dos social », c’est encore pire, du Macron tout craché. On dirait qu’on est dans le guide du routard, avec son fondateur et son sac sur le dos dessiné sur chaque couverture. Ici, il serait habillé en cheminot. C’est tout de même incroyable et pourtant personne ne tique : c’est l’État et les Régions qui vont décider de faire des appels d’offres pour faire de la concurrence, et nous, alors que nous sommes des salariés d’une entreprise publique qui avons rien demandé, on sera mutés de force dans des entreprises privés sur demande de l’État ? On se marche sur la tête. Que l’État et les régions assument : qu’ils nous fassent rentrer dans la fonction publique territoriale et nationale. Les rames du TER appartiennent aux régions. Pourquoi les conducteurs et les contrôleurs ne leur appartiendraient pas aussi après tout ? Ce sont eux qui par leurs décisions vont générer le report vers le privé. Et encore pire, pour ce qui est de ce fameux sac à dos social, tu crois que les entreprises privées vont vouloir payer les yeux fermés nos droits sociaux liés au statut ? Après ils n’ont pas forcément le choix de leur politique, on n’est plus dans les 30 glorieuses, et il y a toute l’histoire de la dette… Mais attend tous les députés ont chialé au point qu’on a construit la gare TGV Haute Picardie à quasi égale distance de Lille et Amiens pour ménager la chèvre et le choux afin de trancher des conflits d’influence régionale entre les deux villes. Cette gare est surnommée la gare des betteraves parce qu’elle est au milieu des champs alors que tout l’intérêt du train est de créer des dessertes au cœur des métropoles… Tous les députés ont voulu leur desserte TGV pour dire « oui nous on aura le TGV dans notre ville ». Et ce sont les mêmes qui viennent dire « la dette, la SNCF, les privilégiés et compagnie ». C’est eux qui font l’aménagement du territoire, ce n’est pas les cheminots, et c’est là tout le problème. Tout est polarisé entre les enjeux politiques locaux et nationaux. Si c’était aux cheminots de faire l’aménagement du territoire, on dirait par exemple aux politiques d’arrêter de donner des permis de construire pour des tours à la Défense ou d’y aller mollo sur Saint Denis qui va bientôt être saturé en termes de desserte. A : Tu penses que c’est vain de vouloir réellement connecter les foyers de luttes ? Z : Vain ? Non, il faut tenter ! Moi je n’y crois pas, mais je pense qu’il faut tout tenter. Il n’y a rien à perdre à approcher des collègues, comme vous le faites aujourd’hui avec moi. Après, la grande différence entre les étudiants et les autres, c’est le projet de vie. Quand tu penses carrière, tu y réfléchis à deux fois, car faire la grève à la SNCF, c’est moins anodin que ce que les gens pensent. Et alors, quand tu as des enfants, ça change toute ta perception. Tu es hanté par le risque de précarité. Dès que tu as des gosses, tu as beau vouloir un monde meilleur pour eux, ce qui t’intéresse avant tout, c’est le présent de tes enfants. Du coup, tu n’as plus la même façon de te battre, parfois même tu n’as plus les mêmes idées politiques. Ce que les organisations syndicales de la SNCF veulent, c’est ce que soit le bordel partout en même temps, mais que chacun fasse son bordel. Plus les fronts se multiplieront, plus l’État aura du mal à faire face au nôtre. Il y a toujours cette croyance en les cortèges massifs, les grandes manifestations et les longues grèves, qui entre parenthèses n’amusent personne y compris ceux qui les font. L’idée de convergence comme vous la défendez, elle existe dans l’entreprise, mais elle est assez morcelée et se heurte vite aux priorités de chaque lutte. J’ai milité un peu, en électron libre dans ma vie. Il m’est arrivé deux ou trois trucs « marrants », y compris pour défendre mes propres intérêts et ceux de certains collègues dans le cadre du travail avant que je sois embauché à la SNCF. Mais il y a quelques mois je me suis engagé dans une association caritative. Cette association, elle est toute petite et ce qu’elle fait est minuscule au regard du chemin que nos bénéficiaires ont à parcourir. Malgré tout, en quelques mois, j’ai l’impression d’avoir fait plus de choses utiles avec cette association que j’ai pu en faire à travers des échanges politiques ou idéologiques durant toute ma vie. C’est quand même dingue : à l’origine, tu croyais possible de refaire le monde, au final, tu donnes de ton temps pour que des gens ne sombrent pas face à un monde de plus en plus sélectif et dingue. Notes
1. ↑ En droit administratif, le moins-disant (ou la moins-disante) est l’individu (ou l’entreprise) qui fait l’offre la moins chère lors d’une adjudication. 2. ↑ Le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) est, en France, une institution représentative du personnel au sein de l’entreprise ou de l’administration.