L’offensive turque au Rojava : un décryptage
Ces derniers jours, l’actualité a été marquée par les progrès de l’armée turque, libre d’agir après le retrait américain, contre les Kurdes. La situation, déjà compliquée, est allée en se complexifiant alors que les logiques de guerre se font sentir et que les jeux d’alliance bougent . Il n’est pas facile de se faire un avis sur la question, comme en témoigne la lourde opposition entre deux positions que l’on peut retrouver ici et là. Nous publions ici, comme matériau supplémentaire pour qui voudrait se faire une idée, la transcription très condensée d’une émission de la série Sortir du capitalisme sur la question.
Contenu : un décryptage et une contextualisation de l’offensive de l’armée turque et de ses supplétifs syriens en cours au Kurdistan syrien (Rojava), avec notamment une analyse du comportement, des réalisations et des alliances géopolitiques du PYD-PKK depuis 2011 et au-delà – un entretien radiophonique avec VP, co-auteur d’un article à ce sujet paru sur Agitations autonomes et sur Lundi matin.
L’offensive turque, prolongement d’une longue histoire d’oppression nationaliste des Kurdes
Évidemment, cette intervention s’inscrit dans la politique de l’État turc à l’égard du peuple kurde. Si on l’analyse de manière un peu rapide, on peut évidemment se dire que c’est lié à la manière dont le nationalisme turc s’est construit en opposition aux différentes minorités, notamment les Arméniens et les Kurdes, depuis l’existence de l’État turc, c’est-à-dire à peu près un siècle.
Un objectif : mettre fin à l’auto-administration kurde au Rojava
C’est l’autonomie du Rojava qui est en train d’être détruite en ce moment. En 2011, le PKK n’avait pas participé à l’insurrection syrienne contre Assad. Il avait plutôt négocié avec Assad le fait d’administrer ces territoires du Rojava, en échange du fait que le PKK interdise les manifs contre le régime – on y reviendra. Dans le contexte de fin de guerre actuel, le PKK espérait pouvoir défendre l’auto-administration qu’il avait mise en place. Il avait formé 30 000 gardes-frontières pour espérer sécuriser son territoire, et c’est tout cela qui se fait détruire par l’armée turque. On se dirige donc vers une fin de guerre caractérisée, d’une part, par une reprise en main d’un certain nombre de régions par le régime, qui profite de la défaite du PYD/PKK et de l’opposition syrienne, et, d’autre part, la Russie et la Turquie qui défendent leurs zones d’influence en partageant différents territoires.
Le passage d’une partie des rebelles syriens au service de l’armée turque, produit de l’écrasement militaire de l’insurrection syrienne
Maintenant que Daech est vaincu, et que l’insurrection syrienne est aussi vaincue, il semble qu’on assiste à une sorte de partage du territoire entre les différents acteurs régionaux. Les États-Unis, maintenant qu’ils ont vaincu l’État islamique, lâchent complètement leur allié kurde. La Turquie, quant à elle, a profité de la défaite de l’insurrection syrienne pour la mettre à son service. Les différentes brigades de l’Armée Syrienne Libre, qui ont été défaites face au régime syrien et à ses alliés russe et iranien, ont dû petit à petit négocier ou accepter des trêves. Dans ce contexte-là, la Turquie a souvent joué la carte de l’échange : les milices, elles, acceptent la trêve et le départ des troupes de l’opposition, qui devaient rendre les villes reprises à l’armée syrienne suite à des semaines de bombardement et de massacres ; et en échange ces milices obtiennent de l’argent, des armes, et se font exfiltrer par la Turquie. Ces brigades sont issues de la révolution syrienne, l’Armée Syrienne Libre, qui a été créée en 2011/2012 pour protéger la révolution syrienne. Elles regroupaient à la fois des civils qui décidaient de s’armer contre les massacres du régime, contre les snipers qui tiraient sur les manifs, etc., et des déserteurs de l’armée syrienne qui avaient refusé de tirer sur les manifs et qui avaient donc dû fuir avec leurs armes, et se constituer en bataillons pour survivre. Petit à petit, dans un contexte de défaite de l’insurrection syrienne, au bout de sept ans de militarisation du conflit et d’influence des différents acteurs régionaux, la Turquie a réussi à transformer une partie de ces bataillons en un ensemble de mercenaires qui n’ont plus grand chose à voir avec le souffle révolutionnaire qui avait eu lieu en 2011.
Le PYD-PKK, son comportement, ses réalisations et ses alliances géopolitiques depuis 2011 et au-delà : une controverse
Il faut bien distinguer les Kurdes dans toute leur diversité sociale et politique du PYD puisqu’évidemment la société kurde, c’est un truisme de le dire, est traversée par différentes tendances politiques, et des contradictions de classe, de genre, etc. Si le PYD peut avoir une certaine légitimité dans l’auto-défense du droit à l’auto-détermination du peuple kurde, on voit bien que, surtout à partir de 2015-2016, il sort complètement de son rôle, notamment quand il va commencer à conquérir des zones qui sont majoritairement arabes et participer non plus passivement mais activement à la défaite du soulèvement.
La Coalition nationale syrienne et son refus de l’autonomie kurde, une erreur lourde de conséquences
Évidemment les torts sont partagés. Il y a eu également un certain nombre d’erreurs stratégiques et politiques de la part de l’insurrection syrienne depuis 2011, sans doute du fait du nationalisme arabe et d’une méfiance vis-à-vis des Kurdes, méfiance qui s’est manifesté au début à cause du jeu trouble du PYD, même si elle n’a pas vraiment de fondement au-delà puisqu’il y a quand même une partie des Kurdes qui soutenaient la Révolution. Au fur à mesure du temps, les méfiances et tensions deviennent de plus en plus compréhensibles, tout comme, d’ailleurs, se comprend la méfiance du PYD vis-à-vis de l’opposition syrienne à partir du moment où une partie de celle-ci se rallie aux Turcs.
L’intervention occidentale en Syrie contre Daech : une si bonne chose ?
L’intervention qui a eu lieu, ça a été celle contre Daech. Dans la manière dont elle a été menée, elle a quand même favorisé un retour du régime en affaiblissant un ensemble plus large de l’opposition, sans oublier qu’elle a quand même entraîné la mort de milliers de civils par les bombardements sur les zones habitées.
L’anti-impérialisme des imbéciles : campisme, ethnocentrisme, idéalisation exotique et indifférence au sort du peuple syrien
On voit finalement à quel point la lecture majoritaire dans la gauche et l’extrême gauche française est extrêmement problématique. On y trouve d’une part ce que Leila Al-Shami a appelé, dans son livre Burning Country, l’anti-impérialisme des imbéciles, c’est-à-dire une position qui consiste à soutenir un impérialisme, celui de l’axe Russie-Iran, contre un autre – et encore pas tout à fait parce que pour combattre Daech, l’impérialisme américain a été parfaitement soutenu. C’est ce qu’on peut appeler le campisme : prendre, dans un jeu géopolitique complexe, position de manière inconditionnelle pour un camp. Or, comme le disait très bien un révolutionnaire kurde cité dans Burning Country, c’est évident que l’on peut soutenir le peuple kurde, notamment à travers un soutien matériel et concret au PYD, mais il faut que ça reste un soutien critique (lui insiste bien là-dessus) et pas aveugle à tout ce que le PYD a eu de problématique et son effet poudre aux yeux.
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