Situation

Notre médecine oublie de prendre soin

Ce texte a été initialement rédigé par une amie, alors étudiante en médecine en 3ème année, dans le cadre d’un mémoire en psychologie médicale. Il présente un cas clinique qui a fortement marqué cette amie, puis son analyse à travers des textes de psychologie médicale. La lecture en est poignante et révélatrice. Nous avons fait quelques coupes pour le rendre plus lisible.

Il y aurait énormément à en dire, aussi bien du point de vue de la dégradation des pratiques de soin à l’hôpital, que du travail de discipline psychologique auquel sont voués les médecins en formation pour s’y adapter. Mais nous n’avons pas voulu dénaturer par le commentaire un propos qui nous semble se suffire pour faire sentir ces choses-là.

Il s’agit du premier cas clinique difficile auquel j’ai été confrontée, lors de mes tout premiers pas à l’hôpital. Il a suscité en moi de nombreuses interrogations concernant la médecine et a grandement remis en question mon choix d’études. C’est le cas clinique que j’évoque à chaque fois que l’on me pose la question “quel est le cas clinique vous ayant le plus marqué à l’hôpital ?”. C’est la première image que j’ai eue de la relation entre le patient et le personnel soignant en général (médecin, infirmier, aide-soignant).

Mon stage infirmier1 s’est déroulé dans un service d’Hématologie. Je travaillais dans une toute petite unité ne comptant que huit patients. J’y ai rencontré Mme D, 60 ans. En phase terminale d’une leucémie aigüe, un cancer de la moelle osseuse qui se traduit par un dysfonctionnement grave du système immunitaire et/ou du système sanguin, Mme D était condamnée à mourir. Ils avaient tout essayé pour elle. Le traitement ultime fut une allo-greffe de moelle osseuse, qui n’a pas fonctionné et a de plus provoqué chez elle une GVH (maladie du greffon contre l’hôte) très grave2.

Les conséquences de cette GVH furent dramatiques. En seulement un mois, son état s’est très rapidement dégradé, sur les plans digestif, cutané et neurologique. Mais le plus grave fut sans doute cette encéphalopathie ; les infirmières disaient d’elle qu’elle avait “perdu la tête”.

Ma première rencontre avec elle fut assez singulière. J’ai entendu ses cris dès mes premiers pas dans l’unité. Elle n’a fait que hurler toute la matinée. Pour la faire taire, on lui prescrivait des calmants.

J’avais beaucoup de peine pour Mme D. Elle était dans un état physique déplorable, ayant perdu toute forme d’autonomie, allongée toute la journée et alimentée par voie parentérale. Elle gémissait de douleur mais, étant incapable de parler, ne pouvait même pas s’en plaindre oralement. Ses problèmes digestifs avaient provoqué chez elle un ictère très prononcé, qui jaunissait sa peau, et un méléna3 abondant, dont l’odeur avait rapidement fait le tour de l’unité.

L’équipe médicale semblait usée. J’ai eu l’impression qu’elle ne se limitait qu’aux “gestes médicaux”, et rien de plus. Les infirmières et aide-soignantes semblaient insensibles et ne manifestaient aucune émotion. Le médecin prenait un air grave devant la famille, mais une fois seul avec son interne, riait et parlait de ses vacances. Mme D. souffrait et allait mourir dans cette souffrance, et ça n’avait l’air d’atteindre personne.

J’ai eu beaucoup de peine pour cette femme, je lui consacrais beaucoup de temps et d’énergie. Je lui tenais la main, je lui parlais aussi beaucoup. J’ai fait tout mon possible pour la soulager et qu’elle se sente un peu moins seule. De toute façon, c’était le seul réconfort que je pouvais lui apporter.

On a chargé les aide-soignantes de réintroduire peu à peu l’alimentation par voie orale, en essayant de lui faire manger des compotes. Mais sans que l’on ne comprenne vraiment pourquoi, elle arrivait à peine à ouvrir la bouche. L’une des aides soignantes s’est quand même décidée à aller voir cela de plus près.

C’était tout simplement horrible. Encore aujourd’hui, les mots me manquent pour décrire l’état de sa bouche. Sale, pleine de croutes, de pus et de sang. Les muqueuses semblaient avoir cicatrisé et recicatrisé plusieurs fois, si bien que sa langue semblait avoir adhéré à son palais. Je me rappelle l’aide-soignante, aussi choquée que moi, qui m’a alors dit “mon dieu, ça doit faire plus d’un mois qu’ils ont oublié les soins de bouche”. Avec une grande difficulté, elle enleva le plus de résidus possible. Des larmes de douleur coulaient sur les joues de la patiente. Je lui tenais la main, et pleurais moi aussi.

Le reste de l’équipe soignante a été informé et des soins de bouches quotidiens furent alors instaurés. Mais je n’arrivais pas à pardonner cet oubli, cette négligence. Profondément choquée, j’en parlais autour de moi, aux infirmières et aux aides soignantes. Ca n’a pas semblé les atteindre outre-mesure. J’ai alors eu l’idée d’écrire une lettre à la direction de l’hôpital, elles m’en ont dissuadé…

Tous les jours, je rendais visite à Mme D. Je suis resté parfois plus d’une heure dans sa chambre; et le soir en rentrant je pensais encore à elle. Elle s’affaiblissait de jour en jour. Elle est décédée dix jours plus tard. J’ai pleuré. Les infirmières m’ont vu et m’ont dit presque sur un ton de moquerie “si tu pleures juste pour ça, tu ne vas pas tenir en médecine”.

J’étais dégoutée de cette médecine qui, selon moi, n’a pas pas su rendre la fin de la vie de cette dame moins douloureuse et plus digne, qui l’a oubliée et négligée. Le terme “soigner” avait perdu pour moi tout son sens. Je me rappelle m’être dit “si c’est ça la médecine, alors ce n’est pour moi”.


Tous mes idéaux sur la médecine et les médecins se sont effondrés. Ce stage a vraiment tout remis en question. M’étais-je trompée sur ma vision de la médecine ? Etais-je faite pour ce métier ? Ces interrogations m’ont poursuivi toute ma deuxième année. Ce sont ces questions et réponses que je vais essayer de formaliser dans la partie qui suit. Je m’appuierai sur les expériences ayant suivi ce premier cas clinique, les cours de psychologie médicale, ainsi que sur les échanges avec les intervenants lors des enseignements dirigés. Je citerai également des auteurs comme Michael Balint (Le métier de comprendre autrui) et Lucien Israël (Relation médecin-malade).

Il est évident pour moi aujourd’hui que la médecine ne se limite pas qu’à des traitements et gestes médicaux. Je suis passée dans d’autres services, comme en gériatrie à l’hôpital Chenevier, et j’ai eu l’occasion de rencontrer des médecins et des internes, qui, en plus d’être très compétents, étaient également très humains. Cela se retrouve dans les demandes du malade, qui d’après la psychologie médicale, ne veut pas juste “être soigné” mais également que l’on “prenne soin de lui”.

D’après Georges Canguilhem, “il est impossible d’annuler dans l’objectivité du savoir médical la subjectivité de l’expérience vécue du malade”. La médecine rencontre donc la subjectivité du malade, subjectivité à laquelle le médecin doit répondre avec empathie. C’est ce que voudrait la théorie. Mais dans la pratique malheureusement, on a des cas comme celui de Mme D, où la subjectivité de la patiente n’a pas été prise en compte, en raison notamment de son incapacité à communiquer, mais également selon moi d’un manque d’empathie de la part des soignants.

De manière générale, j’ai remarqué que l’aspect “psychologique” de la prise en charge des patients était absente en médecine. J’ai l’impression que certains pensent encore que psychologie et médecine sont deux disciplines parfaitement distinctes. J’ai souvent entendu des médecins déclarer “je ne suis pas psychologue moi, je suis juste médecin”. D’ailleurs, j’ai remarqué que les psychologues eux-même viennent souvent à manquer quand on en cherche un à l’hôpital.

D’après Lucien Israël, “la technicité de la médecine réduit la rencontre malade-médecin […] à un inventaire de performances objectives des fonctions biologiques essentielles.” Le traitement de la GVH de Mme D était très lourd. C’est probablement cela qui a causé l’oubli des soins de bouches, soins de “confort” ne s’inscrivant pas spécifiquement ni prioritairement dans le traitement de la GVH (mais plutôt dans une démarche palliative qui n’a malheureusement pas été adoptée).

Ces tâches difficiles étaient presque devenues mécaniques, engendrant alors une distance entre les soignants et la patiente. Mais un travail difficile et méticuleux justifie-t-il une perte d’empathie du soignant ? Lucien Israël dit que “l’identification au malade […] est particulièrement pénible car elle amène […] à se reconnaître dans un homme souffrant, infirme, menacé. On comprend dès lors le souci de […] se protéger contre cette image de soi que pourrait offrir le malade et de le tenir à distance derrière des écrans radiologiques, des écrans du savoir, etc.”

On en tire la conclusion suivante : le service d’hématologie est un service difficile, les pathologies y sont très graves, les traitements très lourds. Les soignants se seraient sans doute inconsciemment installés dans une routine professionnelle les aidant à “tenir le coup” émotionnellement. En cours de psychologie médicale, on nous a parlé d’une perte progressive d’empathie au cours des études de santé, due d’une part aux expériences émotionnelles difficilement vécues, et d’autre part à des critères négatifs de la qualité de vie (surmenage, manque de sommeil, etc.).

Je l’ai moi-même ressenti dans mes stages suivants ; au bout de plusieurs semaines, on est fatalement un peu usé émotionnellement et physiquement, si bien que l’on se contente parfois de faire ce que l’on nous demande, sans y mettre forcément du sien. Le tout est d’avoir conscience de ce risque et de faire tout notre possible pour ne pas perdre complètement notre empathie, malgré les difficultés auxquelles le métier de soignant nous soumet.

Notes   [ + ]

1. Les étudiant-es en médecine font un stage avec les infirmier-es une fois qu’i-els ont réussi le concours de première année (PACES).
2. Le but d’une allogreffe est de remplacer la moelle d’un.e patient.e malade par celle d’un-e donneur-se sain-e. La réaction du greffon contre l’hôte (GVH) survient lorsque les cellules souches saines du donneur, qu’on appelle greffon, ont une réaction immunitaire contre les cellules du receveur, appelé hôte. Les cellules du greffon considèrent les cellules de l’hôte comme des étrangères et commencent à les détruire. Les lymphocytes T du donneur attaquent les tissus et les organes du receveur.
3. Méléna : selles pathologiques malodorantes.

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