Matériaux

A qui revient la politique ? – Ebauche pour une étude de l’engagement

Pourquoi faisons-nous de la politique ? La question semble essentielle si nous souhaitons, individuellement ou collectivement, nous donner une direction pour nos actions. Le problème du parti à prendre devrait toujours être secondaire. Elle n’est pourtant pas sans danger et risquerait de dissoudre notre joli bouclier en langue de bois. Alors soit, prenons le risque.

Séparation

Il semblera étrange que notre première question soit une question qui paraît si annexe aujourd’hui : qu’est-ce que « faire de la politique » ? Mais nous sommes convaincus qu’elle est au contraire primordiale. On nous encombre de distinctions : la politique, le politique, la consommation équitable, l’engagement à temps plein et à temps partiel, l’abstentionniste, le citoyen, le syndicaliste, l’autonome, etc. et cela ne semble servir qu’un objectif: il s’agit de séparer la politique de la vie réelle. C’est la raison pour laquelle on s’embarrasse peu de la question de l’engagement. On aurait peur de devoir lever les masques et de découvrir que la politique, ou l’engagement -peu importe le terme utilisé- n’est rien du tout ou à l’inverse bien plus.

Nous ne souhaitons pas la mort de la sociologie ou de la statistique. Nous cherchons plutôt à interroger le fond impensé des études de sociologie politique. Nous sommes en effet convaincus qu’une étude de ce type ne peut naître ex nihilo et qu’elle se produit à partir et à travers des catégories et des normes déjà en place. Si nous sommes critiques, ce n’est alors pas pour détruire ces disciplines mais pour proposer des directions et pour poser des questions. Cette remarque étant faite, nous devons remarquer que le plupart des études qui traitent de la signification de la politique pour des individus partent du postulat selon lequel la politique est séparée de la vie réelle ou,au mieux, un aspect de cette vie réelle.

Ce qu’on devrait comprendre de l’engagement politique, c’est qu’il serait séparé ou subordonné à la vie. Nous voterions pour tel ou tel bord politique, nous nous engagerions dans tel ou tel syndicat, nous participerions à telle ou telle manifestation selon nos conditions de vie ou notre origine sociale. Alors peu importe en réalité que Pierre Gattaz ou Henri de Castries (ex-patron d’Axa) soutiennent l’ancien candidat Fillon du fait de leurs intérêts économiques ou de leur origine sociale. Quel que soit le modèle utilisé, il y a la vie puis la politique. L’idée convoyée, et elle est idoine à la représentation dominante de la politique, est que nous faisons de la politique par infusion. Nos conditions sociales sont comme un sachet de thé qui colorerait de bleu ou de rouge notre engagement.

Engagement

Loin de nous la volonté de critiquer ces modèles d’interprétation. Les liens entre l’engagement politique et l’origine sociale sont bien évidemment réels. Cependant, nous souhaitons nous situer sur un autre plan. Des exceptions au modèle écologique du vote ou à celui de l’électeur rationnel existent. La statistique ne peut pas tout dire, ni tout expliquer. Elle ne parviendra jamais à expliquer pourquoi des gens sont prêts à se prendre des coups en manifestant, ni pourquoi d’autres pleurent le soir d’une élection. Ce qu’elle oublie, c’est précisément ce à quoi nous essayons de répondre : pourquoi faisons-nous de la politique ? Qu’est-ce que c’est s’engager pour nous ? Qu’est-ce que signifie la politique si ce n’est pas simplement une statistique mais également un espoir, un affect ou une envie ?

Nous partirons alors d’une expérience qui échappe à ce que nous avons appelé l’infusion politique. Il est sans aucun doute également possible de ne pas attendre mais de se lancer à corps perdu dans la politique, c’est ce que nous appellerons la « précipitation politique ». Ce terme rend à merveille la double détermination de ce mode d’engagement : vitesse et agglutination. Celui qui se précipite en politique entre dans une dynamique affective qui s’auto-entretient. Il est pris dans un processus qui se renforce au fur et à mesure qu’il assimile divers éléments auparavant extérieurs. Pour l’enragé, par exemple, tout devient synonyme de lutte. Pour le manifestant qui manifeste, tout est interprété et vécu au travers de catégories politiques. De cette manière, la politique prend le pas sur l’existence du militant. Autrement dit, c’est tout son monde qui se transforme. Quelque chose se précipite et, désormais, il y aura quelque chose qui restera toujours en travers de la gorge. Ce quelque chose, nous en parlerons a posteriori comme d’une claque : « ça m’a ouvert les yeux ! »

Nous soutenons que nous sommes tous, à un moment ou à un autre, précipités en politique. Simplement, le crac ne trouve parfois pas de résonance et le bruit se perd. Tous nous avons cependant déjà entendu un cri de détresse et nous avons vibré avec lui. C’est ce que nous appelons pitié. Mais le plus souvent nous nous méprenons sur son sens. Nous n’avons pas pitié d’autrui parce qu’il manque de quelque chose, parce qu’il est moins « heureux » que nous. Cela, nous devrions le croire, et autrui devrait alors nous servir de repoussoir. « Dites donc, qu’est-ce que nous sommes heureux en France ! Regardez la Syrie… », et à voix basse, la main devant la bouche : « Vive la démocratie libérale ! »

Non, nous ne sommes pas des homo oeconomicus qui jugeons du bonheur de chacun quant à son pouvoir d’achat. Nous ne pensons pas que nous devrions avoir pitié des syriens parce que leur pouvoir de consommation est plus faible que le nôtre. Nietzsche a déjà dénoncé cette pitié dévoyée dans son Zarathoustra1. La pitié, si elle est bien comprise, ne veut pas dire tristesse. Au contraire, nous devons répondre aux devins de pacotille et aux prophètes de misère : « Non ! Non ! Trois fois non, je sais cela bien mieux que toi ! Il y a encore des Îles Bienheureuses ! » La véritable pitié signifie espoir d’un bonheur commun. Si nous avons pitié face aux syriens, c’est parce que nous savons que nous appartenons au même monde qu’eux et qu’un monde meilleur est possible. Nous savons que le bonheur existe et nous voulons nous y rendre ensemble. Voilà pourquoi nous nous précipitons en politique.

Conjonction

La précipitation en politique doit donc être comprise comme pitié. Un jour, un cri de détresse nous parvient et nous n’y reconnaissons ni un autre, ni un adversaire, nous n’y découvrons pas une trace indélébile de misère sur notre monde, mais nous y devinons nous-mêmes. En d’autres termes, nous entrevoyons dans ce cri de détresse notre commune identité avec autrui. Communauté des larmes ou de la souffrance. Il faut alors faire deux remarques. D’abord, quand nous disons « un jour », cela veut aussi bien dire « toujours ». En fait, un cri de détresse bourdonne depuis toujours dans nos oreilles. Seulement, nous sommes durs d’oreille et nous l’entendons distinctement seulement par moments. Notre seconde remarque concernera la dimension proprement politique de la pitié. Car il ne faut pas en rester à cette communauté virtuelle, il s’agit de la rendre réelle.

Ces deux remarques fondent l’ensemble de notre propos. Ce que nous démontrons, c’est que la politique n’est pas une annexe de la vie mais qu’elle est dans la vie même. La pitié est en effet, en tant qu’ouverture sur autrui toujours déjà ouverte, ou plus simplement en tant que rapport authentique virtuel avec autrui, constitutive de notre rapport au monde et donc de notre existence. Or, puisque cette situation existentielle est aussi le crac qui nous précipite en politique, nous devons souligner la dimension intrinsèquement existentielle de notre engagement politique ou, ce qui revient au même, le caractère politique de notre existence.

Nous revendiquons en ce sens le droit à la politique. Nous devons nous battre pour nous l’approprier et pour la partager puisqu’elle est sans ambiguïté la nôtre. La politique est dans notre vie, elle est nôtre. Voilà la démocratie. Il ne s’agit pas seulement d’aller déposer tous les cinq ans un bulletin dans une urne, ceci n’est qu’une fable et un artifice. La démocratie devrait permettre à chacun de s’approprier son existence et de s’ouvrir à l’humanité, au lieu de quoi elle nous est confisquée. Guy Debord montrait déjà que la politique spectaculaire s’appuyait sur la séparation pour nous priver de nos possibilités authentiques d’existence 2. Notre diagnostic sur notre époque n’est pas plus optimiste. Pour autant des possibilités existent et se produisent chaque jour. Le candidat Mélenchon n’avait pas tout à fait tort quand il comptait mettre « L’avenir en commun ». Il se méprenait peut-être seulement sur ce qu’il appelait la politique et sur ce qu’il mettait ainsi réellement en commun. D’une autre manière, dans les manifestations, sur les places de résistance ou chez des amis, de nouvelles donnes politiques émergent. Il nous faut contribuer et continuer. Notre analyse sera ainsi également un appel : approprions-nous la politique, elle nous revient.

Notes   [ + ]

1. « Le cri de détresse », Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzsche.
2. « Le spectacle est le discours ininterrompu que l’ordre présent tient sur lui-même, son monologue élogieux. C’est l’auto-portrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. L’apparence fétichiste de pure objectivité dans les relations spectaculaires cache leur caractère de relation entre hommes et entre classes : une seconde nature paraît dominer notre environnement de ses lois fatales. », La société du spectacle, Thèse 24.

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